- Les intellectuels - de tous bords – sont issus de la bourgeoisie. Leurs travaux, leurs discours ne sont-ils pas, finalement, conformes aux intérêts des classes dirigeantes ?
Quand je lis un auteur comme Jacques Rancière, par exemple, et que je constate que tout son discours depuis 40 ans se résume – que dit-il d’autre ? Rien ! – à une exaltation populiste d’une sorte de savoir politique, culturel, scientifique… spontané de la classe ouvrière, de compétence égale de tous avec tous, je ressens de la colère et du dégoût… Car c’est ignorer délibérément les inégalités réelles, et les effets de la dépossession culturelle, c’est ignorer le fonctionnement du système scolaire, c’est ignorer comment se forment et comment se transforment les opinions politiques, etc. Et c’est même empêcher de poser tous ces problèmes ! Quand il ose affirmer qu’essayer d’analyser les inégalités (notamment scolaires), comme l’a fait Pierre Bourdieu, aboutirait à figer les gens dans cette inégalité et à les priver de leur liberté, de leur mobilité, je trouve ce genre de propos vraiment grotesques et même indécents (pour rester poli). Il est un cas typique du penseur bourgeois qui se penche de haut sur le peuple, qu’il ne rencontre jamais ailleurs que dans des livres du XIXe siècle… et qui fantasme sur les gens qu’il ne connaît pas (n’est-ce pas ce « savoir spontané » des classes populaires qui les conduit, par exemple, à l’auto-élimination scolaire que j’ai évoquée plus haut, et que Rancière croit sans doute être une invention de sociologues, si toutefois il en a entendu parler). Postuler une égalité principielle de tous avec tous, comme il le fait, c’est refuser de voir ce qu’est l’inégalité dans la réalité, ses mécanismes de fonctionnement et de perpétuation, et aussi ses effets dans les modes de pensée et d’agir, dans le rapport à la politique, dans les vies.... C’est donc tout simplement ratifier et reconduire l’inégalité à partir d’une position idéaliste qui n’a que l’apparence de la radicalité politique mais qui en est tout le contraire. Je sais que c’est payant : on l’applaudit partout, car cette façon de fantasmer le peuple est largement partagée dans les milieux intellectuels. Mais cela n’en est que plus révoltant, car ce genre de discours empêche de comprendre les inégalités telles qu’elles sont, et donc de les combattre. Cela conforte l’ordre établi.
Pour reprendre le modèle qu’affectionne Rancière et qui découle logiquement de sa perspective de maître ignorant du monde social, celui du tirage au sort dans la Grèce antique, je dois dire que je ne voudrais pas que ma mère soit tirée au sort pour gouverner la Cité, sinon cela donnerait l’application du programme du Front National : rétablissement de la peine de mort, expulsion des immigrés, durcissement des politiques pénales, sortie des enfants du système scolaire à quatorze ans… Par conséquent, il convient d’analyser –oui, analyser ! – comment se forment ce type d’opinions, comment elles se répètent, à quelles conditions elles peuvent changer…
En réalité, Rancière est resté l’intellectuel maoïste bourgeois qu’il a été autrefois – l’accablant maoïsme de l’Ecole normale supérieure, c’est-à-dire les philosophes et leurs pauvres - et qui s’enthousiasmait pour la Révolution culturelle populaire chinoise, qu’il opposait à Bourdieu et aux savants, dans son livre de 1973 contre Althusser, et dont on sait bien qu’elle était décrétée d’en haut et imposée au peuple qui était censé la porter. C’est la vérité de la position de Rancière : il n’a pas changé... il a simplement gommé la référence à la Chine. Je hais ce populisme-là, qu’il est nécessaire de rejeter autant que les autres formes de populisme si l’on veut se donner les moyens de penser ce que peut être la participation des classes populaires à la politique, et si l’on veut se donner les moyens de réfléchir à une politique émancipatrice qui ne soit pas simplement une mythologie d’intellectuels pour intellectuels.