Sur le mouvement des #Gilets_jaunes - Temps critiques
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La perte de légitimité de l’État-nation
2 À partir de la fin des années 1970, les restructurations industrielles et le processus de globalisation/ mondialisation s’enclenchent alors, dans ce qui n’est pas pour nous une contre-révolution (il n’y a pas vraiment eu révolution), mais une révolution du capital. Elle s’initie puis prospère sur les limites du dernier cycle de lutte de classes et épuise la dynamique historique de l’égalité portée par l’idéologie universaliste de la première bourgeoisie soutenue par la classe ouvrière au sein de l’État-nation. Désormais l’équité remplace l’égalité, la lutte contre les discriminations remplace la lutte contre les inégalités
3 Des formes précapitalistes de rapports sociaux subordonnés réémergent alors : les relations sociales (« le piston »), l’hérédité sociale, reprennent de l’importance à l’intérieur même du processus démocratique comme le montre la situation dans l’éducation où de plus en plus d’élèves entrent dans le cycle supérieur sans que le pourcentage d’enfants d’ouvriers s’élèvent pour autant ; comme le montre aussi une augmentation des taxes qui, dans le système redistributif français où 50 % de la population ne paie pas d’impôt sur le revenu, est la façon la plus directe de faire contribuer les pauvres, comme sous l’Ancien régime finalement. Toutes ces mesures sont à la racine de la révolte fiscale actuelle. C’est d’autant plus injuste que contrairement à ce qui se dit souvent sur la part respective de chacun à la pollution, ce ne sont pas les moins aisés qui pollueraient le plus (on accuse l’automobile et le diesel), mais les plus riches. Tout cela est posé en termes individuels comme si cela était du ressort de chacun et non pas du rapport social capitaliste dans son ensemble.
4 D’après des statistiques3 récentes, un cadre supérieur sera beaucoup plus pollueur et aura une empreinte carbone supérieure (à cause surtout de ses loisirs supérieurs et des dépenses en essence bien supérieures, en valeur absolue, à un ouvrier ou une aide-soignante, mais sa dépense en essence représentera une part proportionnelle bien moins importante de son budget en valeur relative. Statistiquement en France, les 10 % les plus riches émettent quatre fois plus d’empreinte carbone que les 50 % les plus pauvres donc chaque foyer des 10 % des plus riches émettent vingt fois plus que les plus pauvres alors que le mode de vie des plus riches (avions, grosses voitures, 4x4) est non seulement préservé, mais en voie de démocratisation avec crédit et voyages low cost4. Ces données s’inscrivent en faux contre l’image donnée des Gilets jaunes comme de gros beaufs pollueurs. Certes, ils accordent sûrement moins d’attention idéologique à l’écologie que les cadres ou professions intellectuelles, mais leurs pratiques sont moins contradictoires que les leurs.
5 L’augmentation de la CSG avait déjà eu cet effet de taxation de tous (pauvres comme retraités), mais comme toutes les taxes, elle est proportionnelle et non pas progressive avec donc elle n’a aucun caractère redistributif, bien au contraire puisque certaines taxes touchent des produits qui représentent une plus grande part du budget des familles en difficulté que des familles riches (c’est par exemple le cas de la TVA). Il ne faut donc pas s’étonner de voir des petits retraités dont beaucoup vivent mal le paiement de la CSG, être très actifs sur les barrages, d’autant qu’ils ont le temps disponible pour eux. C’est donc la fonction sociale de l’impôt qui est remise en question du fait du sentiment de déclin des services publics de proximité au profit de leur contractualisation (prestations-clients, numérisation) particulièrement évidente en ce qui concerne la SNCF, ce qui produit une réaction individuelle face à l’impôt faisant la balance entre ce qui est payé et ce qui est reçu. Toute solidarité, même abstraite, s’efface devant des réflexes individualistes qui se porteront facilement vers et sur des boucs émissaires.
6 Si toute augmentation des prix sur des produits de consommation courante a tendance à plus toucher les ménages à petit budget, les individus réagissent en général moins à ces mouvements de prix qui leur apparaissent comme quasi naturels, au moins dans les pays capitalistes développés. Néanmoins, de plus en plus de prix leur apparaissent comme des prix artificiels soit parce qu’ils sont administrés par l’État et subis comme des prix politiques entraînant une augmentation des dépenses contraintes, soit comme des prix de monopole imposés par les firmes multinationales et la grande distribution. Mais, hormis dans les DOM-TOM et encore aujourd’hui à la Réunion, ces prix sont rarement attaqués de front dans des émeutes populaires qui existent pourtant dans les pays pauvres (Tunisie, Égypte). Il n’y a pas d’émeutes de la faim dans des pays comme la France et la lutte contre les prix s’avère indirecte dans le cadre d’une lutte contre les augmentations de taxes qui apparaissent souvent incompréhensibles, du moins en France, vu le principe de non-affectation. Il n’en faut donc pas plus pour que les Gilets jaunes et leurs soutiens refusent une taxation soi-disant « verte » qui en fait renfloue la caisse globale de l’État qui ensuite seulement procède aux arbitrages budgétaires5. Question sociale et question environnementale restent donc séparées, même si elles sont reconnues comme légitimes, car beaucoup de présents sur les barrages ou dans les manifestations refusent l’image de « beauf » qui leur a été collée et qu’ils ressentent comme un mépris de caste si ce n’est de classe. Il n’empêche que la phrase énoncée dans les rassemblements : « Les élites parlent de la fin du monde quand nous parlons de fin du mois » est peut être la plus forte entendue parce qu’elle consacre cette tension.
7 La révolte contre l’impôt ou les taxes ne peut donc être assimilée au refus pur et simple exprimé par de nombreuses couches supérieures, professions libérales et autres petits patrons croulant sous les charges sociales.
8 D’où aussi des contestations contre les nouveaux « privilèges », et contre la paupérisation de la vie quotidienne. Un autre argument joue en faveur de cette thèse d’un soulèvement du peuple fédéré : la carte des révoltes et des soulèvements des Fédérés de l’été 17936 correspond assez bien à la carte des régions où les blocages et les actions des Gilets jaunes sont les plus forts. Mais, là encore, la spécificité de l’État français et de son centralisme qui perdure malgré la crise générale de la forme État-nation, empêche cette révolte de suivre la tentation italienne ou espagnole de l’autonomie (Padanie) ou de l’indépendance (Catalogne) ou encore de la sécession européenne comme avec le Brexit7. Il n’empêche que le redéploiement de l’État-nation en État-réseau ne se fait pas d’un coup de baguette magique. La contradiction entre le verticalisme centraliste de ce qui perdure d’État-nation dans la gestion des rapports sociaux se heurte à la forme décentralisée que prend l’aménagement des territoires. Une forme qui privilégie le développement des métropoles au détriment des villes petites et moyennes qui se trouvent dans le dilemme insoluble d’avoir à prendre plus de choses en charge avec moins de moyens. D’où le mouvement de démissions des maires qui se produit aujourd’hui et un sentiment de solde pour tout compte qui fait resurgir un « Peuple » qui n’a pas attendu Marine Le Pen où Mélenchon et leur notion de « peuple central » pour être affirmé. Une notion qu’on retrouvait déjà chez Arlette Laguiller dont on se moquait de la formule plus populaire que prolétarienne : « travailleuses, travailleurs, on vous exploite, on vous spolie8 » et qui semble assez proche de la perception actuelle de beaucoup de manifestants qui ont à la fois l’impression d’être exploités (chômage, CDD, allongement des temps de transport) et spoliés par des taxes qui portent en soi l’injustice dans la mesure où elles touchent proportionnellement davantage les pauvres que les riches. C’est parce qu’ils sont arrivés à une grande connaissance intuitive de cette situation d’exploitation (qui ne passe pas par la case « conscience de classe ») que la radicalisation du mécontentement n’épouse pas les formes d’organisation traditionnelles (par exemple syndicales) et diffère dans sa composition sociale. Mais pourquoi s’en étonner quand les restructurations du capital ont liquidé les anciennes forteresses ouvrières et qu’on est bien loin de l’époque où dominait la figure de l’ouvrier-masse de Renault ou de Fiat. L’ouvrier de petite entreprise, du bâtiment, des services, l’employé du Mac Do trouvent à cette occasion un lieu d’expression de la révolte qui a du mal a existé sur des lieux de travail fracturés où les collectifs de travail peinent à s’agréger. L’ancrage local des points de fixation renforce cette possibilité de rassemblement, hors des cadres structurés et institutionnalisés. Cette connaissance intuitive s’appuie sur le fait que la croissance des revenus en valeur absolue qui apparaît dans les statistiques et qui est répercutée par les médias entre en contradiction avec une baisse du pouvoir d’achat à cause de l’augmentation des dépenses contraintes (charges fixes). Mais cette connaissance intuitive n’est pas sans matérialité objective. En effet, si ce sont les habitants des régions rurales et périurbaines qui ont tendance à manifester c’est aussi en rapport avec un budget dédié à la « cohésion territoriale » qui vient d’être amputé de 1,4 Mds d’euros.
9 Il y a conjonction entre trois éléments, un « ça suffit » qui ne vise pas seulement Macron, comme avec le « Dix ans ça suffit » contre de Gaulle, en Mai-68, mais l’ensemble du corps politique ; une exigence d’égalité, de justice et de fraternité, même si on ne sait pas bien jusqu’où s’étend cette dernière, devant des rapports sociaux dont la dureté ne semble plus compensée par les acquis sociaux des années 1960-1970 et l’air de grande liberté (“libération”) qui l’accompagnait ; enfin des conditions matérielles de vie souvent difficiles eu égard aux standards en cours dans une société capitaliste avancée.
La soudaineté de l’événement
10 Ce mouvement échappe aussi aux divers corporatismes qui ont pu être à la base d’autres mouvements plus anciens souvent désignés comme « inclassables » comme l’était celui de Poujade (rattaché aux commerçants et artisans avec l’UDCA9). La preuve en est qu’alors que les syndicats de taxis et des transports routiers (FNTR) restent à l’écart ou même condamnent le mouvement (la FNTR demande au gouvernement de dégager les routes !) puisque ce sont des organisations qui ont négocié et obtenu quelques avantages, de nombreux routiers et des chauffeurs Uber sont aperçus sur les blocages. Les routiers jouant d’ailleurs souvent au « bloqué-bloqueur » et conseillant parfois les novices du blocage à déterminer les bons objectifs comme les dépôts d’essence (cf. Feyzin dans le Rhône, Fos-sur-Mer ou Brest). De la même façon, certains s’aperçoivent que les blocages des grands axes ont des répercussions sur l’approvisionnement en pièces pour les grandes entreprises qui sous-traitent au maximum. Ainsi, l’usine Peugeot de Montbéliard s’est retrouvée momentanément à l’arrêt.
11 On assiste bien là à un surgissement événementiel qui se situe en dehors des habituelles convergences ou appels à convergence des luttes sociales traditionnelles, parce qu’il pose, dans l’immédiateté de son expression directe sa capacité à faire rassemblement10 en mêlant à la fois le caractère « bon enfant » et une grande détermination. Il faut dire que beaucoup de manifestants en sont à leur première manifestation. Ils s’étonnent, naïvement de l’écart entre les engagements formels à participer qui pleuvent sur les réseaux sociaux et le nombre relativement restreint des présents sur les barrages et aux manifestations. Le fait de les interroger sur leur absence ou indifférence aux manifestations de ces dernières années les interloquent, mais ne les agacent pas tant ils ont l’impression d’un dévoilement soudain, d’être à l’origine de quelque chose de nouveau. Certains ressentent bien la contradiction entre d’un côté le fait de rester calme et en même temps la nécessité de rester décidés et déterminés dans une ambiance qui ne peut tourner qu’à la confrontation (deux morts, 500 blessés, dont une vingtaine de graves, y compris chez un commandant de police11) si ce n’est à l’affrontement violent (le 24 novembre à Paris). Il s’en suit un changement de position progressif vis-à-vis des forces de l’ordre qui passe parfois de la compréhension mutuelle à l’invective renforcée par le fait que le mouvement ne cherche pas d’abord et avant tout à négocier et ne déclare pas ses points de blocage, qu’il développe des moyens de communication par réseau et des moyens d’action qui sont plus ceux des associations que des groupes politiques ou syndicats (les « flashmob12 », par exemple). De la même façon qu’une ligne de partage de classe ne parcourt pas le mouvement (nous y reviendrons), les tenants de la ligne amis/ennemis, comme ceux de la ligne droite/gauche en seront pour leur frais. Certains s’essaient à des variantes comme « la France d’en bas contre la France d’en haut » ou, plus original, comme D. Cormand, secrétaire national d’Europe-écologie-les-Verts qui retient la séparation entre ceux qui craignent la fin du monde et ceux qui craignent la fin du mois13 ou une délocalisation et le chômage comme les salariés de Renault-Maubeuge qui ont eu le gilet jaune facile avant l’action du samedi 17 car l’exemple ne vient évidemment pas d’en haut, bien au contraire. La communication gouvernementale, particulièrement maladroite parce que peu au fait des stratégies politiques s’avère particulièrement contre-productive. Les phrases macroniennes sur le fait de n’avoir qu’à traverser la rue pour trouver du travail ont fait plus pour réintégrer les chômeurs dans la communauté virtuelle du travail que tout populisme de gauche. De même la phrase de certains élus de la majorité sur les Gilets jaunes « de la clope et du diesel » a exprimé au grand jour que la cigarette n’était pas, pour l’État et le pouvoir une question de santé publique, mais de santé morale dans le monde aseptisé dont ils rêvent14.
La tarte à la crème de l’interprétation en termes de classes moyennes
12 On ne sait pas encore si c’est « l’insurrection qui vient », mais comme dit Patrick Cingolani dans Libération du 21 novembre 2018, on a déjà « un peuple qui vient ». Il est toujours difficile de savoir ce qu’est « le peuple », mais concept mis à part, faut-il encore que ce « peuple » ne soit pas celui constitué autour de l’identité nationale, fut-elle de gauche qui clôturerait le choix entre populisme de droite et populisme de gauche, mais un « peuple » qui se constituerait dans le mouvement en dépassant la coexistence de différentes luttes et dans une sorte de coextension.