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  • L’appel aux troupes ou le retour de la guerre sociale
    21 MARS 2019 PAR ROMARIC GODIN

    En replaçant l’armée dans les stratégies de maintien de l’ordre, le gouvernement renoue avec la logique de l’État du XIXe siècle. Une évolution logique compte tenu de sa politique économique et sociale, qui détricote l’État social issu de la Libération et du Conseil national de la résistance.

    L’utilisation massive de l’#armée dans des opérations de maintien de l’#ordre est une première en #France depuis 1948 lorsque le ministre de l’intérieur socialiste Jules Moch utilisa l’armée pour contraindre les mineurs à reprendre le travail. Ce fut la dernière fois, à l’exception notable (et qu’il ne faut évidemment pas oublier) des guerres coloniales où l’armée française fut mobilisée contre des #manifestants et même contre des émeutiers. Et ce n’est pas un hasard. C’est donc une longue tradition qui, ce week-end, va se fermer. Et cette tradition n’est pas étrangère au système économique et social qui a prévalu jusqu’ici en France.

    L’immédiat après-guerre est en effet marqué par un changement majeur en France. Avec l’application partielle du programme du Conseil national de la résistance (CNR), le pays cherche à apaiser la #lutte_de_classes par la construction d’un système de protection sociale fort et paritaire. Patronat et syndicats sont contraints à discuter et à gérer ensemble cette protection à laquelle contribuent salariés et employeurs. La lutte n’a certes pas disparu, notamment dans le domaine salarial. Mais l’enjeu salarial est relativisé par l’existence de « coussins de protection » auxquels chacun participe.

    En termes de maintien de l’ordre, ce système social a une conséquence directe : l’ordre qu’il faut défendre n’est plus celui d’un clan, d’une caste ou d’une classe. C’est celui de tous. Et dès lors, il ne saurait plus exister « d’ennemi de l’intérieur » dans le domaine social. Logiquement, l’armée, dont la fonction est de combattre un ennemi, ne peut être mobilisée pour maintenir l’ordre social. C’est dans ce cadre que le gouvernement provisoire de la République crée en 1944 les « compagnies républicaines de sécurité » (CRS), excluant de fait l’armée du maintien de l’ordre.

    Certes, le recours à la troupe en 1947 et 1948 se fait après la création de la sécurité sociale et des CRS. Mais c’est un fait alors exceptionnel à plus d’un titre. Ces grèves sont politiques et s’inscrivent dans la logique de la guerre froide. Alors que le président étasunien Harry Truman vient d’appeler, en mars 1947, au « containment » (« endiguement ») de l’influence soviétique, les grévistes peuvent alors apparaître, pour un Jules Moch, comme des « ennemis de l’intérieur ». De fait, une situation du même type a lieu, au même moment, en Italie. L’enjeu du maintien de l’ordre a été compris par le gouvernement français de l’époque comme un enjeu géopolitique, celui du maintien de la France dans le bloc occidental. Et ce fait pouvait justifier, sinon excuser, le recours à l’armée dans un cadre social qui, du reste, était naissant.

    Mais le caractère exceptionnel de ce recours se montre par le fait qu’à aucun moment, depuis, il n’a été de nouveau, jusqu’à ces derniers jours, question de la troupe pour assurer l’ordre social. En mai 1968, Charles de Gaulle, rencontrant le général Massu à Baden-Baden, a pu songer à briser ce tabou. Mais il s’en est bien gardé, choisissant, pour sortir de la crise, la voie politique, par la dissolution, et la voie sociale, par les accords de Grenelle. Il a préféré resserrer l’idée que l’ordre républicain devait avant tout s’appuyer sur la démocratie et la collaboration des classes sociales.

    Il n’en avait pas toujours été ainsi, loin de là. La France a longtemps été le pays de la bourgeoisie triomphante et dominante. En 1944, la France, malgré les avancées du Front populaire, est encore un pays extrêmement en retard sur le plan de la protection sociale. Jusqu’en 1864, la grève est interdite, de même que les syndicats jusqu’en 1884. À l’exception de l’épisode des deux restaurations (1814-1830), l’ordre, c’est alors l’ordre bourgeois. Et pour assurer cet ordre, on n’hésite pas à avoir recours à l’armée.

    C’est, du reste, la convention thermidorienne, formée de ceux qui ont fait tomber Robespierre, qui inaugure ce recours. La révolution de 1789 avait voulu également démilitariser le maintien de l’ordre, jusqu’ici assuré par les mercenaires du roi, avec la création de la garde nationale (qui n’hésita pas cependant à tirer sur le peuple au Champ-de-Mars, le 17 juillet 1791). Les Thermidoriens en appellent à l’armée nationale pour réduire les émeutes venant de la gauche comme de la droite. L’armée sauve la convention lors de l’insurrection populaire (de gauche) du 1er prairial an III (20 mai 1795), puis lors de l’insurrection royaliste du 13 vendémiaire an III (5 octobre 1795), où se distingua le jeune Napoléon Bonaparte. Les « centristes » d’alors, défenseurs des nouvelles classes dirigeantes acheteuses de biens nationaux, se maintiennent grâce à la troupe et le Directoire, avant de succomber au coup d’État de Brumaire, n’aura survécu que par la grâce de l’armée.

    Lorsque la bourgeoisie revient au pouvoir en 1830, elle a un recours massif – et sanglant – à l’armée pour le maintien de l’ordre. Les #émeutes parisiennes de 1832 (contées dans Les Misérables de Victor Hugo), de 1833 et de 1834, engagent la « ligne » (nom alors donné à l’infanterie). C’est aussi la troupe qui mate la #révolte des #Canuts en 1834. Un épisode rappelle alors le danger de la militarisation du maintien de l’ordre. Le 14 avril 1834, une patrouille de la ligne descend la rue Transnonain, actuelle rue Beaubourg. Au passage devant le numéro 12, un coup de feu claque et tue un soldat. Ses camarades, fous de rage, investissent le bâtiment et massacrent ses occupants, souvent encore dans leur sommeil. Il y aura douze victimes et l’épisode sera immortalisé par une gravure de Daumier. Mais la monarchie de Juillet n’a pas le monopole de ces recours à la troupe.

    Au début de la deuxième république, en juin 1848, les ouvriers révoltés dans l’est parisien contre la fin des ateliers nationaux qui les condamnent à la faim, sont écrasés par l’armée dirigée par le terrible général Cavaignac. L’intérêt défendu ici est clair : c’est la rente, l’obligation d’État dans laquelle la bourgeoisie investit sa fortune et qui était menacée par les dépenses sociales. Il y aura plusieurs milliers de morts. En #1871, c’est également l’armée qui mène la guerre contre la Commune. Il y aura plusieurs milliers de morts dans un épisode où se déchaînera la classe dominante qui n’aura de cesse d’appeler à la force militaire.

    La IIIe République entend changer de doctrine, en dépolitisant l’armée. Mais le régime d’alors est encore largement un centrisme bourgeois pour qui toute remise en cause de l’ordre social est un enjeu qui relève de l’armée. Cette dernière intervient encore régulièrement pour défendre les biens et le fonctionnement de l’économie. C’est le cas le 1er mai 1891 à Fourmies où les ouvriers du textile manifestent pour la journée de huit heures. La situation dégénère et le 145e de ligne tire à balles réelles, faisant 9 morts et 35 blessés.

    En 1906 et 1907, #Clémenceau recourt massivement à l’armée pour briser les #grèves et les #manifestations de viticulteurs du Sud-Ouest (qui s’étendent au reste de la population du Languedoc). La mutinerie du 17e de ligne en juin 1907 à Perpignan est une exception, mais elle deviendra un symbole de la lutte sociale grâce à une célèbre chanson « Gloire au 17e » ! où claquaient ces mots : « Vous auriez, en tirant sur nous, assassiné la République ! » Pour le reste, l’armée est utilisée – et avec des morts, là encore – en réponse à une demande profonde de la société. À cette dureté du pouvoir, qui refuse d’instaurer un système social à l’allemande et même un impôt sur le revenu (il faudra attendre 1914 et dans les faits les années 1920 pour qu’il soit instauré en France), répond un syndicalisme de combat frontal, celui de la CGT du congrès d’Amiens (1906). Les classes sont alors face-à-face et l’armée est au service d’un des deux combattants.

    Avec le drame de la Première Guerre mondiale et la conscription universelle, le recours à l’armée pour le maintien de l’ordre est plus délicat et accroît le risque de fraternisation. Les préoccupations des soldats et celles des ouvriers sont parfois les mêmes. Avec toute sa naïveté, « Gloire au 17e » annonçait un changement majeur. La lutte du « peuple » contre la « multitude » devient impossible. Elle est donc progressivement mise en retrait avec, en 1926, la création de la gendarmerie mobile. Parallèlement, l’État social français s’étoffe dans les années 1920, avec les premières assurances sociales et, dans les années 1930, avec le Front populaire. Le conflit social se démilitarise donc progressivement pour aboutir finalement à l’évolution de l’après-guerre.

    Le retour de la guerre sociale

    L’avènement d’un État social ne signifie certes pas la fin de la violence sociale et de la répression policière, loin de là. Mais il se traduit par l’idée que la lutte de classes n’est pas une lutte qui peut être militarisée. Elle ne peut plus l’être, parce que les classes sociales participent, en théorie, ensemble à la gestion de la société. Il n’est alors plus possible de voir dans le maintien de l’ordre une question de vie ou de mort pour l’État. Or, l’armée est une force de destruction au service de la défense de l’État. Si l’État appartient à tous, alors l’armée aussi appartient à tous et, dès lors, elle ne peut être l’arbitre des luttes entre intérêts sociaux parce qu’elle ne peut détruire ce qui la constitue. C’est alors la police, dont la fonction théorique n’est pas destructrice, qui est garante de l’ordre intérieur.

    À l’inverse, lorsque l’État est mis au service des intérêts d’une classe, il n’existe pas d’intérêt pour les oppositions à maintenir cet État et la défense de l’ordre devient existentielle. Elle implique donc que l’armée soit capable de détruire l’adversaire qui n’est pas perçu comme une partie de l’État. Il faut se souvenir de ce discours célèbre à l’Assemblée nationale d’Adolphe Thiers, en 1850, bien avant qu’il soit l’instrument de l’écrasement de la Commune. Pour justifier la nouvelle loi électorale, plus restrictive, il affirmait que « les amis de la vraie liberté, je dirais les vrais républicains, redoutent la multitude, la vile multitude, qui a perdu toutes les républiques ». Et le futur président de la République de préciser : « La France nous juge, elle sait la langue française, quoiqu’on la défigure bien indignement, elle sait ce que veut dire le peuple et ce que veut dire la multitude, elle comprendra mes paroles. Tant pis pour ceux qui veulent défendre la multitude, je leur laisse cet honneur, quelque nom qu’ils portent. Je leur laisse ce triste honneur ; ce n’est pas le peuple, le vrai peuple qui incendie les palais, les statues, égorge à Paris, qui verse le sang… »

    Ce propos est clair et il traversera tout le XIXe siècle français : le « peuple », soutien de l’État et de la liberté, s’oppose frontalement à une masse violente qu’il faut réduire et qui est hors de lui. Cet ennemi est un barbare, qui ne respecte pas les fondements de l’ordre social, donc de l’État qui le garantit. Il faut le contenir, comme il faut contenir un ennemi extérieur. L’armée s’impose donc dans cet exercice. C’est la traduction de la haine de classe.

    Mais, alors, que se passe-t-il aujourd’hui ? Les mots de Thiers prennent ici une actualité brûlante. On pourrait croire, style mis à part, les propos d’un membre de la majorité. Et ce n’est pas un hasard. Que fait en effet le gouvernement Philippe ? Il détricote l’État social issu du compromis de 1944, finalement largement accepté après l’échec des grèves de 1947-48 : l’État gère directement l’assurance-chômage et l’assurance-maladie et s’apprête à réduire les garanties de la retraite ; il privatise des activités d’intérêt général comme la Française des jeux et Aéroports de Paris ; en dépit du bon sens, il mène une politique fiscale largement favorable aux plus fortunés, sans contrepartie ; il promet des réductions de dépenses et un redimensionnement des services publics, de la santé au ferroviaire. Bref, il dynamite les fondements de la société de 1944. L’État redevient celui d’un groupe social, celui qui a intérêt aux « réformes structurelles ».

    Lundi 18 mars, lors du « grand débat des idées », Emmanuel Macron a mis en garde contre la confusion entre « l’extrême violence politique » et « ce que peuvent être les mouvements sociaux dans toute démocratie ». Mais cette distinction fait deux économies majeures. D’abord, elle identifie la violence politique à la dégradation de bâtiment à vocation commerciale et elle identifie donc la politique à un système économique. Ensuite, elle oublie que le mouvement des gilets jaunes est un mouvement social prenant acte de l’impasse des mouvements sociaux dans un contexte de réformes. Or, qui a dit qu’il ignorerait, quoi qu’il arrive, le mouvement social, sinon ce même chef de l’État ? La réalité est bien différente : en cherchant à détruire l’État social, Emmanuel Macron crée un rapport de force en faveur d’une partie de la société. Et cette privatisation conduit naturellement à une guerre sociale et à l’appel à la troupe. Comme en 1795, 1834 ou 1871. Bienvenue au XIXe siècle.

    https://www.mediapart.fr/journal/france/210319/l-appel-aux-troupes-ou-le-retour-de-la-guerre-sociale?onglet=full

  • Plongée dans la complexité des #inégalités mondiales - Page 1 | Mediapart
    https://www.mediapart.fr/journal/france/080219/plongee-dans-la-complexite-des-inegalites-mondiales

    Plongée dans la complexité des inégalités mondiales
    8 FÉVRIER 2019 PAR ROMARIC GODIN
    Les éditions La Découverte publient la traduction française de l’ouvrage d’un des plus grands spécialistes des inégalités, Branko Milanović. Un texte dense et riche, nécessaire à la compréhension d’un des sujets les plus brûlants du moment.

    Ce phénomène est relativement récent et il est devenu réellement central avec la grande crise entamée en 2007. Parmi ceux qui, auparavant, ont contribué à faire émerger ce problème, on trouve Branko Milanović, formé en Yougoslavie et économiste en chef de la Banque mondiale de 1994 à 2001. Son dernier ouvrage, publié en anglais en 2016, paraît le 7 février dans sa traduction française aux éditions La Découverte, sous le titre Inégalités mondiales – Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances.

    Et, comme le souligne l’auteur, plus les revenus sont hauts, plus la concentration de #richesse est élevée. Ceux qu’il appelle les « vrais ploutocrates mondiaux », les 1 426 milliardaires (soit approximativement 0,000002 % de la population mondiale) recensés par #Forbes, pourraient ainsi concentrer 2 % des richesses mondiales. Leur poids en termes de richesse est donc un million de fois supérieur à leur poids réel dans la population. Et, entre 1987 et 2013, leur richesse a progressé deux fois plus vite que le PIB mondial.

    Le rôle des inégalités nationales reste cependant « secondaire » pour l’instant, car, comme l’explique Branko Milanović, les inégalités entre pays demeurent beaucoup plus élevées que les inégalités à l’intérieur des pays. En d’autres termes, les inégalités selon le lieu restent beaucoup plus fortes que les inégalités selon la #classe, qui étaient le phénomène dominant au début du XIXe siècle.

    Logiquement, les sociétés riches tendent à se refermer sur elles-mêmes pour protéger cette richesse et à oublier les oppositions de classe. Branko Milanović ne va pas jusque-là mais son analyse permet d’éclairer la #crise_de_la_gauche dans les pays avancés et le succès d’une extrême droite qui défend précisément « cette alliance de classe contre l’étranger ». C’est la traduction politique de cette période hybride en termes d’inégalités que nous vivons.

    Il tient cependant pour vain et inefficace de chercher à bloquer les flux par des barrières ou des politiques « d’#immigration choisie ». Pour lui, la solution consisterait plutôt à permettre des flux plus importants de personnes, tout en proposant aux migrants des droits inférieurs aux citoyens du pays d’accueil. Il y aurait ainsi « deux ou trois niveaux de citoyenneté, pendant un temps au moins ».

  • EN DIRECT - Décryptage - « Paradise Papers » : les clés du paradis (fiscal) aux mains des riches - #DecryptageFi - La France Insoumise
    https://www.youtube.com/watch?time_continue=304&v=pnlbRW2XuS4

    L’émission est animée par Charlotte Girard. Nos invités sont :
    – Bastien Lachaud, député France insoumise
    – Vincent Drezet, syndicaliste dans l’administration fiscale, ancien secrétaire général de Solidaires finances publiques
    – Jean-Marie Monnier, professeur fiscaliste à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
    – Romaric Godin, journaliste économiste à Mediapart.

  • EPHAD. Le cri d’alarme inédit des salariés et directeurs de maisons de retraite, Gaëlle Dupont
    http://www.lemonde.fr/societe/article/2017/10/20/le-cri-d-alarme-inedit-des-salaries-et-directeurs-de-maisons-de-retraite_520

    Le cri d’alarme inédit des salariés et directeurs de maisons de retraite
    Les professionnels des Ehpad ont lancé un appel au secours commun à Emmanuel Macron pour en finir avec les mauvaises conditions d’accueil.

    « Faites un test : levez-vous le matin, faites votre toilette, votre lit, mettez-vous à petit-déjeuner, chronométrez-vous, vous verrez que vous ne tiendrez pas en quinze minutes. Et pourtant vous êtes en bonne santé. » Le défi est lancé par Anne-Sophie Pelletier, membre de la CGT, ancienne porte-parole des aides-soignantes en grève de la maison de retraite Les Opalines, à Foucherans (Jura). Quinze minutes, c’est le temps dont ces professionnelles disposent pour accompagner dans ces tâches les personnes âgées dépendantes hébergées dans l’établissement où elle travaille. A Foucherans, la grève a duré d’avril à juillet, deux postes supplémentaires ont été obtenus, « mais le sous-effectif perdure ». Comme dans tous les Ehpad de France.

    C’est ce qu’ont dénoncé, dans une lettre ouverte au président de la République rendue publique jeudi 19 octobre, cinq syndicats de salariés du secteur médico-social (CGT, FO, UNSA, CFDT, CFTC) et l’Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA). La démarche est inédite. Parce que l’heure est grave, selon les auteurs de l’appel.

    « Terrible angoisse »

    « Malgré les évolutions du secteur (…), la situation reste extrêmement tendue au regard des besoins et attentes des personnes âgées, écrivent-ils. Ces dernières entrent en établissement avec des handicaps physiques et psychiques de plus en plus importants, auxquels s’ajoutent parfois des pathologies psychiatriques pour lesquelles les personnels ne sont pas préparés ; les personnes âgées sont insuffisamment accompagnées dans les actes de la vie quotidienne, les familles s’épuisent et les professionnels sont au bord de la rupture. »

    Des statistiques de la Caisse nationale d’assurance-maladie montrent une fréquence des accidents du travail trois fois supérieure à la moyenne dans ce secteur d’activité. « La qualité de vie au travail des salariés a une influence directe sur la qualité de séjour des personnes, observe Jean-Claude Stutz, secrétaire national adjoint de l’UNSA Santé-sociaux. Quand on sait que certains directeurs ont pour objectif que leurs résidents aient à manger une fois par jour, c’est inacceptable. »

    « On est dans un soin technique, renchérit Anne-Sophie Pelletier. Comment attirer des jeunes avec des conditions de travail pareilles ? » Elle dénonce également un « glissement de tâches » : « On envoie du personnel de ménage non formé distribuer des médicaments. »

    Les syndicats de salariés et l’association des directeurs d’établissement (qui rassemble secteurs public, associatif et privé) réclament à l’unisson une augmentation du taux d’encadrement obligatoire dans les Ehpad, même si l’objectif final ne fait pas l’unanimité. Les syndicats veulent dix soignants pour dix personnes âgées hébergées, l’AD-PA huit pour dix. Aujourd’hui, ce taux est de 5 pour 10. « C’est une moyenne, rappelle Pascal Champvert, le président de l’AD-PA. Dans certains cas, on peut avoir un aide-soignant pour 50 résidents la nuit, un pour 20 l’après-midi. »

    Sous-dotation

    Une enquête en ligne lancée en mars par la CFDT Santé à destination des personnels paramédicaux, à laquelle 2 587 ont répondu, a montré une charge de travail particulièrement lourde. Les personnes interrogées déclaraient avoir eu la charge de 28 patients en Ehpad dans la journée, et 35 patients en Ehpad avec unité Alzheimer, un record. « La sécurité et la dignité des patients ne sont pas assurées, affirme Nathalie Canieux, secrétaire générale de la CFDT Santé-sociaux. Une terrible angoisse monte de ces établissements. »

    Les salariés font état d’amplitudes horaires considérables, et d’une frustration importante. « Nous ne sommes pas suffisamment pour bien s’occuper des résidents, relate une salariée anonyme. La plupart du temps, ils nous demandent de rester un peu plus longtemps, ils aimeraient parler, mais nous n’avons pas le temps pour cela. Et même les soins comme les toilettes, parfois nous les faisons vite, trop vite. »

    Lire aussi : Les députés s’alarment des conditions de travail dans les maisons de retraite
    http://lemonde.fr/societe/article/2017/09/14/ehpad-les-deputes-s-alarment-des-conditions-de-travail_5185588_3224.html

    Les signataires de l’appel dénoncent la sous-dotation financière du secteur et appellent à suspendre une réforme visant à harmoniser les ressources entre les établissements. « Il s’agit de prendre aux moins pauvres que d’autres pour donner aux plus pauvres, décrit Luc Delrue, secrétaire fédéral de FO Santé. Nous contestons cette logique de fonctionnement au sein d’une enveloppe financière constante. D’autant que les départements, qui financent également les Ehpad par l’allocation personnalisée d’autonomie, sont eux-mêmes étranglés par la baisse des dotations de l’Etat. » Le reste à charge pour les personnes âgées et leurs familles demeure, lui, très élevé. Ce sont elles qui financent 60 % du fonctionnement des établissements.

    Les signataires dénoncent en outre la baisse des contrats aidés, nombreux dans les maisons de retraite. Ils réclament une réorganisation du financement de l’aide à domicile et un renforcement de la formation des personnels du secteur. « Si l’Etat ne nous donne pas de signe sérieux, il faudra poser le problème de l’organisation d’une grève dans toute la France », prévient Luc Delrue.

    « On ne les met pas au lit, on les jette » : enquête sur le quotidien d’une maison de retraite, Florence Aubenas, 18.07.2017

    Une dizaine d’aides-soignantes de la maison de retraite Les Opalines, à Foucherans, ne travaillent plus depuis 100 jours, dans le silence national absolu.

    C’était un matin comme les autres. Il était 7 heures en salle de relève, le début du service, les filles se tenaient prêtes dans leur uniforme blanc. Quelqu’un croit se souvenir que l’une pleurait déjà, mais pas très fort. Personne n’y faisait attention, l’habitude. La question rituelle est tombée : « Est-ce que vous êtes au complet ? »

    La réponse, elles la connaissent toutes aux Opalines, un Ehpad – un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes – à Foucherans, dans le Jura. Chaque jour ou presque, les équipes d’aides-soignantes tournent en sous-effectif, pas de remplacement, ni des absentes ni des malades. Et toutes savent comment ça se passe dans ces cas-là derrière les portes fermées des chambres, ce qu’il leur faudra faire pour boucler le service à temps.

    Une deuxième fille s’est mise à pleurer. C’était un matin comme les autres aux Opalines, mais peut-être le matin de trop. Depuis le 3 avril, une dizaine d’aides-soignantes mènent la grève la plus longue de France dans un silence national absolu.

    Aux Opalines de Foucherans, 77 résidents, il faut savoir où on est. Certains ont vendu leur maison pour entrer ici. « Maman a élevé huit enfants seule, on voulait le mieux pour elle. On a attendu une place deux ans », raconte une fonctionnaire.

    Dans cet établissement privé, les prix surplombent ceux de la région : 2 500 euros par mois contre 1 800 euros en moyenne, notamment dans le public. Le bâtiment a belle allure ; il a été inauguré il y a cinq ans, compte un jardin et de vastes chambres. Dans la salle à manger – on ne dit pas le réfectoire –, le personnel porte nœud papillon et chemise blanche, on sert du vin en carafe et l’apéritif le dimanche.
    Salaires planchers

    Le personnel en grève dénonce des conditions de travail incompatibles avec le respect de la dignité des patients et une absence de dialogue avec la direction.

    « Quand papa est arrivé, il était ébloui. Il répétait : “C’est plus beau qu’un hôtel !”, dit un fils. Lui se souvient pourtant d’impressions fugitives, des sonnettes appelant dans le vide, un lit resté souillé, le pas-le-temps, le pas-toujours-très-net. Mais dans ces endroits-là, on ne pose pas vraiment de questions et on n’a pas vraiment de réponses. Chacun regarde ailleurs, espérant se convaincre qu’on ne pourrait pas mieux faire. »

    A Foucherans, aucun mauvais traitement n’a d’ailleurs été signalé, ni rien d’exceptionnel. Le tragique est là, d’une certaine façon : c’est la vie quotidienne dans un Ehpad qu’une poignée de filles à bout de souffle vient soudain de mettre à nu.

    Sur le parking de l’établissement, un vent brûlant secoue la tente des grévistes. On dit « les filles » bien qu’il y ait aussi un garçon, tant le métier est estampillé « boulot de femme », avec son lot d’ingratitudes et ses salaires au plancher : 1 250 euros net à Foucherans, pour des journées de dix heures et deux week-ends travaillés.

    « Les filles », donc, s’efforcent de paraître vaillantes, mais on les sent à cran à plus de trois mois de grève, balançant de l’euphorie au désespoir. A ce stade d’épuisement, elles se sont mises à raconter ce qu’on ne partage pas d’habitude, ou alors seulement entre soi, et encore pas toujours.

    L’une commence, tout doux : « Le matin, on les lève sans leur demander leur avis. On sait déjà qu’on n’aura pas le temps : quinze minutes pour la toilette, l’habillement, le petit déjeuner, les médicaments. Alors, il faut choisir. Est-ce qu’on lave les cheveux ? Ou les dents ? La douche hebdomadaire, c’est rare qu’on la tienne. »
    Certains résidents sont nourris à la cuillère, des plats mixés. « Il m’arrive d’en avoir cinq ou six en même temps », dit une grande brune. Elle tend les bras, mimant le buste qui pivote à toute allure. « J’ai l’impression de faire du gavage. »

    Cadences infernales

    Et d’un coup, le piquet de grève ressemble à un confessionnal dans la fumée des cigarettes. « Quand je rentre à la maison, je suis une pile électrique, explique une autre. Je me sens mal d’avoir dit à celui-là : “Dépêchez-vous !” Comment il peut faire, il a 90 ans ! On cautionne. Je culpabilise. »

    Soudain, les images se mettent à défiler sous la tente des grévistes, les couches qu’on change alors que le résident est debout, en train d’avaler son goûter. Tenir la cadence, toujours. Une autre raconte l’angoisse qui monte à mesure que le soir tombe dans les chambres des Opalines.

    « Vous serez là demain ? », demande un homme à l’aide-soignante. Il est dans les choses graves, il veut raconter. La « fille » répond : « Je reviens tout de suite. » Bien sûr, elle ne revient pas. « On ne fait que leur mentir. » Temps du coucher : 3 min 41. « On ne les met pas au lit, on les jette. » Il faut trouver la bonne distance, ne pas s’attacher, recommandent les formateurs. « C’est difficile. On vit dans leur intimité, on leur lave le sexe », dit l’une. Elle se souvient de l’enterrement d’un résident, où elle en avait appris davantage sur lui que pendant ses années à l’Ehpad.

    Il serait rassurant de voir Foucherans comme une exception. Pas du tout. Il se situe dans la moyenne nationale, avec environ 55 professionnels pour 100 résidents. Pas suffisant. Tout le monde sait qu’il en faut au moins 80. C’est le cas en Allemagne ; la Suisse ou les pays nordiques en sont à 1 pour 1. La France, en revanche, n’a entériné aucune norme – question de budget –, et le secteur compte plus d’accidents et de maladies professionnels que le BTP. Sous la tente des grévistes, une dame dépose en solidarité un sac de courses, pris au supermarché en face. Depuis trois mois, « les filles » vivent de collectes et de colis alimentaires. Elles ont de 20 à 50 ans.

    A Foucherans, des résidents appellent les aides-soignantes « les courants d’air ». Des surnoms circulent, « la libellule » ou « la danseuse étoile ». « Vous avez vu comme elles sont fatiguées ? C’est à cause de nous. J’ai honte », dit madame Z., 91 ans. Parfois, elle voudrait qu’on la conduise aux toilettes : « Je vois qu’elles n’en peuvent plus. Alors je fais dans ma couche. »

    Mais surtout, ne rien dire aux enfants. Ne pas les inquiéter. Monsieur D., 83 ans, est le seul à pousser le déambulateur jusqu’au piquet de grève. « On sait que vous allez les voir », lui aurait glissé l’encadrement. Lui se récrie : « C’est mon droit. » Certains auraient été convoqués pour avoir témoigné. « A table, personne n’en parle, on n’a pas de voix là-dedans », dit monsieur D.

    Questions de principes

    Et à leur tour, les résidents évoquent les histoires terribles et minuscules, qui forment ici leur univers. « Ceux dont les proches rouspètent arrivent à se faire entendre. Mais quand on est tout seul, sans visite, sans famille, on n’existe pas », dit l’une.
    Pour l’inauguration de l’Ehpad, en 2012, « les huiles du département avaient été invitées à boire le champagne. Nous, on était parqués au premier étage sans une cacahuète. Rien de grave, bien sûr, mais ça donne une idée de notre place ici », raconte un autre.

    Un grand soir, pourtant, reste dans les mémoires : « la révolte des raviolis ». Deux repas de suite, des raviolis avaient été servis, « et en petite quantité », se souvient une dame. Toute la salle à manger avait posé la fourchette. « On était fières d’eux », dit une aide-soignante. Pour pallier le débrayage, des vacataires ont été réquisitionnés et quatorze résidents transférés provisoirement.

    Au-delà des Opalines, « c’est le système entier qui génère des formes de maltraitance, une situation totalement niée par notre société, explique Pascal Champvert, de l’Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA). Je ne vous dirai pas le nombre de politiques qui m’ont expliqué : “Je ne veux pas le voir, ça me fait trop peur.” »

    En 2012, une proposition avait fait scandale : Jean-Marie Delarue, alors contrôleur des lieux de privation de liberté, revendiquait d’inspecter les Ehpad, comme les prisons ou les hôpitaux psychiatriques. « Un risque important existe d’atteintes aux droits fondamentaux, y compris involontaires », plaide Delarue aujourd’hui encore. Refus du gouvernement.

    Dans le bureau de Véronique Steff, directrice de Foucherans, on entend gazouiller les oiseaux dans la volière et la télé dans le salon. La directrice est à cran. Elle reconnaît « un planning tendu » depuis des mois, « une fatigue des salariées ».

    Deux postes d’aides-soignantes ont été créés pour tenter d’apaiser la grève, grâce à Pierre Pribile, directeur général de l’Agence régionale de santé, qui finance le volet médical des Ehpad, y compris privés.
    De leur côté, « les filles » ont abandonné une revendication : 100 euros d’augmentation par mois. Les pourparlers buttent encore sur la prime du dimanche, fixée à 23 euros, même pas de quoi faire garder les enfants. Les grévistes demandent qu’elle soit doublée. « Ce n’est pas grand-chose », laisse tomber Philippe Gevrey, directeur général de la SGMR-Opalines, dans une interview au Progrès (il n’a pas répondu au Monde). Mais il y voit une affaire de principe.

    Huitième groupe privé français, la SGMR a prévu des négociations globales pour ses 46 Ehpad à l’automne : pas question de lâcher quoi que ce soit avant. Un accord sur une « indemnité exceptionnelle » pourrait débloquer la situation. « Les grévistes y sont d’autant plus attachées qu’elles veulent la reconnaissance par la direction qu’elles en ont bavé », explique la préfecture. Les filles demandent 600 euros. La SGMR bloque : ce sera 375 euros ou rien du tout.

    « Vocation »

    « On ne se bat plus seulement pour les sous, mais pour la dignité », dit Anne-Sophie Pelletier, porte-parole du mouvement. Longtemps, aux Opalines, les filles ne se plaignaient même pas entre elles, par peur d’un conseil disciplinaire.

    Quand elles ont osé le mot « grève », au printemps, « la coordinatrice a posé son stylo et elle a rigolé », se souvient l’une. Puis un cadre leur a lancé : « Vous n’aurez rien, ni aujourd’hui ni demain ni jamais. » Anne-Sophie Pelletier reprend : « On ne s’est pas senties écoutées. » Les autres la regardent comme si elle avait traversé la ligne de feu : « Anne-Sophie est cramée. Qu’est-ce qui lui arrivera après la grève ? Et à nous toutes ? »

    Ici, on se souvient de Melissa, une employée modèle, virée en 2015, alors qu’elle comptait monter une section CGT. « J’ai pas pleuré devant eux, j’ai attendu d’être dans la voiture », dit cette dernière.
    A Foucherans, seules des salariées en contrat à durée indéterminée (CDI) font grève, mais aucune parmi la dizaine en contrat à durée déterminée (CDD). Cynthia ne se le serait pas permis non plus, à l’époque où elle bossait là.

    D’août 2012 à février 2015, elle a enchaîné 79 contrats précaires. Sans permis, sans diplôme, elle ne disait jamais non. Elle a même fini sa vacation le jour de son licenciement, pour une histoire de planning. « Il faut s’écraser. On est des pions », dit-elle. Les prud’hommes lui ont donné raison ; à Melissa aussi. D’autres Ehpad ont déjà fait grève, sans fédérer de revendications nationales. A Foucherans, la CGT et la CFDT ont apporté leur soutien.

    Sous la tente, « les filles » parlent de vocation. « On aime notre travail. » Et puis, il y a les crédits de la maison, de la voiture. « Ailleurs, il faudrait repartir en CDD, ça fait peur. » La grève vient de passer les cent jours, leurs familles en ont pris un coup. Les filles ont envoyé un SOS à la préfecture. « Qu’est-ce qu’il faudrait faire, maintenant ? Qu’une de nous se suicide sur le parking ? »

    #soins #personnes_âgées #Ephad #grève passée, grève à venir

    • #Ephad : Chez Orpea, la fin de vie se paye au prix fort, Mathilde Goanec, Mediapart, 29/1/18

      Le groupe Orpea est un poids lourd de la prise en charge des personnes âgées. Dans son établissement de Neuilly, familles, résidents et salariés dénoncent de graves dysfonctionnements, malgré des prix exorbitants. À Agen, dans une autre résidence du groupe, une femme est décédée sous les coups d’une autre, posant la question de la prise en charge psychiatrique en Ehpad.

      L’habit ne fait pas le moine, et c’est encore plus vrai pour les maisons de retraite. Dans l’établissement Les Bords de Seine du groupe Orpea de la très chic ville de Neuilly, près de Paris, les codes du luxe sont posés dès l’entrée. Moquette moelleuse partout au sol, de grands bouquets de fleurs fraîches sur des tables d’appoint, d’élégants fauteuils capitonnés dans la magnifique salle à manger. L’ambiance feutrée masque pourtant un cocktail de défaillances classique des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) en France. Le sous-effectif chronique, combiné à des économies de bouts de chandelle, finit par produire souffrance au travail pour les salariés et maltraitance pour les résidents.

      Neuilly n’est pas une anomalie, c’est tout un secteur qui est à bout : le 30 janvier 2018, une grève nationale rassemble de manière inédite les syndicats du secteur (CGT, CFDT, FO, Unsa, CFTC, CFE-CGC et Sud), un mouvement soutenu par l’AD-PA (l’association des directeurs au service des personnes âgées), ainsi que la Fédération hospitalière de France. Une pétition, rédigée en soutien par trois médecins à cette occasion, a déjà dépassé les 300 000 signatures.

      Aux Bords de Seine, où la chambre est tarifée autour de 10 000 euros, prix qui peut flirter tout compris autour des 15 000 euros mensuels, le contraste entre l’affichage et le récit des gens qui y vivent ou travaillent est saisissant. « La vitrine est luxueuse mais lorsque l’on gratte, ce n’est pas joli-joli », affirme Yveline Chabot-Canville, la fille d’une ancienne résidente. « On a déjà retrouvé ma mère à 15 heures, toujours en chemise de nuit, qui baignait dans sa couche trempée. Les draps aussi étaient trempés par l’urine. » D’après des témoignages de salariés que nous avons pu recueillir, ce cas n’est pas isolé. Poches urinaires prêtes à craquer, draps souillés par les excréments, pyjamas pleins des urines de la nuit… Les matins peuvent être difficiles. « Ils jouent la carte du haut de gamme, très bien ! Mais si c’est pour donner de l’argent aux fleuristes, je préfère qu’on supprime les orchidées », grogne le fils d’un résident.

      Interrogé sur cette situation, le groupe Orpea concède « des difficultés inhérentes à la prestation de services 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 », sans répondre précisément à nos questions (dans l’onglet Prolonger, nous reproduisons les échanges et notre liste d’interrogations). Mais pour le groupe, deuxième gestionnaire d’Ehpad en France, les problèmes font partie du passé : « L’établissement des Bords de Seine a pu y être confronté sur une période donnée ; mais grâce à nos audits réguliers et indicateurs de suivi, nous avons mis en place les actions nécessaires, avec l’ensemble de l’équipe, pour y remédier de manière réactive. » Quant à l’agence régionale de santé (ARS) d’Île-de-France, chargée du contrôle de ce type d’établissement, elle confirme avoir effectivement été destinataire de réclamations en 2016. « Toutes ont été examinées et plusieurs rencontres ont été organisées entre la direction de l’établissement, l’ARS et le conseil départemental. L’établissement a fait preuve d’une attitude positive et constructive et s’est engagé à mettre en œuvre des mesures en vue d’améliorer ses pratiques. » L’ARS assure n’avoir pas reçu de nouvelles réclamations en 2017.

      Ce qui va suivre, issu de témoignages récents, ressemble pourtant à une mauvaise liste à la Prévert. Les familles se plaignent que l’établissement rogne sur les produits les plus élémentaires, comme les protections urinaires ou le papier toilette : « Il y a régulièrement des ruptures de stock pour les protections, il faut sans cesse réclamer, ou alors elles ne sont pas adaptées pour les femmes donc ça déborde, raconte une proche d’un résident. Et on ne change les personnes dépendantes que deux fois par jour. Imaginez un bébé, pensez-vous que le changer deux fois par jour soit suffisant ? »
      Les économies ne sont pas réservées aux personnes âgées, elles touchent également le matériel mis à la disposition des soignants. « Nous manquons de gants, et ceux qui nous sont fournis sont de mauvaise qualité et se déchirent, se plaint une salariée, qui souhaite rester anonyme. On nous dit de prendre du papier pour essuyer les fesses. Ou les draps, les taies d’oreiller. » Une autre soulève la difficulté de faire face aux proches, logiquement ulcérés par ce type de traitement. « Voir son père ou sa mère, qu’on a tant aimé, être traité comme ça, c’est horrible », souffle l’aide-soignante. « On sait bien qu’on n’habille pas bien, qu’on ne lave pas bien. Faire face aux familles sachant ça, c’est dur », confirme sa collègue.

      Difficile cependant pour les salariés de protester trop frontalement. Le groupe Orpea est régulièrement mis en cause pour son climat syndical, et Mediapart a eu connaissance d’au moins une élection professionnelle invalidée par la justice, ainsi que d’une tentative de licenciement d’un délégué syndical également retoquée par le ministère du travail. En 2015, Mediapart révélait également que le groupe avait fait espionner ses salariés, en particulier des représentants syndicaux. Alors que la CGT portait l’affaire devant la justice, l’entreprise lui avait proposé un « deal » secret à 4 millions d’euros en échange du retrait de sa plainte, ce que le syndicat avait refusé.

      Aux Bords de Seine, 80 personnes âgées sont logées, réparties par groupes de 23 résidents par étage, à l’exception de l’unité protégée où vivent les personnes présentant des troubles cognitifs, comme la maladie d’Alzheimer. Pour chaque étage, deux aides-soignantes qui disposent de dix minutes environ par chambre pour laver et habiller des personnes parfois très dépendantes. « La règle de trois, vous la connaissez ? C’est un code chez certaines, raconte, amère, l’une d’entre elles. Visage, aisselles et sexe. Mais la peau s’écaille comme du poisson si elle n’est pas lavée… » Dans un texte diffusé à l’occasion de la mobilisation, le syndicat Force ouvrière rappelait ce sinistre acronyme que nombre de salariés connaissent pour qualifier les toilettes express : la « VMC », pour « visage, mains, cul ».

      Malgré un « personnel formé, qui sert les repas à l’assiette dans notre salle de restaurant lumineuse, décorée et très parisienne », selon la brochure publicitaire de la résidence, la nourriture semble ne pas non plus être à la hauteur, à tel point que des cas de dénutrition ont été dénoncés à plusieurs reprises, en interne et auprès de l’ARS. « La plupart des résidents dans la salle à manger mangent “mixé” et quand on mange avec eux, on comprend pourquoi, témoigne la fille d’un résident. Ils ne peuvent pas avaler la viande, elle est beaucoup trop dure. » Alertée à maintes reprises, la direction a répondu que les couteaux allaient être changés, témoigne la famille d’une résidente, choquée. Une vieille femme vivant dans l’établissement témoigne de son désarroi : « Je ne descends plus le soir, c’est immangeable. Je mange un peu de pain et de fromage, dans ma chambre. »

      Viande trop cuite et de mauvaise qualité, des fruits « aussi durs qu’une boule de pétanque », des sauces sans saveur… Guillaume Gobet, délégué syndical CGT et chef de restauration dans un autre établissement du groupe, rappelle la gageure de cuisiner en se fondant sur le coût total de denrées par résident accordé par Orpea : moins de cinq euros par jour. Un ancien directeur d’établissement Orpea dans le sud de la France nous a confirmé ce chiffre. Et la qualité n’est pas la seule cause de dénutrition. Faute de personnel, les personnes trop dépendantes pour manger seules ne sont pas toujours suffisamment accompagnées. « Le plateau repart avec le bol plein. Moi, je me suis vue faire manger les personnes à la table de Maman, parce que leur fauteuil les éloigne trop de la table. Entre l’assiette et la bouche, ça atterrit entre les deux », témoigne Yveline Chabot-Canville.

      Si des familles concèdent des efforts récents de la direction pour améliorer les repas, la déshydratation reste un problème régulièrement convoqué, que ce soit par les salariés ou les résidents. « Nous avons toujours de très gros problèmes de déshydratation et donc d’infections urinaires, s’agace une famille. Ce n’est pas en donnant un verre d’eau à chaque repas que l’on va s’en sortir. » Dans un courrier de résident envoyé en août 2017 à la direction, le manque d’eau est écrit noir sur blanc.

      « Faut pas mourir le samedi ici, ni la nuit »

      « Orpea vend du rêve, rapporte une aide-soignante. Sonnez, il y a toujours quelqu’un derrière la porte. » En effet, l’entreprise ne ménage pas ses efforts pour soigner sa communication. Leader européen, Orpea revendique plus de 80 000 lits dans le monde pour combler les besoins de la « dépendance ». « Soyez assurés que nos équipes pluridisciplinaires, composées de professionnels formés à l’accompagnement des personnes âgées en perte d’autonomie, proposent une prise en charge sécurisée par des procédures et protocoles rigoureux, afin de veiller au quotidien au confort des résidents », assure le groupe sur son site internet.

      La réalité, faute de personnel, est tout autre, même dans une maison haut de gamme. Selon Guillaume Gobet à la CGT, le ratio en personnel chez Orpea est de 0,47 personne par résident (comprenant l’ensemble du personnel, du pôle administratif à la restauration, en passant par l’animation et le soin), quand les différents rapports publics sur le grand âge préconisent plutôt 0,66 et que la moyenne nationale s’établit à 0,55.

      « Ces numéros de téléphone sur la feuille, là, près de mon lit, ne servent à rien, c’est ce que me répond le directeur lorsque je lui dis que j’appelle sans réponse », témoigne l’une des résidentes. Les sonnettes d’urgence sonnent souvent dans le vide, elles aussi. Que se passe-t-il alors quand quelqu’un tombe ? Selon plusieurs études, une personne âgée qui reste une heure au sol voit s’accroître considérablement le risque de décéder dans les six mois. « J’ai déjà relevé moi-même des personnes qui étaient tombées chez Orpea, ce n’est pas normal », note Yveline Chabot-Canville.

      Maurice, un résident âgé de 95 ans, se souvient de la visite affolée d’une de ses voisines, vivant en couple à son étage : « Son mari était par terre. J’ai cherché une infirmière, une aide-soignante, j’ai mis trois quarts d’heure pour trouver quelqu’un. » Maurice lui-même a passé près d’une heure au sol après une chute la nuit. L’une des résidentes ayant accepté de nous parler livre également un récit qui oscille entre l’incompréhension et la peur de « déranger ». « Faut pas mourir le samedi ici, ni la nuit. J’ai été malade et personne n’est venu me voir et ma famille n’a pas été prévenue. Je suis tombée, mais comme je tombe tout le temps… Je n’ose pas demander de l’aide. Ma famille me dit d’appuyer sur la sonnette et d’attendre. Mais là, j’étais par terre… » Les familles que nous avons rencontrées font tous les mêmes récits et des alertes ont été posées à maintes reprises par les instances internes de l’établissement sur cette question.

      Le problème survient la nuit, confirment les salariés, quand les employés se font plus rares encore. « Récemment, un résident a fait une chute, raconte une aide-soignante. La personne en charge cette nuit-là avait deux étages de plus de vingt résidents, seule. Parfois, on retrouve des gens de l’unité protégée, le matin, au milieu de la salle commune. Ils n’ont pas dormi dans leur lit ! » Une situation que confirment les proches des personnes placées dans ladite unité protégée. La solitude pèse parfois autant que le risque physique : « Un homme comme moi, qui ne souffre pas de quelque chose, on ne lui répond pas. On ne s’occupe pas de moi. Il y a un grand couloir, et je n’y vois personne », se désole Maurice.

      « La composition de notre équipe dépasse historiquement les exigences fixées par la convention tripartite signée avec les autorités de tutelle ; et tous les postes sont effectivement pourvus, répond Orpea. Nous mettons également à la disposition de l’ensemble des collaborateurs (soignants ou non) de nombreux outils pour les aider à accomplir leurs missions quotidiennes, telles que des formations régulières, des protocoles et procédures, ainsi que tous les équipements nécessaires à la bonne prise en charge des résidents. »

      La direction de la maison Les Bords de Seine a bien une solution, calibrée pour sa riche clientèle. Elle conseille aux familles de prendre une “dame de compagnie”. Ceux qui le peuvent n’hésitent pas à sauter le pas et font venir dans la résidence, pour certains quotidiennement, du personnel chargé de distraire ou d’occuper leurs proches vieillissants, même si cela alourdit encore la facture. Rebecca (son prénom a été modifié) était l’une d’entre elles, chargée d’un vieux monsieur aujourd’hui décédé. « Les gens dans cette maison passent leur vie à attendre, tout le temps, que quelqu’un passe. C’est triste. » Il y a pourtant des animations l’après-midi, de qualité, selon les avis presque unanimes, insuffisantes cependant pour rompre la monotonie des journées. « À notre étage, vu qu’il n’y a que des vacataires, nous sommes obligés d’avoir une dame de compagnie, explique le fils d’un résident. Avant cela, je ne compte plus le nombre de fois où nous arrivions et où les trois aides-soignantes étaient en vacances. Ils se foutaient éperdument de la situation, cela ressemblait à un mouroir. »

      Les dames de compagnie ne sont pas censées soigner, nourrir, ou laver les résidents, tâche normalement réservée au personnel soignant qualifié. « Quand je voyais que la toilette n’était pas bien faite, j’appelais, se souvient Rebecca. Mais le personnel est toujours débordé. Et encore, moi j’étais là pour surveiller… Que se passe-t-il pour ceux qui n’ont pas de visite ? » Selon les salariés et les familles, Orpea utilise, pour boucher les trous, une pratique bien connue dans les Ehpad. Si un aide-soignant est absent, malade ou en congé, un ASH (agent des services hospitaliers) peut le remplacer. Sauf que le rôle de l’ASH se borne, selon la loi, au ménage et à la distribution des repas. À l’Ehpad des Bords de Seine, des salariés rapportent qu’ils distribuent même parfois les médicaments, une tâche habituellement réservée à l’infirmier, parfois à l’aide-soignant. Alertée à ce sujet, l’agence régionale de santé d’Île-de-France renvoie sur le code de l’action sociale et des familles : « Lorsque les personnes ne disposent pas d’une autonomie suffisante pour prendre seules le traitement prescrit par un médecin à l’exclusion de tout autre, l’aide à la prise de ce traitement constitue une modalité d’accompagnement de la personne dans les actes de sa vie courante. »

      Les vacataires sont également légion, souvent non formés. Ils font alors « office de », selon le jargon. « Nous avons beaucoup d’escarres dans l’établissement, et pas de personnes formées pour les soigner. Nous sommes censés apprendre les gestes aux nouveaux, en plus de notre travail, mais nous n’avons pas le temps ! Résultat, oui, il y a de la maltraitance passive, et des gens qui s’en foutent de leur travail. » L’aide-soignante qui s’exprime blâme la politique de bas salaires d’Orpea, qui génère un gros turn-over. « On gagne même pas 1 400 euros par mois, qui veut faire ce travail correctement à ce prix-là ? » De fait, vu la faiblesse des salaires, ils sont nombreux à cumuler un temps plein chez Orpea et un autre contrat ailleurs, ou des vacations dans d’autres établissements. « La nuit, certaines s’endorment », confirme le proche d’un résident.

      À Agen, une résidente en unité protégée a roué de coups une autre pensionnaire

      Un ancien directeur d’Orpea, dans le sud de la France, ayant passé de longues années dans le groupe, confirme le tableau qui a été décrit à Mediapart. L’Ehpad des Bords de Seine n’est pas une exception. « Je ne reconnais plus le groupe que j’ai connu. Nous devons appliquer rigoureusement les procédures du siège sans prendre en considération le client, explique cet ex-employé, scandalisé. Il n’y a plus d’humanité. » Comme tous les acteurs privés, Orpea reçoit de l’ARS une enveloppe pour payer son personnel, l’État prenant en charge à 70 % la paye des aides-soignantes et à 100 % celle des infirmières et des médecins. « Pour tout ce qui reste du coût direct, l’hôtellerie, la restauration, le ménage, etc., on nous demande de faire toujours mieux avec moins, poursuit l’ancien directeur. La marge bénéficiaire, elle se fait là, sur le personnel que vous payez, pas sur celui qui est subventionné ! » La pression mise sur la hiérarchie pour tenir les budgets n’est pas sans conséquence. À Neuilly, depuis la création de l’Ehpad en 2010, au moins cinq directeurs se sont succédé.

      Les salariés des Bords de Seine assurent que des postes financés par l’ARS, comme les aides-soignantes diplômées, sont parfois remplacés par une ou deux personnes à temps partiel, sans diplôme, donc moins bien rémunérées. L’ex-directeur interrogé confirme qu’il ne faut « jamais dépasser » l’enveloppe ARS chez Orpea, quoi qu’il en coûte. « L’ARS va nous attribuer de l’argent pour 25 postes, mais si par malheur les salaires localement sont un peu plus hauts, pour cause de rareté par exemple, on aura 22 postes et puis c’est tout. Si au cours de l’année le nombre de résidents augmente, tant pis, c’est aussi au directeur de se débrouiller. » La rigueur est payante. En 2016, le chiffre d’affaires du groupe s’élevait à près de 2,9 milliards, générant un bénéfice net de 257 millions d’euros, avec un nouveau “record” de rentabilité en 2017. En deux ans, les bénéfices ont doublé.

      Pour maintenir sa progression, Orpea s’impose comme ses concurrents un impératif, remplir ses établissements. Avec le risque d’accueillir dans ses murs des résidents qui relèvent davantage de la psychiatrie que d’un Ehpad. Fin décembre 2016, une maison Orpea à Agen en a fait la cruelle expérience. Une résidente âgée de 86 ans, en proie à de graves troubles de la santé mentale, a brutalement attaqué une autre pensionnaire du même âge, la rouant de coups. La victime de l’agression est décédée quelques heures plus tard, après avoir été emmenée aux urgences.

      « La personne qui a fait ça était agressive, on l’avait mise en zone Alzheimer de l’unité protégée en pensant que ça la canaliserait. Mais elle avait de vrais moments de folie. Celle qu’elle a agressée s’est présentée en chemise de nuit dans le salon, et cela a suffi à la mettre hors d’elle, au point de la tabasser à mort », raconte, toujours choqué, un salarié de l’Ehpad d’Agen. « Aujourd’hui, on prend n’importe qui dans nos Ehpad, des gens qui n’ont rien à y faire, qui peuvent être dangereux pour eux-mêmes, pour les autres, pour le personnel », poursuit le salarié. La famille de la victime a, selon nos informations, porté plainte contre Orpea. Depuis, la direction a ajouté un salarié aux personnes chargées la nuit de veiller sur les 85 résidents que compte la résidence. Le groupe précise par ailleurs que « toute demande d’admission fait l’objet d’un avis médical pour veiller notamment à la compatibilité de l’état de santé de la personne à accueillir avec les capacités de soins de l’institution ». « On manque de personnel, c’est clair, persiste le salarié d’Agen. Dans l’unité protégée, il y a une aide-soignante et une ASH, ce n’est pas assez. » Et pourtant, pour vanter l’unité protégée, spécialisée dans l’accueil des personnes désorientées ou atteintes de la maladie d’Alzheimer de l’Ehpad d’Agen, Orpea insiste sur la « prise en charge individualisée », appuyée par « un personnel formé à l’accompagnement des personnes atteintes de maladies neurodégénératives ».

      À Neuilly aussi les salariés craignent l’accident. « Aujourd’hui, nous avons des cas qui relèvent de la psychiatrie pure. Ils demandent beaucoup d’attention. Or la soignante de l’unité protégée a la même fiche de poste que les autres et elle est amenée à quitter l’étage. Parfois elle arrive le matin, la fille de nuit est déjà partie, les résidents sont restés livrés à eux-mêmes ! » Une photo prise à l’unité protégée montre une porte bloquée par un drap, signe de l’impuissance du personnel à trouver une autre solution. « Les salariés nous disent qu’être deux avec 13 ou 14 patients atteints de troubles cognitifs, qui déambulent, posent 50 fois la même question, souvent ne veulent pas manger, c’est très compliqué », constate une famille.

      Si certains salariés ont tiré à plusieurs reprises la sonnette d’alarme, les résidents aussi. Ainsi, Maurice a démissionné du conseil de la vie sociale (obligatoire dans chaque Ehpad, le CVS est formé de résidents, de proches de résidents et de salariés ; il doit être consulté par la direction sur la vie de l’établissement) pour marquer son désaccord. Les proches ne sont pas en reste. Des familles, en désespoir de cause, se sont ainsi carrément introduites au débotté dans une réunion des directeurs régionaux d’Orpea en septembre 2016. « Nous sommes arrivés, tels des syndicalistes, pour perturber leurs discussions et nous faire entendre. Panique à bord, surtout dans une maison de retraite à Neuilly… »

      Mais les directions peinent à satisfaire les demandes : « Souvent, ce sont des commerciaux purs et durs, explique une proche concernée. Certains au contraire sont pleins d’empathie, mais on a l’impression qu’ils se heurtent à un plafond de verre, leurs responsabilités sont assez limitées. C’est au-dessus que ça se passe. »

      Dans un rapport d’expertise réalisé à la suite d’un droit d’alerte en 2016 dans un autre établissement du groupe, et que Mediapart a pu consulter, se retrouvent les mêmes éléments qui taraudent les familles et salariés de Neuilly. Il y est écrit que « l’intensification du travail fragilise la réalisation du travail et le vécu » des employés de l’établissement Orpea. Une « usure » qui « fait le lit des actes d’agressivité envers les résidents comme envers les collègues » et qui fait « que l’on brusque le patient ou qu’on le néglige jusqu’aux violences verbales et physiques ».

      Ce saut du mal-être au travail à la maltraitance passive, voire active, à l’égard de personnes âgées très en demande est une constante de la vie dans les Ehpad. Ainsi, la député Monique Iborra (LREM), dans le rapport rédigé à l’issue d’une mission sur le secteur en septembre 2017, ne peut que constater l’ampleur du problème : « L’organisation du travail est en tension et peut être la source de dégradation importante des conditions d’exercice des métiers de soignants. Dans certains Ehpad, on parle de maltraitance institutionnelle. » Lisa (prénom d’emprunt), une infirmière ayant travaillé quelques années dans deux Ehpad de la région parisienne, est arrivée à la même conclusion, avant de quitter le secteur pour rejoindre l’hôpital : « Tu ne peux pas bien faire ton travail. Par exemple, certains pansements, tu n’as pas le temps de les changer alors que tu devrais le faire, les hydratations, pareil. Je ne m’attendais pas à ça, je savais qu’il y avait des problèmes de personnel, mais pas à courir autant, et tous les jours. Et pourtant, les gens payaient leur chambre 2 000 à 3 000 euros par mois ! » Manifestement, même en triplant le tarif, le service n’y est toujours pas.

    • Les Ehpad, premières victimes de l’austérité budgétaire, Romaric Godin, Mediapart, 28/1/18

      La grève du personnel des établissements hospitaliers pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), ce mardi 30 janvier, est une première. Elle traduit une sous-budgétisation continuelle depuis 2010, alors même que les besoins grandissent. Un décalage que les coups de pouce de l’exécutif ne modifieront pas.

      La grève nationale des agents des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), mardi 30 janvier, constitue une première dans le secteur. Elle est révélatrice d’une impasse dans laquelle s’engage depuis plusieurs années la gestion du vieillissement de la population en France, comme dans la plupart des pays développés. Derrière la contestation officielle de la réforme du financement de ces établissements, s’accumule un “ras-le-bol” général concernant les conditions de travail et l’environnement général.

      L’intersyndicale n’hésite pas à employer des mots forts et lourds de sens : les agents « n’en peuvent plus » et sont victimes d’une « souffrance au quotidien ». Le reportage de Mathilde Goanec sur la situation dans un Ehpad des “beaux quartiers” témoigne d’une situation que l’intersyndicale juge « à ce point dégradée que l’on peut parler d’urgence nationale sur un sujet de société ».

      La réponse du gouvernement à cette crise profonde et structurelle est très significative : dans les colonnes du Parisien, la ministre de la santé Agnès Buzyn a maintenu la réforme contestée du financement, tout en rajoutant 50 millions aux 100 millions d’euros déjà ajoutés en fin d’année. Des sommes destinées à calmer le mécontentement, mais qui évidemment ne sauraient répondre aux problèmes fondamentaux du secteur. Pour le reste, on est dans les méthodes dilatoires : on promet des évaluations « au cas par cas » et on affiche d’ambitieux objectifs, sans préciser les moyens qui y seront consacrés. Bref, on tente désespérément de faire retrouver aux agents (et aux familles) de la patience.

      Mais cette patience sera inutile. La dégradation de la situation provient en effet de l’approche fondamentalement comptable de ce sujet, qui est pourtant appelé à devenir de plus en plus central dans les prochaines décennies. Le vieillissement de la population est déjà une réalité et la part des personnes très âgées et dépendantes ne cessera d’augmenter. La conséquence est connue : c’est une augmentation continue des besoins de dépenses liées à la dépendance.

      Or l’État, dans sa volonté de “maîtrise de la dépense publique”, mais aussi dans sa stratégie d’allégement des cotisations sociales, refuse d’assurer ce besoin. S’ensuit un écart entre la tendance “naturelle” des dépenses et l’augmentation des moyens mis à la disposition des établissements. Ainsi, en 2018, les dépenses de l’État liées aux Ehpad devraient, selon la commission des comptes de la Sécurité sociale, progresser de 4,5 %. L’objectif de croissance de ces dépenses a été fixé par la loi de financement de la Sécurité sociale à 2,6 %.


      Évolution des plus de 60 et 80 ans dans la population française. © CNSA

      Cette réalité est bien celle d’un secteur soumis à l’austérité. Contrairement à ce que l’on entend souvent, l’augmentation visible des dépenses ou le creusement d’un déficit (ce qui, ici, n’est pas le cas, car les déficits sociaux se résorbent vite) ne constituent pas une “preuve” qu’il n’existe pas d’austérité. Lorsque les besoins croissent et que les moyens croissent moins vite, il faut faire des économies et rogner sur les prestations et les services. Or là encore, contrairement au discours souvent entendu, la France respecte ses objectifs de croissance des dépenses de santé.

      L’objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) est respecté et a permis de contenir depuis 2010 la croissance des dépenses autour de + 2 %, loin des évolutions de la première décennie du millénaire où les dépenses progressaient entre 3 % et 7 % par an. Les défenseurs des équilibres budgétaires, comme la Cour des comptes, estiment que c’est insuffisant. Mais le prix à payer pour cet effort a été une divergence encore plus forte avec les besoins de la population, qui se traduit par la crise ouverte dans les Ehpad aujourd’hui ; laquelle, rappelons-le, n’est que la partie émergée de l’iceberg des misères hospitalières.

      La prise en charge des personnes âgées a d’ailleurs été en première ligne dans l’effort d’économie. L’objectif général des dépenses des établissements médico-sociaux (comprenant à 80 % les Ehpad) a été inférieur à celui de l’Ondam en 2015 et 2016. Deux années au cours desquelles les révisions budgétaires ont encore coupé dans les moyens, alors même que la surconsommation par rapport à l’objectif se réduisait. La situation a été corrigée en 2017 mais, en 2018, l’actuel exécutif a encore ralenti la croissance de l’Ondam médico-social de 2,9 % à 2,6 %. En définitive, compte tenu de la croissance “naturelle” des besoins, et malgré la croissance nominale des dépenses, il paraît difficile d’affirmer avec Agnès Buzyn que « l’État aussi fait son travail » concernant les Ehpad.


      Évolution de l’objectif global des dépenses pour la prise en charge des personnes âgées dépendantes. © CNSA

      La réforme du financement engagée en 2017 a pour vocation de renforcer encore la maîtrise des dépenses. Elle prévoit non seulement une réforme de la tarification, mais aussi des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) sur cinq ans qui visent à rationaliser les coûts au niveau d’un département et sur plusieurs années. Rien d’étonnant, compte tenu du passé récent que l’on vient de décrire, à ce que les syndicats y voient un moyen supplémentaire de comprimer les dépenses. Et leurs inquiétudes ne sont évidemment pas infondées.

      L’actuel exécutif rejette toute hausse d’impôt et promet même de nouvelles baisses. Il a créé un “bouclier fiscal” pour les revenus du capital qui protège ces derniers de la hausse de la contribution sociale généralisée (CSG). Or, comme l’avait rappelé la commission des comptes de la Sécurité sociale, les diverses exonérations coûtent déjà 30 milliards d’euros à l’État. Plus les impôts baissent, plus l’ajustement se fera par les dépenses. Et les dépenses sociales, à commencer par celles liées au vieillissement, seront en première ligne. Un coup d’œil à la trajectoire budgétaire du gouvernement le confirme : les comptes sociaux et les collectivités locales devront dégager des excédents considérables pour satisfaire à la marche dictée par le gouvernement. In fine, compte tenu de la dynamique des besoins, on ne peut aller que vers une nouvelle dégradation de la qualité des prestations.

      Mais l’on ne sera pas quitte avec cette dégradation. Car si l’État ne veut pas assumer pleinement le coût du vieillissement, la charge se reportera vers les familles, qui peinent déjà à assumer les coûts, et vers le secteur privé qui gère déjà un quart des Ehpad. Dans les deux cas, cette solution semble très périlleuse. Le coût de la dépendance est déjà très lourd pour les classes moyennes et ceux qui ne disposent pas de patrimoine. L’alourdir encore conduira à affaiblir la situation financière de ces ménages et leur sentiment de déclassement.

      Quant au secteur privé, l’exemple d’Orpea présenté dans Mediapart le prouve : il n’est nullement un gage de qualité. Les trois grands du secteur sont soit cotés en Bourse, soit propriété d’un fonds d’investissement. C’est un gage de rentabilité, sans doute, mais nullement de qualité de la prise en charge. Dès lors, l’objectif de ces entreprises ne peut être que l’accroissement de la rentabilité par la “maîtrise” des coûts, ce qui, dans ce secteur, conduit souvent à une dégradation de fait de la qualité du service rendu. Les familles paient donc cher pour un service médiocre.
      Or plus l’écart entre les effets du vieillissement et la compression des dépenses publiques sera élevé, plus le secteur privé prendra de l’importance. Et dès lors, la gestion de la dépendance des personnes âgées sera soumise à deux pressions complémentaires qui s’exercent déjà : la maîtrise des dépenses publiques et l’exigence de rentabilité du secteur privé. Un cocktail qui ne peut que dégrader la prise en charge des personnes âgées.

      La logique de la gestion actuelle de la vieillesse est donc intenable. Penser qu’une réforme du financement dans le même cadre d’une pression continue sur les dépenses pourra assurer la soutenabilité à long terme du secteur est un leurre. De ce point de vue, la crise actuelle et l’appel à la responsabilité des agents qui sont en première ligne doivent agir comme un électrochoc et conduire à s’interroger sur la gestion purement comptable de la dépendance d’êtres humains qui n’ont que le tort d’être trop âgés.

      #austérité

  • La classe nuisible | LES VREGENS
    https://cafemusique.wordpress.com/2017/06/15/la-classe-nuisible
    https://secure.gravatar.com/blavatar/2921f604895192cc075360a55c592fc6?s=200&ts=1497684731

    Cette classe nuisible, c’est en grande partie celle que j’ai retrouvée sur Médiapart, dans les articles des journalistes, et dans la plupart des blogs des abonnés (et dans les commentaires, effectivement) et c’est la raison pour laquelle j’en suis partie en claquant la porte. Lordon dit très bien, de manière claire, les raisons du malaise que je finissais par ressentir en les lisant. Je n’y étais plus à ma place.

    J’avais déjà tiqué sur la « ligne éditoriale » de ce journal en ligne, prétendument indépendant (désormais, j’ai franchement des doutes) qui :

    – publie comme par hasard, une enquête sur Fillon (pour lequel je n’ai aucune sympathie) à la veille de la campagne, alors que le dossier était connu depuis des mois, voire des années. Je me suis d’ailleurs posé la question : pourquoi maintenant ?

    – a systématiquement cogné (oh, avec élégance, hein, on est pas des bœufs, juste quelque peu hypocrites) sur la France insoumise et sur Mélenchon (pour lequel je n’ai pas voté non plus, parce que pour moi, il n’allait pas assez loin) en mettant en une tous les billets opposés à la FI, y compris un certain nombre de bouses mal écrites, mais qui servaient son dessein.

    – roule en l’occurrence, comme les autres et presque ouvertement, pour le banquier à cravate, avec un article du nouveau M. Anastasie qui valait son pesant de cacahuètes, sur le sexisme des commentaires vis à vis de … Madame Macron… (alors que les mêmes commentaires vis-à-vis de Pénélope n’avaient pas soulevé la moindre … censure) comme si Madame avait la moindre espèce d’importance…

    … et surtout, avec un « live » gentiment offert au futur petit chef par la rédaction, la veille du scrutin…

    Libé, l’Obs, Médiapart, plus beaucoup de différence.

    • . . . . .
      Car, faute d’expression au Parlement, l’opposition ne pourra s’exprimer que dans la rue.

      Une reprise en main

      Commençons par la reprise en main des médias. Elle est aujourd’hui évidente, et elle a commencé en réalité l’an dernier avec l’éviction d’Aude Lancelin de la direction de L’Obs, ex « Nouvel Observateur ». Elle s’est continuée avec la fermeture du service des études macroéconomiques pour La Tribune, une fermeture qui a abouti au départ de Romaric Godin, un journaliste qui s’était distingué par son intelligence et son ouverture d’esprit en particulier dans le suivi de la crise grecque. Désormais, c’est la chasse ouverte à tous ceux qui expriment des idées « souverainistes », que ce soit Natacha Polony, qui a vu son émission de télévision Polonium s’arrêter et qui a été congédiée d’Europe 1, mais aussi de Fréderic Taddéi, de mon collègue Delamarche (BFM) et de Jean-Paul Brighelli dont Le Point a décidé de se séparer. Notons que ceci se déroule dans une atmosphère marquée par des tensions entre le nouveau Président et les sociétés de journalistes[2].

      Imaginons qu’une telle succession de licenciements ou de fermetures d’émissions surviennent dans un pays comme la Russie, on entendrait déjà les « belles âmes » démocratiques crier à la dictature, dénoncer la montée d’une tyrannie. Mais, ceci se passe ci, en France, et maintenant. Et les mêmes « belles âmes », sont aujourd’hui bien silencieuses. Est-ce parce que le couperet est tombé sur les « souverainistes » ou supposés tels ?

      De fait, le pluralisme des médias, déjà bien marginal, ne sera plus qu’un souvenir, ou alors se réfugiera sur internet, un lieu qu’il est facile pour les « grands » médias de dénoncer comme la matrice de tous les complotismes. Cette mise au pas, bien réelle, de voix dissidentes n’est pas un hasard. Elle survient alors que se prépare un véritable bond en arrière dans les relations sociales et salariales.
      . . . . . .
      [2] http://www.lepoint.fr/politique/les-journalistes-inquiets-pour-l-independance-de-la-presse-sous-l-ere-macron

      Source : Jacques Sapir http://russeurope.hypotheses.org/6092

  • Le programme « lunaire » de Mélenchon critiqué par le martien Dominique Seux - Arrêt sur images
    http://www.arretsurimages.net/chroniques/2017-04-10/Le-programme-lunaire-de-Melenchon-critique-par-le-martien-Dominique-

    Donné désormais troisième dans les sondages, Jean-Luc Mélenchon fait peur aux « milieux économiques » comme on dit. Et, partant, à bien des journalistes économiques, gardiens du temple. Lundi 10 avril, le directeur de la Rédaction des Echos, Dominique Seux, a donc dû descendre dans l’arène dans le cadre de sa chronique sur France Inter pour combattre ce qu’il a nommé le « projet lunaire » de la « France insoumise ». Une critique « martienne », juge Romaric Godin, journaliste économique, dans sa première chronique sur notre site.

    La question n’est pas ici de défendre le programme de Mélenchon. Ce dernier, comme tous les programmes économiques des candidats comporte des faiblesses qu’on est fort avisé de pointer pour éclairer le public. Mais Dominique Seux s’est, ce lundi matin, un peu emballé, oubliant quelque peu sa prudence pourtant légendaire.

    Pour lui, le projet de relance de 273 milliards d’euros du candidat signerait la fin de l’euro. Pourquoi ? Parce que, selon le directeur des Echos, Mélenchon veut faire du « financement monétaire » de ces dépenses. Autrement dit, faire créer par la banque centrale de l’argent que l’Etat utilisera pour financer ces dépenses. Or, proclame le chroniqueur, ceci est impossible puisque « l’indépendance de la BCE est dans l’ADN des Allemands depuis l’hyperinflation des années 1930 ». Avant de revenir sur la question du financement monétaire, soulignons ce lapsus fort révélateur d’un certain état d’esprit.

    L’Allemagne n’a pas connu d’hyperinflation dans les années 1930, bien au contraire : elle a été en pleine déflation, causée par la politique d’austérité fanatique du chancelier Heinrich Brüning, un centriste soutenu par une « grande coalition » (cela ne vous rappelle rien ?) qui a conduit le pays directement au nazisme. C’est au début des années 1920 que l’Allemagne a connu une forte hyperinflation alimentée d’ailleurs moins par la dépense publique elle-même que par les pressions des Alliés pour le remboursement des indemnités de guerre prévues par le traité de Versailles. Cette hyperinflation n’a pas débouché sur une défaite de la démocratie, mais sur celle des insurrections communistes et fascistes .

    Romaric est désormais chez ASI !

    Mais... désolé, y-a #paywall :-/

    • Le Hareng de Bismarck – Les bonus du livre
      http://melenchon.fr/le-hareng-de-bismarck-les-bonus-du-livre

      Mon nouveau livre, Le Hareng de Bismarck (Le Poison allemand), est en librairie. Cette page regroupe les « bonus » du livre : émissions et interviews où il est évoqué, vidéos promotionnelles décalées, articles de presse sur l’antimodèle allemand, visuels à partager sur les réseaux sociaux… Tout est là. Pour un approfondissement sur l’Allemagne, vous pouvez également consulter cette page qui regroupe dix ans de contributions sur le sujet.

      Jean-luc Mélenchon

      #Dominique_Seux #Bloc_bourgeois #Illusion

    • L’article est intéressant non pour Mélenchon, mais pour le point de vue sur la crise des années 30, et la façon de l’envisager. Ce point de vue de Romaric est tellement plus complexe (et juste) que ce qu’on entend à longueur de temps dans le poste que c’en est tout à fait rafraichissant.

      Ceci dit, je suis d’accord, j’vois pas de raison que ça ne finisse pas en méchante eau d’boudin, ces présidentielles... S’il ne passe pas, on va pouvoir se mortifier de la bêtise de ceux qui seront passés... et s’il passe, on va pouvoir se mortifier de l’hystérie du système à chacune des étapes de l’application de son programme...

    • L’Illusion du bloc bourgeois pour comprendre la crise politique française

      La tentation du « bloc bourgeois »

      Désormais, l’ambition « modernisatrice » ou « réformatrice » doit nécessairement assumer sa base sociologique. C’est ce qu’une partie du PS tente de faire depuis plusieurs années en revendiquant le « divorce » avec les classes populaires définies comme désormais « intellectuellement de droite » puisqu’elles rejettent la construction européenne. En réalité, cette identité est bien là aussi le fruit de ce choix de l’identification de la construction européenne avec le néolibéralisme. Alors que les classes populaires n’ont d’abord rejeté que ce dernier, et les orientations néolibérales de l’Europe, elles ont fini par accepter cette identification imposée par les « modernistes » et sont devenues eurosceptiques.

      Ce divorce oblige désormais les « modernistes » à trouver des alliés ailleurs, principalement sur leur droite où une partie de la classe moyenne accepte les « réformes » et l’Europe telle qu’elle est. C’est celle alliance que les deux auteurs appellent le « bloc bourgeois ». Ce « bloc » est aujourd’hui clairement incarné par Emmanuel Macron qui a appelé à « dépasser le clivage droite-gauche » et qui tente la synthèse entre les « modernistes » des deux camps. Pour les auteurs, ce bloc bourgeois n’est cependant pas la solution, car sa base sociologique est assez faible, de l’ordre d’un quart de l’électorat. Elle doit donc s’élargir par des promesses envers des couches sociales qui vont se retrouver « victimes » de la politique menée. D’où de futures déceptions.

      Le clivage gauche-droite persiste

      Dans la logique du « bloc bourgeois », la vie politique se restructurerait autour de la seule question de la souveraineté, comprise comme la quintessence de tout le reste. On aurait donc des pro-européens favorables aux « réformes » s’opposant à des souverainistes favorables au maintien de l’Etat-providence. On voit, au reste, au sein des équipes d’Emmanuel Macron, comme au sein des milieux proches du FN, cette volonté de tout réduire à la souveraineté et d’organiser un face-à-face de ce type dès le premier tour. Mais, estiment les auteurs, la division droite-gauche est encore pertinente. Les souverainistes de droite ne rejettent en effet nullement les « réformes » libérales, ce qui leur aliènent leurs homologues de gauche. Même au sein du FN, la conversion à l’Etat-providence, qui nie l’essentiel de l’histoire du parti, semble surtout relever d’un « transformisme », nom italien de l’opportunisme politique pur. Même chose au sein du pôle pro-européen où une partie de la gauche n’a pas renoncé à changer ou refonder l’Europe. La primauté donnée à la question de la souveraineté ne règle pas le problème social.

      Jeu complexe à quatre

      L’offre politique française s’organise donc autour de quatre pôles a priori irréconciliables : le souverainisme de gauche ; le souverainisme de droite ; l’européisme de gauche et l’européisme de droite. Certes, l’offre politique peine encore à s’organiser autour de ces pôles au cours de cette élection présidentielle. Si le « bloc bourgeois » vise à fusionner le deux dernières composantes, la distance entre Benoît Hamon, François Fillon et Emmanuel Macron, tous trois, « pro-européens » prouve les limites de l’exercice. Pour autant, à droite comme à gauche, la question européenne empêche toute reformation des anciens « blocs ». L’avenir du pays dépendra de la capacité de ces quatre pôles à trouver une base sociale suffisante pour former une majorité stable dans le pays, autrement dit une majorité qui ne soit pas une majorité de circonstance, comme en 2002, ni une majorité éphémère comme en 2012. Tant qu’une telle base ne sera pas trouvée, la crise politique perdurera.

      Les faiblesses du « bloc bourgeois »
      Il n’est pas certain que le « bloc bourgeois » d’un Emmanuel Macron soit capable de relever seul un tel défi. Certes, la France a connu un tel bloc sous la quatrième république, lors, pour bloquer les voies du pouvoir aux Communistes comme aux Gaullistes, Socialistes, Radicaux et Chrétiens-démocrates pouvaient s’allier. Mais la base sociale de ce « bloc bourgeois » d’alors était bien plus large et elle se définissait dans une vision également plus large : celle de la « défense du monde libre » dans un contexte de guerre froide et de persistance à l’ouest de régimes autoritaires. La fonction sociale du « bloc bourgeois » du 21e siècle qu’examinent les auteurs est très différente et c’est ce qui explique qu’il pourrait bien n’être qu’illusion.

      Une grille de lecture utile
      Ce petit livre est en tout cas d’une densité qui invite à la réflexion sur la situation actuelle de la politique française. Il rend limpide quelques réalités de cette campagne comme l’échec du PS ou le caractère impossible de la reformation du « bloc de gauche » derrière une alliance entre Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon. Il est aussi un élément de réflexion nécessaire pour ce qui suivra cet épisode électoral et qui sera, sans aucun doute, un moment crucial de la crise politique française. La grille de lecture proposée ici pour la France mériterait, du reste, d’être élargie à d’autres pays européens où l’évolution du capitalisme moderne a provoqué des décompositions politiques avancées, toutes singulières, mais assez souvent marquées par la disparition de la social-démocratie et l’affaiblissement de la droite traditionnelle.

      Romaric Godin

      https://lemouvementreel.com/category/politique/?iframe=true&theme_preview=true
      #Dominique_Seux #Bloc_bourgeois #Illusion

  • Grèce : le dilemme de la BCE
    http://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/grece-le-dilemne-de-la-bce-472153.html

    Un article de Romaric Godin qui date d’il y a quelques semaines - à propos Target 2 et collatéraux...

    Target 2, un financement indirect de l’ELA

    Ce système gère les paiements internes à la zone euro. Lorsqu’un Grec retire 100 euros en Grèce pour les déposer en Allemagne, la Banque de Grèce a une dette de 100 euros vis-à-vis de la BCE et la Bundesbank, une créance de 100 euros vis-à-vis de cette même BCE. Avec la fuite des capitaux, conséquence des retraits des dépôts, la dette de la Banque de Grèce vis-à-vis de la BCE a augmenté rapidement, passant de 40 milliards d’euros en novembre 2014 à 96 milliards d’euros en mars 2015. La raison en est simple : beaucoup de déposants grecs ont retiré leurs euros des banques grecques pour les déposer dans des banques d’autres pays de la zone euro. Pour compenser ces pertes, les banques grecques ont dû avoir recours à l’ELA. L’ELA se « paie » donc via Target 2 pour l’Eurosystème. Or, en cas de Grexit, la Banque de Grèce laissera « l’ardoise » de Target 2 pour l’Eurosystème. On comprend mieux pourquoi Athènes n’a pas voulu imposer de contrôle des capitaux : la fuite des capitaux met clairement aussi la pression sur la BCE.
    Les autres pertes

    Outre ces 96 milliards d’euros, la BCE devra également selon toutes probabilités renoncer au remboursement des obligations qu’elle a racheté en 2010 et 2011 dans le cadre du programme de rachat de titres souverains à long-terme (SMP). C’est environ 25 milliards d’euros. La perte sèche pour la BCE serait de 121 milliards d’euros. Au 31 décembre 2014, la BCE disposait d’un capital de 7,65 milliards d’euros et ses réserves s’élevaient à 7,62 milliards d’euros. Comment serait épongée cette perte ? Les traités européens prévoient d’abord que la BCE épuise ses réserves. Ensuite, les pertes sont épongées par les banques centrales nationales à hauteur de leurs parts dans le capital de l’Eurosystème. En théorie, donc, la Bundesbank devrait apporter 27 % de la perte (potentiellement de 113,25 milliards d’euros, une fois les réserves épuisées), soit 30,57 milliards d’euros. La Banque de France devra apporter 22,65 milliards d’euros.

    #Grèce #BCE #collatéraux #ELA #Target #dette