Il est trop tard pour regretter l’intervention américaine de 2003, à l’origine de ce gâchis. Le mieux aurait été de laisser la responsabilité du traitement de ce phénomène aux puissances régionales, mais celles-ci ont montré dans cette crise une irresponsabilité gravissime, en particulier l’Arabie saoudite et la Turquie – cette dernière, obsédée par les Kurdes, étant l’alliée objective de l’EI et le cachant à peine.
La situation, à présent, ne ressemble plus à l’équation afghane, mais à l’équation malienne. Une opération militaire en coalition serait désormais justifiée avec les Russes, les Iraniens, y compris peut-être au sol. Cet engagement militaire temporellement limité n’aurait de sens qu’en visant, non pas une « démocratisation » coercitive externe (contrairement à ce qui a été fait et a échoué en Afghanistan après 2004, en Irak en 2003, en Libye en 2011), mais plus modestement un déverrouillage politique, qui ouvrirait sur un remodelage des frontières du Moyen-Orient, une fois levée l’hypothèque militaire de l’État islamique.
Cette transgression du tabou frontalier apporterait une réponse politique au problème sunnite mésopotamien, qui investirait d’autres formes de représentation que l’EI. L’occasion pourrait être saisie de faire droit aux minorités religieuses : la constitution éventuelle de « réduits » territoriaux leur permettrait d’espérer un avenir autonome sans être obligées de choisir entre l’émigration et le massacre. Cette politique, pour avoir un sens, gagnerait à être accompagnée d’un avertissement très clair aux Turcs, qui jouent double jeu, et aux pays du Golfe, qui propagent un islam bloqué sur le VIIe siècle, finançant les imams les plus haineux de l’Europe à l’Afrique, en passant par le Moyen-Orient.
Aucune option n’apparaît in fine idéale. Toutes comportent des risques. Mais si rien n’est tenté pour mettre en accord nos intérêts, nos opérations militaires, nos alliances et notre diplomatie, les répercussions démographiques, religieuses et politiques du déséquilibre structurel moyen-oriental sur son voisinage européen risquent de nous entraîner nous-mêmes dans une régression xénophobe et obsidionale génératrice de #violence interne, que personne n’arrêtera.
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En conclusion, le tragique de la situation est là : nous parlons de « guerre » par défaut, sans prendre garde au poids de ce mot, en espérant que les verbes « exterminer », « détruire », « riposter » nous empêcheront de répondre à la question de notre identité stratégique, qui nous terrifie par ce qu’elle implique. Nous montrons ainsi que nous ne savons plus ce que sont, non seulement la guerre (en tant que phénomène de lutte violente entre acteurs politiques), mais également la stratégie (qui donne un sens dialectique à ce phénomène de lutte). Le « #management » et la « #gouvernance » nous ont rendus sourds et aveugles au monde qui nous entoure.
Le choix se réduit désormais à une alternative : soit nous acceptons de dire qui nous sommes, et nous contrôlerons la guerre en lui donnant les limites définies et raisonnées de nos intérêts propres. Soit nous acceptons que ce soit la « guerre » qui nous définisse. Dans ce cas, elle finira par nous contrôler. Alors, les logiques de fragmentation l’emporteront sur les logiques de cohésion, et ce ne sont pas les soldes qui sauveront notre paix civile.