20/12/2018 Face aux marchés, le scénario d’un bras de fer, par Renaud Lambert & Sylvain Leder (Le Monde diplomatique, octobre 2018)
►https://www.monde-diplomatique.fr/2018/10/LAMBERT/59131 1/12
E N décembre 1997, Ignacio Ramonet, alors directeur du Monde diplomatique,appelait à « désarmer les marchés ».Presque vingt et un ans plus tard, l’antagonisme entre finance et souveraineté populaire n’a pas disparu, comme en témoignent les récentes convulsions italiennes, turques et argentines (1). En dépit des
propositions formulées en 1997, une question demeure : comment
procéder ? Ne pas s’employer à répondre expose à deux menaces : le
syndrome d’OEdipe et le spectre de Méduse.
Dans la mythologie grecque, OEdipe incarne une illusion : celle de pouvoir échapper à son destin. Lorsque la Pythie lui annonce qu’il tuera son père et épousera sa mère, le héros fuit la ville de Corinthe, précipitant de la sorte la réalisation de l’oracle. Depuis longtemps, les économistes de gauche ont prévenu : si leur camp politique parvient au pouvoir et prétend mettre en oeuvre son programme, la « dictature des marchés » le placera mécaniquement devant la nécessité d’engager le combat. Tenter d’ignorer cette réalité ou reporter la réflexion sur ses conséquences — pour ne pas affoler les marchés, par exemple — constitue l’équivalent moderne de la
fuite oedipienne. Cela précipite la tragédie, comme l’a illustré, en 2015, la capitulation soudaine de la formation grecque Syriza.
Une atmosphère d’aquarelle ?
Il existe un second écueil, que symbolise un autre personnage de la
mythologie grecque : Méduse, qui changeait en pierre ceux qui avaient l’audace de la regarder dans les yeux. De nombreuses organisations politiques et associations déploient des trésors d’expertise pour décrire la Gorgone financière. Au moment d’imaginer une méthode pour la terrasser, ils semblent cependant embarrassés. Un récent ouvrage de l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (Attac) intitulé Dix ans après la crise, prenons le contrôle de la finance(Les Liens qui libèrent, 2018), qui se présente comme un « livre pour agir », expose minutieusement la façon dont la finance a pris le monde en otage lors de l’effondrement des marchés, en 2008. Quand arrive la partie consacrée aux actions à déployer pour neutraliser les verrous préalablement analysés, les auteurs troquent toutefois le scalpel
pour la poussière d’étoile : « Rêvons un peu », proposent-ils, avant de dépeindre leur « utopie réaliste »…au mode passif : « Le poids des
investisseurs institutionnels est réduit », « les hedge funds sont interdits », « la stratégie à court terme des marchés financiers est abandonnée », « une restructuration des dettes est mise en oeuvre dans le cadre d’une conférence internationale sur la dette ». Méduse menace ; Méduse est morte. Qui l’a tuée et comment ? Le lecteur n’en saura rien.
Et si OEdipe ne fuyait pas ? Et si la gauche osait plonger son regard dan celui de l’adversaire ? On pourrait se tourner vers l’histoire pour relater les victoires engrangées, hier, contre les marchés ; elles existent. Mais, si le passé fournit des raisons d’espérer, il ne permet pas toujours de restituer l’état actuel du rapport de forces. Or les investisseurs semblent avoir décuplé leurs capacités de nuisance à l’occasion de chacune des crises qu’ils ont provoquées. Suscitant à propos des réussites d’hier cette interrogation : ce qui a été possible le demeure-t-il ? Optons ici pour l’exercice d’imagination, qui permet d’isoler les variables afin de concentrer le raisonnement sur le conflit avec les marchés. Dotonsnous donc d’un décor politique idéal. Par exemple, celui-ci. À l’occasion d’une crise majeure, le paysage politique français bascule. La population souhaite tourner la page du néolibéralisme ; elle élit une personne déterminée à y oeuvrer et la dote d’une majorité confortable au Parlement. L’équipe au pouvoir peut compter sur une formation politique mûre, dotée de cadres compétents et en nombre suffisant pour remplacer les hauts fonctionnaires rétifs au changement. Dans la rue, une mobilisation populaire, massive et festive éreinte les manigances de la réaction. Discrédités, les médias privés ne parviennent pas à jouer le rôle
d’opposition : leur animosité à l’égard du pouvoir conforte la
détermination de la population. De leur côté, police et armée affichent un légalisme qui écarte la perspective d’un coup d’État.
Une atmosphère d’aquarelle, alors que le réel se peint le plus souvent au couteau ? Sans doute. Et pourtant, en dépit de ce scénario idyllique (2), les forces progressistes vont devoir mener un combat d’une rare violence. Car la simple volonté de tenir ses promesses constitue une déclaration de guerre : « Un dirigeant progressiste qui afficherait sa détermination déclencherait immédiatement une réaction hostile des marchés, et plus
généralement de toutes les forces du capital, analyse l’économiste et
philosophe Frédéric Lordon. Réaction qui le contraindrait à passer la
vitesse supérieure, dans une escalade conduisant à des mesures très
radicales, sauf à “caler”. » Mais si la bataille contre les marchés a un coût — on le verra plus loin —, elle rend possibles les transformations proscrites par l’oligarchie financière : fin de la précarité, de la course à la productivité, de l’épuisement irréfléchi des ressources naturelles, de la consommation frénétique, du cocktail quotidien stress-psychotropes, des inégalités abyssales… « Ce qu’il s’agit de bien mesurer,précise Lordon, c’est le niveau d’hostilité auquel on s’expose, et qu’une fois lancé on ne peut
plus s’arrêter. Car il n’existe pas d’option gradualiste. »
Pour conduire cet exercice d’imagination, entourons-nous de trois muses peu disposées à flancher en période de tempête : Frédéric Lordon, qui vient d’être présenté ; Jacques Nikonoff, professeur associé à l’Institut d’études européennes de l’université Paris-VIII, ancien élève de l’École nationale d’administration (ENA), un temps représentant de la Caisse des dépôts et consignations aux États-Unis et attaché financier pour le Trésor à New York ; et Dominique Plihon, professeur d’économie financière à l’université Paris-XIII (3).
Apoplexie dans les rédactions Les élections présidentielle et législatives ont provoqué la sanction des marchés : le spread (4)français bondit alors que les investisseurs désertent les titres de la dette hexagonale. Inquiétées par la promesse de Paris de rompre avec l’ordre néolibéral, les grandes fortunes tentent d’extraire une
partie de leur pécule. Départ des investisseurs et fuite des capitaux
détériorent la balance des paiements, menaçant la solvabilité de l’État. L’Union européenne entre alors dans l’arène. Sur le plan politique, la Commission européenne multiplie les déclarations rappelant celle de son président Jean-Claude Juncker en 2015 : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens » (Le Figaro, 29 janvier 2015). Les injonctions à battre en retraite s’accompagnent de menaces de sanctions pour non-respect des critères de « bonne conduite » fixés par le pacte de stabilité et de croissance européen adopté en 1997 : un déficit public inférieur à 3 % du produit intérieur brut (PIB) et un niveau d’endettement qui ne dépasse pas 60 % du PIB. La France n’étant pas la Grèce, la crise menace bientôt l’ensemble des pays de la zone euro. La situation devient rapidement intenable.
À ce stade, la France ressemble à une passoire : les euros sortent du
territoire par tous les interstices. En régime de libre circulation des
capitaux (garantie par les traités européens), les siphons à billets sont nombreux. Trois, en particulier, appellent une réaction plus rapide que ce qu’autorise le rythme normal des procédures législatives ; il faudra donc, le cas échéant, procéder par décrets.
Tout d’abord au niveau de la hot money, ou investissements spéculatifs à court terme. Ces capitaux papillonnent d’une occasion d’investissement à l’autre. Effrayés par l’orientation politique de Paris, ils fuient le territoire français à la vitesse de l’électronique et épuisent les réserves de devises du pays. La solution ? « Un système dit de “deposit”, comme celui utilisé par la Malaisie lors de la crise de 1997-1998 », avance Lordon. L’outil impose aux capitaux entrants ou déjà présents sur le territoire un dépôt de garantie (de l’ordre d’un tiers) qui n’est restitué que sous certaines conditions : un temps minimum de présence sur le territoire (un an, par
exemple, contre quelques dizaines de minutes en moyenne à l’heure
actuelle), ce qui limite les activités spéculatives sans entraver les
investissements productifs, les exportations ou les importations.
Deuxième vecteur de fuite des capitaux : les frontières, que les fortunes des mieux lotis franchissent en masse. Un moyen permet de les retenir : il appartient à la boîte à outils du contrôle des capitaux, dont la simple évocation provoque des crises d’apoplexie dans certaines rédactions. Ces mécanismes « ont pourtant été utilisés en France entre 1939 et 1967, puis entre 1968 et 1989 », rappelle Nikonoff. Ils l’ont également été en Argentine lors de la crise de 2001. Il s’agit ici de réinstaurer un contingentement : simple, le procédé limite les montants que les particuliers peuvent retirer au guichet de leur banque. Il encadre également les requêtes de devises des entreprises et des ménages en fonction de leur utilisation future.
La troisième pompe à devises qui menace de ruiner l’économie française se met en place autour de la dette. « La première chose à faire est d’annoncer un moratoire sur le paiement de la dette », estime Nikonoff. « Cela offre l’occasion de lancer un audit citoyen, similaire à celui organisé par le Collectif pour un audit citoyen de la dette publique [CAC] en 2014, renchérit Plihon. L’assemblée, composée de citoyens, d’élus, de représentants de la société, démontre que l’explosion de la dette, qui est passée de plus de 60 % à 100 % du PIB entre 2008 et 2018, découle en grande partie de la crise financière. On établit alors qu’une partie importante de la dette n’est pas légitime. Autrement dit, qu’il ne revient pas aux citoyens de la rembourser. » En 2014, les analyses du CAC avaient
estimé qu’environ 59 % du montant actuel de la dette n’appelait aucun remboursement.
Ici, l’exercice d’imagination se complique : « Un moratoire sur la dette française, qui dépasse 2 000 milliards d’euros, provoquerait
immédiatement une crise systémique majeure,alerte Lordon, sans pour autant inviter à y renoncer. Tous les investisseurs internationaux (et nationaux) exposés au risque souverain français seraient déstabilisés. Ce serait la panique à tous les étages, et de nombreuses banques s’effondreraient. » Que faire dans ces conditions ? Il dessine au moins deux pistes : « Prévenir suffisamment tôt que la France honorera ses engagements auprès de ses créanciers, à des conditions qu’elle fixera souverainement, et sans contracter de nouvelles dettes auprès des marchés. Ou laisser advenir le chaos financier et en profiter : en ramassant les banques faillies à la petite cuillère, c’est-à-dire… pour 0 euro. » Dans un scénario d’affrontement avec les marchés, cette option permet d’organiser la transition vers un système socialisé du crédit.
« Le plus important, poursuit Nikonoff, c’est que, instantanément, le
rapport de forces a été inversé : ce n’est plus l’État qui subit la pression des investisseurs, mais le contraire. Dès lors, il est en mesure de créer de l’incertitude chez eux, tout en les divisant — un aspect crucial des choses, qui évitera l’émergence d’un front uni. » Comment ? « En annonçant, par exemple, que certains acteurs seront remboursés mais pas d’autres. Et sur la base de taux dont le pouvoir politique se réserve la liberté de décider… »
« Un minimum de rugosité »
Si, une fois colmatée la passoire française, les euros ne sortent plus, ils ne rentrent plus non plus, les investisseurs ne souhaitant pas investir dans un pays qu’ils ne peuvent plus quitter. Le moratoire a offert une marge de manoeuvre financière à Paris, mais celle-ci ne suffit pas à combler le déficit primaire du pays (l’écart entre les recettes et les dépenses des administrations publiques). En 2017, les montants alloués au remboursement de la dette s’élevaient à 42 milliards d’euros ; le déficit primaire, à environ 15 milliards supplémentaires. Il faut donc trouver des liquidités pour payer les fonctionnaires, entretenir les écoles, etc. En d’autres termes, desserrer le noeud coulant des marchés « implique d’imaginer une procédure de financement de l’État qui ne passe plus par eux,résume Lordon. Ce qui semble d’une logique élémentaire… puisqu’on
cherche à s’en libérer ». « Paris peut, dans un premier temps, solliciter la Banque centrale européenne [BCE] pour lui demander d’acheter des titres de la dette »,suggère Plihon. Tentative vaine : contraire aux statuts de l’institution, la requête est, comme prévu, refusée à Francfort. « Dans ce cas, la France se tourne vers sa propre banque centrale, expliquant qu’elle refuse le diktat de la BCE »,conclut l’économiste. « Les États se sont longtemps financés auprès de leurs banques centrales, justifie Nikonoff. Les banques leur prêtaient à des taux d’intérêt qui pouvaient être inférieurs à ceux du marché ; à taux zéro, parfois. Il arrivait même qu’elles fassent des avances non remboursables. » Et si le gouverneur de la
Banque de France renâcle à son tour, arguant de son « indépendance » ? « Il faut installer un rapport de forces, tranche Plihon. On ne peut pas gagner sans un minimum de rugosité. » Lordon ne dit pas autre chose : « Les structures de l’économie internationale et des économies nationales ont été agencées de telle sorte que, pour faire plier un tant soit peu les forces de la finance, il faut leur briser la colonne vertébrale. Et cela passe par des mesures brutales. On change d’univers politique. »
Voici la Banque de France libérée de son indépendance à géométrie
variable, qui la liait jusque-là aux seuls intérêts du monde de la finance. Le pouvoir se tourne alors vers l’épargne interne, suffisamment importante — une chance dont ne disposent pas les Grecs — pour offrir une deuxième source de financement solide : « Le seul patrimoine financier (hors immobilier) des ménages est évalué à 3 800 milliards d’euros, dont 1 300 milliards pour l’assurance-vie, écrivait le journaliste économique
Jean-Michel Quatrepoint en 2010 (La Tribune,27 décembre 2010). Celui de l’État (toujours hors immobilier) se chiffre à 850 milliards d’euros. Soit un total d’actifs pour la maison France (hors entreprises) de 4 650 milliards. Face à cela, la dette des ménages est de 1 300 milliards, dont les trois quarts de crédits immobiliers. Et celle de l’État, de 1 600 milliards. Nous avons donc un solde largement positif. » L’accroissement de la dette française à 2 000 milliards d’euros depuis n’invalide pas le raisonnement. En vue de collecter cette épargne, Nikonoff propose d’émettre des obligations non négociables, un dispositif déjà utilisé en Californie en 2009. Menacé de défaut de paiement, cet État américain a distribué des
reconnaissances de dette (IOU, de l’anglais I owe you, « je te dois ») pour régler ses factures. Rémunérés, les titres pouvaient par la suite être utilisés par la population. La Californie était alors dirigée par un gouverneur républicain : M. Arnold Schwarzenegger.
« On réalise par ailleurs des emprunts forcés auprès des banques et des compagnies d’assurances, poursuit Nikonoff. En d’autres termes, l’État impose à ces sociétés l’achat d’une fraction donnée de ses émissions de dette. » Un mécanisme confiscatoire ? « À l’heure actuelle, il existe une quinzaine de banques françaises et internationales qui signent un cahier des charges pour obtenir le statut de spécialistes en valeurs du Trésor [SVT] auprès de l’Agence France Trésor. Parmi leurs obligations : acheter chacune au moins 2 % de chaque émission, soit un total de 30 % pour les quinze SVT. Et pourtant, personne ne dénonce une forme d’épargne obligatoire. Nous pourrions nous contenter d’étendre le statut de SVT à l’ensemble des établissements bancaires. »Avant d’élargir le mécanisme d’emprunts forcés aux ménages, par exemple. « En 1976, rappelle Plihon, lors de la grande sécheresse, l’État avait obligé la population affichant un certain niveau d’impôt sur le
revenu à lui prêter à des conditions non négociables. » La Caisse des
dépôts et consignations, encore publique en France, offre l’outil idéal pour drainer et gérer ces flux.
Les marges de manoeuvre financières conquises permettent de mettre en oeuvre un programme social susceptible de conforter l’adhésion de la population : amélioration de la protection des salariés, revalorisation des retraites, ainsi qu’un effort général pour améliorer le niveau de vie sans passer nécessairement par des consommations supplémentaires (gratuité des transports publics, des cantines scolaires, du logement social…).
Tout n’est pas encore joué, toutefois, puisque la situation doit être
stabilisée sur le long terme. Pour y oeuvrer, l’État dispose d’un outil
efficace : l’impôt. Les forces politiques au pouvoir à Paris n’ont pas oublié que, en dépit de l’érosion progressive de la fiscalité sur les ménages fortunés et le capital depuis les années 1970, des gouvernements conservateurs avaient auparavant pratiqué des taux d’imposition que la presse économique jugerait aujourd’hui confiscatoires. Entre 1950 et 1963, les locataires de la Maison Blanche ne s’appelaient ni Lénine ni Ernesto « Che » Guevara, mais Harry Truman, Dwight Eisenhower et John Fitzgerald Kennedy. Tous ont pourtant maintenu une tranche marginale d’imposition (la plus élevée, et uniquement appliquée à la fraction supérieure du revenu des ménages les plus aisés) supérieure à 90 %.
Inspiré par ce précédent, le gouvernement français rétablit un système de prélèvements obligatoires progressifs sur l’ensemble des revenus, tout en éliminant les niches fiscales et sociales qui permettent d’y échapper. Il rétablit par ailleurs l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en le rendant suffisamment fort et progressif pour que les ménages les plus riches — 10 % des Français les mieux dotés possèdent 47 % du patrimoine national — soient incités à revendre une partie de leurs biens pour s’en acquitter. La question des banques se pose bientôt : « Il serait assez difficile d’expliquer que l’on a accompli tout ce qui vient d’être décrit pour les laisser continuer leurs activités de marchés financiers et exposer la société à leurs tendances déséquilibrantes », estime Lordon. Qu’ils aient été fragilisés par l’annonce d’un moratoire sur la dette ou par l’encadrement (sévère) de leurs activités spéculatives, certains
établissements perdent leur raison d’être. Paris en profite pour
nationaliser ceux dont il a besoin. Avant, renchérit Plihon, « d’en remettre le pilotage à des assemblées d’usagers et de salariés, pour éviter les écueils des nationalisations de 1981, lorsque les gestionnaires d’État s’étaient montrés disposés à gérer leurs établissements comme des sociétés privées ». Afin de prévenir toute interruption de la circulation monétaire, le pouvoir s’en attribue le contrôle de façon à garantir la disponibilité de monnaie sur l’ensemble du territoire, à travers, par exemple, le réseau des agences de La Poste.
Évidemment, la monnaie unique vacille. Soit la France est expulsée de l’Union européenne pour non-respect des traités qui interdisent, par exemple, toute entrave à la libre circulation des capitaux (le principe même des mesures visant à lutter contre les marchés) ; soit l’euro vole en éclats sous les tensions financières que provoque la ruade française. À ce stade, deux scénarios se présentent : l’un optimiste, l’autre moins. Idéalement, le moment politique que connaît la France trouve des échos à l’étranger. Qu’une crise similaire produise les mêmes effets ou que l’exemple français aiguillonne d’autres forces politiques, un groupe de pays
basculent à leur tour. Ils élaborent avec Paris une stratégie en vue de se débarrasser de l’emprise des marchés et s’unissent pour se doter d’une monnaie commune permettant de protéger les monnaies nationales des marchés (5).
Mais rien ne garantit que d’autres peuples s’inspireraient — d’un même élan — de la détermination française. Paris pourrait donc demeurer isolé. Dans ce cas de figure, son éviction de la zone euro (qui interviendrait dès lors que la Banque de France imprimerait des billets sur ordre du gouvernement) ou l’effondrement de la monnaie unique provoque un retour au franc (les euros en circulation étant convertis à des conditions fixées par le pouvoir). « Dans un premier temps, au moins, celui-ci est déclaré non convertible pour les ménages et les entreprises, suggère Nikonoff. Cette disposition n’entrave pas le commerce international, car les entreprises qui ont besoin de devises font appel à leur banque, qui, à son tour, sollicite la Banque centrale. Mais elle permet de lutter efficacement contre la fuite des capitaux et de protéger la monnaie du déchaînement des marchés. » Par la suite, l’État ajuste le taux de change du franc en fonction de ses priorités (industrielles, sociales, etc.), c’est-à dire
politiquement. La disponibilité de cadres fiables permet d’éviter
l’émergence de phénomènes de corruption.
Être prêts le moment venu
Qu’il soit associé à une monnaie commune ou non, le nouveau franc
connaît une dépréciation. Celle-ci, bénéfique dans la mesure où elle dope la compétitivité des productions françaises destinées à l’exportation (libellées dans une monnaie plus faible, elles coûtent moins cher aux importateurs), gonfle symétriquement la facture externe française, c’est-àdire le montant de ce que l’Hexagone importe. Dans ce domaine, le pouvoir propose de distinguer les biens. Pour ceux qui sont indispensables, comme le pétrole, il s’efforce d’orienter les besoins à la baisse, y compris par des incitations fiscales et économiques. Certains biens ne sont importés que jusqu’à ce que la France les produise. « Car il faut passer par un moment protectionniste de substitution aux importations », tranche Nikonoff, ce qui implique de protéger les efforts industriels naissants par des barrières douanières (puisque le marché unique a volé en éclats). « Paris doit également passer des accords avec les sociétés disposant des technologies manquantes en leur offrant l’autorisation de vendre sur le territoire français contre des transferts de technologie »,complète Nikonoff. Reste le domaine de biens que la
publicité nous a appris à considérer comme indispensables (telle marque de smartphone, telle autre de pantalon en denim, etc.)… et dont chacun doit apprendre à se passer, ou que le pouvoir décide de taxer lourdement. En rappelant à la population que la transformation économique requiert de modifier ses habitudes de consommation, dans un contexte où chacun perçoit que les excès actuels précipitent la planète vers la catastrophe. Puisqu’il faudra amender nos comportements, pourquoi ne pas faire en sorte que cette évolution nous rapproche d’une société correspondant mieux aux aspirations de la majorité ? « À un moment, il faut accepter l’idée qu’on ne peut pas tout avoir : le maintien intégral de la consommation et la rupture avec le néolibéralisme. Du reste, la “consommation néolibérale” a son coût, et il est lourd : inégalités, précarité généralisée, souffrance au travail, etc.,argue Lordon. Or la sortie du néolibéralisme nous propose une tout autre cohérence, et de réels bénéfices : libérés de l’austérité budgétaire, celle de l’euro et celle des marchés, nous pouvons redévelopper les services publics et les emplois utiles ; protégés par la possibilité de la dévaluation et par un protectionnisme raisonné, les salaires peuvent croître à nouveau sans entamer la compétitivité ; enfin, la mise au pas de la finance peut se prolonger en démantèlement du pouvoir actionnarial, pour rétablir une organisation du travail moins infernale. » Relance de l’économie réelle, transformation de la démocratie sociale, intégration des questions environnementales, réforme des institutions…
D’autres mesures devront sans doute suivre. Mais les moyens de lutter contre les marchés existent : aucun des dispositifs présentés ici ne constitue une innovation. La question que pose le projet d’émancipation par rapport aux marchés n’est donc pas technique, mais politique. Nul n’imagine toutefois que le scénario qui vient d’être décrit (révolution monétaire et fiscale, transformation des circuits de production, bouleversement des habitudes de consommation) puisse emporter l’adhésion d’une majorité politique par temps calme. Mais l’avenir n’incite pas à la sérénité. Lorsque éclatera le prochain orage, les libéraux seront prêts, une fois de plus, dotés d’une feuille de route dont on a observé en Grèce jusqu’où elle pouvait mener. Pourquoi ne pas se préparer également au combat, mais pour qu’il ouvre la voie à un monde plus solidaire ?
20/12/2018 Face aux marchés, le scénario d’un bras de fer, par
RENAUD LAMBERT & SYLVAIN LEDER
Professeur de sciences économiques et sociales (SES), a participé à la coordination du Manuel d’économie critique du Monde diplomatique, 2016.
(1) Lire « L’investisseur ne vote pas », Le Monde diplomatique, juillet 2018, première étape du raisonnement développé ici.
(2) Dont les auteurs mesurent qu’il évacue un paradoxe : comment préparer la population à la bataille que l’on s’apprête à livrer et aux efforts qu’elle implique sans provoquer l’ire des marchés et la catastrophe économique à laquelle elle peut conduire… avant même d’être parvenu au pouvoir ?
(3) Respectivement auteurs, entre autres, de Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières,Raisons d’agir, Paris, 2008 ; Sortons de l’euro ! Restituer la souveraineté monétaire au peuple,Mille et une nuits, Paris, 2011 ; et La Monnaie et ses mécanismes, La Découverte, Paris, 2017.
(4) Différence entre le taux d’intérêt appliqué aux titres de dette émis par un pays donné et celui appliqué aux titres émis par un autre pays réputé solide (l’Allemagne, par exemple).
(5) Lire Laura Raim, « De la monnaie unique à la monnaie commune », Manuel d’économie critiquedu Monde diplomatique, 2016.