La géométrie algébrique, l’étincelant monde de Claire Voisin
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Pour cette chercheuse sans concession, qui reçoit cette année la Médaille d’or du CNRS, rien ne peut égaler la beauté des objets mathématiques.
Je suis Claire Voisin et je démontre des théorèmes. » Voici, comment, sobrement, se définit la récipiendaire de la dernière Médaille d’or du CNRS, qui lui sera remise le 14 décembre. Cette mathématicienne de 54 ans est aussi, depuis cette année, professeure au Collège de France, auprès de ses collègues Alain Connes, Pierre-Louis Lions et Gérard Berry.
« J’étais horrifiée au début », avoue-t-elle. Non à l’idée de rejoindre la prestigieuse institution, mais à celle de quitter le CNRS, autre lieu d’excellence, uniquement consacré à la recherche. « Une structure protectrice », explique la chercheuse, qui livre des confessions rares sur son travail quotidien. « Souvent, en maths, on souffre. Trouver des idées est difficile. On a les problèmes en tête, mais on cherche le fil pour commencer. A cela s’ajoutent les difficultés techniques à contourner », décrit Claire Voisin, qui dit même avoir déjà été « aux trois quarts » dans un demi-désespoir. « Mais parfois, on a aussi un sentiment de triomphe ! »
Le « parfois » est en fait assez fréquent chez elle, comme en témoignent les récompenses reçues : prix de la Société européenne de mathématiques en 1992, prix de la fondation Clay en 2008, ainsi qu’une conférence plénière en 2010 au Congrès international quadriennal de mathématiques. Distinctions auxquelles s’ajoutent les Médailles de bronze, puis d’argent du CNRS. « Claire est une étoile internationale en maths », souligne Leila Schneps, amie de trente ans, chercheuse à l’Institut de mathématiques de Jussieu et traductrice en anglais d’un livre référence de sa collègue (Hodge Theory and Complex Algebraic Geometry, 2007).
« Elle associe une grande créativité, en sortant des sentiers battus, et une grande technique, en n’hésitant pas à mettre les mains dans le cambouis quand il faut », résume Arnaud Beauville, professeur émérite à l’université de Nice et directeur de la thèse de cette étudiante brillante, entrée à l’Ecole normale supérieure de Sèvres en 1981. « Elle est généreuse dans ses idées. Elle a une grande culture mathématique et connaît beaucoup d’exemples qu’elle partage avec étudiants et collaborateurs », apprécie l’un de ses anciens étudiants en thèse, François Charles, aujourd’hui professeur à l’université Paris-Sud. Il souligne aussi son « exigence », envers elle-même et ses étudiants.
Preuve par l’exemple. Lorsque nous la rencontrons dans son nouveau bureau encore vide du Collège de France, elle vient de corriger la version écrite de sa leçon inaugurale du 2 juin, car il manque « : » dans une phrase. « Un énoncé mathématique est économique, on ne peut remplacer un mot par un autre », tranche-t-elle. « Comme son livre, Claire est complète, efficace et sévère », décrit Leila Schneps. « Ça ne fait pas de prisonniers », complète Arnaud Beauville en reprenant les mots d’un critique anglophone de ce livre, pour souligner l’absence de concessions de l’auteure.
Claire Voisin excelle dans une branche très abstraite des mathématiques, la géométrie algébrique. Comme le nom l’indique, il s’agit d’étudier des formes (la géométrie) décrite par des opérations et des équations (l’algèbre). Ainsi, un cercle peut soit se dessiner, soit se décrire comme le lieu des points tels que x2 + y2 = 1. Selon les problèmes, se placer dans un formalisme ou dans l’autre peut simplifier la tâche. Bien sûr, très vite, cela se complique. Les équations sont des polynômes avec des puissances plus grandes que 2 et avec des coefficients qui peuvent être complexes (un « pays » où un nombre au carré peut être négatif). Les surfaces sont appelées « variétés » et peuvent, elles aussi, s’épanouir dans de plus grandes dimensions que les deux ou trois habituelles. Les structures sont des « motifs », les outils des « cohomologies », les coïncidences des « syzygies »…
La discipline est marquée par l’un des génies des maths, Alexandre Grothendieck, disparu en 2014, et qui est aussi célèbre pour sa rupture avec sa communauté dans les années 1980. Claire Voisin n’en fait pas son unique maître et le juge d’ailleurs trop « mégalo » et « misogyne ». Elle lui préfère, pour le style, Jean-Pierre Serre, Pierre Deligne ou encore Phillip Griffiths.
Son résultat favori est « d’avoir détruit l’intuition des gens », sourit la chercheuse. Elle a en effet démontré qu’une conjecture était fausse ! Beaucoup pensaient qu’en « déformant » une certaine famille de variétés, très générales, on pouvait toujours se ramener à des variétés algébriques, plus « structurées » et plus connues. Eh bien non, mais cela repose sur des subtilités à la saveur réservée aux initiés.
Alain Connes préfère, lui, mettre en avant un résultat ayant intéressé les physiciens qui se penchent sur la théorie des cordes, un domaine qui tente de dépasser les théories actuelles de physique des particules. Claire Voisin a contribué à jeter des ponts entre des concepts a priori éloignés. « Avec les physiciens, j’avais un peu l’impression de servir à plâtrer les choses et d’être considérée comme subalterne », témoigne la mathématicienne. « Les physiciens traversent le décor. Ils écrivent vite et passent à autre chose, quand nous, nous creusons. On a du mal à discuter », tranche celle qui n’hésite pas à dire qu’elle était nulle en physique à l’école et que ses erreurs « la faisaient éclater de rire ».
Des objets lumineux
C’était différent pour les maths, qui l’amusaient. « On ne s’ennuie jamais quand on fait des maths !, explique la chercheuse qui, adolescente, pouvait passer quinze jours de vacances à bûcher des problèmes d’olympiades. Mais je ne pensais pas en faire mon métier, car cela ne me semblait pas assez intellectuel. » Elle ajoute : « C’est très différent aujourd’hui. »
Elle a été « happée » par ces objets mathématiques, se jetant intensément dans ce monde des variétés algébriques complexes. « On a une vie tellement riche, en maths, que la vie quotidienne fait pâle figure. Notre vie est étincelante. Les objets y sont riches, lumineux, d’une beauté incroyable. On n’en finit pas de les admirer ! » Et d’enfoncer le clou : « Un groupe est un objet mathématique plus simple à comprendre qu’un composant électronique. Nous connaissons mieux nos objets que la plupart de ceux, réels, autour de nous. »« Claire Voisin connaît personnellement toutes les variétés algébriques », résume ironiquement Alain Connes, paraphrasant une boutade célèbre chez ses collègues.
La chercheuse s’épanouit donc dans ces espaces étranges. Elle tourne même autour d’un problème mis à prix à 1 million de dollars par la fondation Clay. Cette conjecture dite « de Hodge » est une proposition dont on ne sait même pas si elle est vraie. Il y est question d’une structure cachée des variétés. « Ce qui compte, c’est la profondeur d’un énoncé, pas qu’il soit vrai ou faux », note la chercheuse, qui a démontré pas mal de conjectures autour de ce haut sommet de sa discipline. « Je n’aime pas trop l’idée de mettre à prix des énoncés. Les lire est déjà intéressant en soi. On sent qu’ils appellent une théorie, qu’ils structurent les maths », indique-t-elle, décrivant là l’un des moteurs de sa discipline.
Malgré l’intensité dans le travail et la difficulté de la tâche, Claire Voisin n’est pas hors du monde. Elle a élevé cinq enfants avec son mari, Jean-Michel Coron, également mathématicien et qui a rejoint son épouse sur les bancs de l’Académie des sciences en 2014. Elle s’est mise à la musique pour les accompagner et partage avec ses filles ses impressions de lecture.
Sur sa position de femme, académicienne, professeure ou mathématicienne, elle s’énerve un peu, avec son ton direct caractéristique, comme dans un courrier au Monde en 2014 : « Je souhaite que mon statut de femme, qui me plaît beaucoup, reste du domaine privé. » Elle reconnaît tout de même qu’il faudrait agir en amont du laboratoire, dans les formations, pour corriger des déséquilibres.
Elle s’évade aussi par les conférences, l’édition et la relecture d’articles, l’encadrement de thésards… L’enseignement, en revanche, lui a toujours fait peur ; elle reconnaît même avoir « perdu » les étudiants, sans doute car trop « exigeante ». Mais pour ses cours au Collège de France, elle est moins stressée, car elle a du temps pour expliquer avec rigueur ses idées. Juste un risque à éviter, « le danger de se parer des plumes de paon en entrant dans cette institution. Ma hantise était de tomber dans les mondanités », dit-elle. Sans concession.