Si on était bon perdant, on trouverait au moins deux raisons de se réjouir de l’acceptation de l’initiative de l’UDC contre l’immigration de masse. La première, c’est que ses partisans sont contre le bétonnage du pays, contre la mondialisation de l’économie et contre la démesure. De quoi en faire des adeptes de la décroissance et des amis de Franz Weber. La deuxième raison, c’est que le peuple, par son vote, a réussi à abolir d’un seul coup l’infâme discrimination à l’encontre des migrants non européens, les damnés des deuxième ou troisième cercles. Tous jouent maintenant dans la même ligue. Mais voilà !... Je suis mauvaise perdante. Alors autant avouer tout de suite la profondeur abyssale de ma consternation.
D’ailleurs, ce que je viens d’écrire n’est même pas vrai : après comme avant, l’UDC et ses supporters sont contre l’aménagement du territoire, contre les mesures d’encouragement à la construction de logements, contre les investissements ferroviaires. Quant à la discrimination à l’égard des migrants, elle est dorénavant totale, en vertu de la « préférence nationale ». Qu’ils viennent d’Europe ou du reste du monde, ils sont désormais réduits à l’état de quotas, de listes, de formulaires, de contingents, de forces de travail, si possible sans conjoint, sans enfants, sans famille. Rien d’humain : une valeur d’usage, une monnaie d’échange. L’UDC veut protéger les travailleurs contre les étrangers, mais pas contre les patrons qui les exploitent : pas de salaire minimum, pas de protection contre les licenciements, pas de sécurité de l’emploi, pas de limite aux salaires indécents des managers.
Un retour à la Suisse des années 1970 et de James Schwarzenbach ? C’est pire ! A l’époque, les réfugiés et les requérants d’asile n’étaient pas comptés dans les contingents. Désormais, on ajoute une discrimination à la discrimination, un degré dans l’utilitarisme et la gestion de la marchandise humaine. Dans la probable foire d’empoigne de la course aux permis, les personnes à protéger, cyniquement considérées comme improductives, risquent fort de passer à la trappe.
Quelques politiciens s’appliquent maintenant à rassurer. Les partis de droite se font fort de trouver des accommodements. Le président du PDC, Christophe Darbellay, appelle à une « union sacrée » pour sauver les bilatérales. Des farfelus proposent que Christophe Blocher ou Ueli Maurer aillent négocier à Bruxelles. Derrière ces béats, une bande de béni-oui-oui, prêts à toutes les compromissions, s’engouffrent dans la brèche, pratiquant avec zèle la méthode Coué pour se persuader que tout restera comme avant. Pendant la campagne, ils n’ont rien voulu voir du malaise des catégories sociales les plus précarisées du pays, et maintenant, ils se bouchent les yeux sur les bouleversements prévisibles.
Au contraire, dans les gazettes, les commentaires d’après vote se focalisent sur les angoisses de l’économie et des europhiles. Ce n’est pas cela qui me traumatise. Mon tourment, c’est le sort futur des migrants, le climat de xénophobie, la montée de la peur de l’autre, l’incitation à la détestation des soi-disant élites et de la classe politique. Sans compter l’effet de la victoire de l’UDC sur la montée en force des extrêmes droites européennes. Partout, on cherche des coupables : le Conseil fédéral, Economiesuisse, les partis bourgeois, Micheline Calmy-Rey, Johann Schneider-Ammann. Ce dernier s’est trouvé si opportunément déstabilisé par ses optimisations fiscales qu’on se demande si ce n’est pas encore un coup de Christophe Blocher, comme pour Philippe Hildebrand à la BNS. Plus simplement, je dis que le malheur nous vient de l’UDC et de sa stratégie irresponsable du bouc émissaire. Et ce n’est pas près de s’arrêter. Ce parti a plongé le pays dans l’incertitude et il a bien l’intention de l’enfoncer jusqu’au cou. Il a déjà annoncé la couleur : il veut la primauté du droit suisse sur le droit international, afin de se soustraire à la convention européenne des droits humains (CEDH) ; il réclame des expulsions facilitées, une limitation draconienne du regroupement familial, des critères d’intégration auxquels peu de Suisses pourraient satisfaire. Désormais les misères du monde, les catastrophes et les guerres seront contingentées plus sévèrement que les emplois dans l’industrie…
Oui, la déception est immense. Le pays se ratatine dans son enclos, on respire mal, on rêve d’un ailleurs. « Que le dernier à quitter le pays éteigne la lumière », titrait un journal du dimanche, aujourd’hui disparu, au lendemain d’une votation populaire aussi catastrophique que celle-ci.