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  • LE POUJADISME, Claude Lefort dans Socialisme ou Barbarie
    http://www.oclibertaire.lautre.net/spip.php?article2165

    Ce texte de Claude Lefort paru en 1956 dans la revue Socialisme ou Barbarie nous décrit avec précision ce que fut vraiment le mouvement poujadiste, assez loin de l’acception qu’on lui prête souvent de nos jours. Il nous montre, s’il en était besoin, d’une part que le mouvement des gilets jaunes n’a rien à voir avec le poujadisme et d’autre part qu’un mouvement s’analyse d’abord d’un point de vue social de classe. Un peu d’Histoire …

    Le poujadisme

    Avec 2.600.000 voix et 52 députés, Poujade a bouleversé les prévisions électorales. Les techniciens lui octroyaient hier quelques centaines de milliers de voix tout en doutant qu’il puisse souvent dépasser le quotient électoral et donc obtenir plus de cinq ou six députés. Aujourd’hui, près de cent journalistes se pressent à sa conférence de presse ; à l’étranger des organisations se créent à l’image de la sienne ; en France on convient généralement qu’il est le grand triomphateur du 2 janvier, l’inconnue de demain et, tandis qu’à droite on cherche soit à s’agglomérer autour de lui soit à le neutraliser par une habile collaboration, à gauche on se préoccupe de le présenter comme le nouveau fascisme. Bien qu’il soit impossible de prévoir dès maintenant son évolution et sans doute oiseux de chercher à lui accoler une définition, on dispose cependant de données suffisantes pour en apprécier le sens dans le cadre du régime et en limiter la portée. Force réelle, le Poujadisme est certes à aborder avec sérieux. Deux millions et demie de personnes ne se sont pas rencontrées par hasard dans un jour de mauvaise humeur collective pour soutenir la hargne d’un papetier. A nous donc de le comprendre comme phénomène social. Quant à dire qu’il est une force neuve et, qui plus est, susceptible d’un développement considérable on ne le peut sur la seule base de son succès : ce n’est pas les millions de voix qu’il a captés dans une conjoncture particulière qui suffisent à le définir comme une force sociale stable, répondant à un besoin profond de la situation économique et susceptible, en ce sens, de jouer un rôle déterminant.

    Rappelons d’abord les caractéristiques du vote poujadiste. Le mouvement a obtenu ses principaux succès dans le Massif Central et le Sud-Est d’une part (remportant par exemple 23 % des voix dans l’Aveyron et 27 % dans le Vaucluse), dans le Centre Ouest jusqu’à la Charente-Maritime d’autre part entraînant 10 à 20 % du corps électoral ; enfin 11 a marquée une poussée dans deux centres urbains, la région parisienne et la région lilloise. Dans ces deux derniers cas il semble qu’il ait bénéficié presque exclusivement d’une ancienne clientèle R.P.F. Dans le premier en revanche, il est sûr qu’il a. capté et des voix de droite et des voix de gauche (socialistes surtout mais aussi communistes) puisqu’en 1951 le Massif Central et le Sud-Est n’avaient donné qu’un nombre de voix peu élevé au R.P.F. Toutefois l’important n’est pas de disserter sur l’ascendance politique du poujadisme, mais de repérer les couches sbciales qui lui donnent vie. Or sur ce point aucune hésitation n’est permise et aucun mouvement politique n’a été jusqu’à ce jour aussi transparent. L’immense majorité des poujadistes est composée de commerçants auxquels s’adjoignent des artisans et des cultivateurs. Et il est remarquable que ces couches se sont. d’abord rassemblées dans le Massif Central et se sont rapidement cristallisées dans le Centre-Ouest, soit dans ·tes régions les plus arriérées de France, où la dépopulation est sensible, où le rendement à l’hectare est des plus bas. A l’opposé, dans le Nord et le Nord-Est, où l’essor industriel est le plus vif, le poujadisme a été totalement inefficace. En ceci le poujadisme reflète clairement les traits les plus archaïques
    de l’économie française. D’une part il est lié au petit commerce, à l’artisanat, à la culture - secteurs qui occupent une place démesurée en France parce qu’ils ont été artificiellement protégés par la bourgeoisie pour des motifs de stratégie politique et sociale (quel meilleur garant de stabilité pour la droite et le radical-socialisme entre les deux guerres ? Et quel meilleur écran entra le gros capitalisme et la classe ouvrière ? ) et pour des raisons « objectives » d’incapacité de gestion (le placement dans les valeurs étrangères, prédominant jusqu’à 1939, s’avérant à court terme plus attrayant que l’investissement productif mais ruineux à la longue). D’autre part, l’U.D.C:A. prolifère dans les régions dévitalisées, soit chaque fois que ces couches archaïques ne sont pas intégrées· dans un cadre économiquement solide. Est-ce à dira que le Poujadisme n’a pas aggloméré autour de lui les éléments les plus agressifs de l’extrême droite ? Il est tout au contraire certain que d’ex-miliciens, des débris d’anciennes ligues fascistes, des anciens combattants « professionnels » d’Indochine ont pu soutenir l’U.D.C.A. notamment à Paris (un inventaire de la clientèle du commissaire Dides ne laisserait aucun doute sur ce point). Au surplus, l’attitude de journaux tels que Rivarol est sans équivoque et le caractère de Fraternité française, composé par d’anciens vichystes ou doriotistes montre assez que Poujade fait momentanément figure d’espoir pour l’extrême droite. On n’en saurait pour autant surestimer l’importance du mouvement. En premier lieu il convient de remarquer que la présence de partis ou de groupements d’extrême droite, nationalistes, antitiparlementaires, colonialistes, et prônant la dictature est une constante dans la politique française. La défaite du fascisme, la dynamique particulière du Gaullisme lié à la Résistance et à des couches sociales hétérogènes ont empêché longtemps cette extrême droite de reconquérir une expression autonome.