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  • A propos d’orages et de boussoles | Le blog de Floréal
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    A propos d’orages et de boussoles*

    11 octobre 2017 par Floréal

    Pour faire suite à l’article de Tomás Ibáñez intitulé « Quelques certitudes », publié ici même le 4 octobre, voici, du même auteur, un autre texte qui s’intéresse à l’implication de militants libertaires dans les événements qui secouent actuellement la Catalogne.
    Ce texte a été rédigé directement en français par Tomás Ibáñez. J’y ai simplement apporté quelques corrections relatives à certaines formulations, et non, bien sûr, à son contenu.

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    C’est dans les moments agités, complexes et orageux qu’il importe de consulter nos boussoles pour ne pas nous égarer. Mais c’est aussi au cœur de l’orage que leurs indications se révèlent le moins fiable. C’est pourquoi il est crucial de ne pas se laisser emporter par le tourbillon des événements qui se succèdent de manière endiablée et qui exigent des réactions rapides. C’est pourquoi il est nécessaire de porter le regard, ne serait-ce qu’un instant, par-delà le contexte immédiat, prendre une certaine distance par rapport à l’orage, et tenter d’entrevoir l’horizon vers lequel nous poussent les actes que la situation semble nous imposer.
    Malgré la sympathie, l’affection et la compréhension que j’éprouve envers bon nombre des libertaires qui s’impliquent dans les mobilisations qui secouent la Catalogne, je ne peux m’empêcher de considérer qu’ils sont en train de favoriser, de manière totalement involontaire, le processus conçu par le gouvernement catalan et par les formations nationalistes pour créer « un nouvel Etat ».
    Il est clair que tel n’est pas leur objectif, bien au contraire, et que ce n’est pas cela qui les conduit à exposer leur corps dans une paradoxale « défense des urnes », ou à convoquer une grève générale en contiguïté temporelle avec le référendum pour la création d’un nouvel Etat.
    Leurs objectifs vont de celui qui consiste à « détruire l’Etat espagnol » (souhaitons qu’il soit atteint), jusqu’à celui d’aller vers une situation où il soit possible de « décider de tout », et pas seulement de la forme politique du territoire, en passant par la volonté de radicaliser l’agitation actuelle en encourageant la créativité et les pincées d’auto-organisation qui pointent dans la population. Certains caressent même le rêve d’une (improbable) insurrection populaire ouvrant la voie à une véritable « autonomie », au sens fort du terme, allant bien au-delà du concept d’autodétermination des peuples.
    Ces objectifs, ainsi que l’incontournable engagement à lutter contre la répression exercée par l’Etat sur ceux qui défient ses lois, m’inspirent le plus grand respect. Cela dit, il n’en demeure pas moins que les actions de ces camarades apportent leur petit grain de sable au développement du projet indépendantiste, ou plus exactement nationaliste car il ne vise pas autre chose que « l’indépendance » d’une « nation »… exclusivement.
    Si cette contribution au développement du projet nationaliste me préoccupe, ce n’est pas parce qu’il conduit à l’éventuelle création d’un nouvel Etat, car en fin de compte il nous faudrait poursuivre nos luttes en son sein comme nous le faisons dans l’Etat où nous nous trouvons, sans qu’un changement du cadre étatique entraîne une différence qualitative digne d’être mentionnée. Vivre dans un nouvel Etat nous importe peu. Par contre, la principale conséquence négative qui découlera de notre participation au conflit actuel c’est que ce sera nous, et les travailleurs impliqués, qui paieront les « pots cassés » de l’affrontement entre l’Etat institué et l’Etat naissant, comme cela va être le cas, par exemple, pour la vingtaine d’anarchistes grecs arrêtés suite à l’occupation de l’ambassade espagnole en solidarité avec « la Catalogne » (sic).
    Ce qui me préoccupe, et c’est précisément ici que prend sens mon appel à porter plus loin le regard, c’est que la contribution aux affrontements actuels est en train de donner des ailes à « l’essor des nationalismes », comme cela se produit à chaque fois qu’il y a un choc entre nationalismes, et cela augure un affrontement entre travailleurs, aussi bien à l’intérieur même de la Catalogne qu’entre des travailleurs de Catalogne et ceux d’autres parties du territoire. Sans parler, par ailleurs, de l’ « essor de l’extrême droite » qui en découle et que l’on constate déjà en divers endroits d’Espagne. Bien entendu, il ne s’agit pas de renoncer à lutter sous prétexte que cela peut susciter l’essor de l’extrême droite, mais ce qu’il ne faut certainement pas faire c’est lutter dans une bataille définie en termes nationalistes, car c’est cela qui garantit cet essor.
    En cet instant, les interventions respectives de Puigdemont (président du gouvernement catalan), qui hier a laissé dans les limbes la proclamation du nouvel Etat, et de Rajoy (président du gouvernement espagnol), qui a mis en marche, de façon pour l’instant voilée, la suspension de l’autonomie catalane, révèlent leur souci de ne pas nuire aux intérêts des grandes corporations, des entreprises ou des entités financières, et montrent les limites qu’aucun des deux gouvernements en lice n’est disposé à transgresser. Cela se traduit par une atténuation de la tension existante, accompagnée de la mise en scène d’un spectacle fait de poses et de tromperies assorties de tirs de balles à blanc. Jusqu’à présent le seul sang qui a été versé, et il faudrait éviter qu’il continue à l’être, est celui de « ceux d’en bas », qui se sont laissés entraîner dans une partie orchestrée et arbitrée par la classe politique en fonction de ses intérêts. Il nous faut lutter, bien sûr, mais pas dans des combats où nos ennemis nous appellent à les rejoindre.

    Tomás Ibáñez
    (Barcelone, 11 octobre 2017)