J-107 : Je ne sais pas si la sortie, cet été, de Marcher droit, tourner en rond d’Emmanuel Venet a fait beaucoup de bruit, si elle a même été remarquée, je fais une confiance sans restriction à l’incompétence crasse de la critique pour s’être aimantée à des ouvrages très secondaires avec lesquels les grandes maisons d’édition ont voulu les aveugler dans l’espoir, sans doute, de vendre du papier et de l’encre, je leur fais cette confiance donc, pour n’avoir pas remarqué l’étrangeté de ce livre, Marcher droit, tourner en rond , sa beauté et surtout l’entrée fracassante d’un narrateur autiste (Asperger) dans la littérature vieillesse comme on dit dans la littérature jeunesse, dans laquelle l’autisme est nettement moins tabou que dans le champ de la littérature vieillesse (voir Le bizarre incident du chien pendant la nuit de Mark Haddon et la Preuve par sept de Georges Bayard, corpus auquel je ne désespère pas un jour de pouvoir y ajouter la Débroussailleuse ).
Emmanuel Venet reprend le principe du monologue intérieur qui avait donné ce récit admirable de Rien , ou quelles sont toutes les pensées confuses qui traversent l’esprit d’une personne à laquelle on demande à quoi tu penses ? et qui répond la seule chose que l’on puisse répondre à une telle question : à rien. Et c’est un rien extrêmement profus et épais auquel nous sommes invités, livre qui avait la beauté de nous faire toucher du doigt l’admirable richesse de nos pensées quand on ne pense à rien. Ici le narrateur ne répond pas à une question, il assiste aux funérailles de sa grand-mère quasi centenaire, et il est révolté d’y entendre un éloge funèbre sans aucun rapport avec la véritable personnalité de la disparue qui était d’une admirable bassesse. C’est d’autant plus choquant à ses oreilles qu’atteint du syndrome d’Asperger, il entretient un rapport passionné avec la vérité et est entièrement imperméable à toutes les compromissions par lesquelles les neurotypiques de notre espèce parviennent à arrondir les angles d’une vie commune rendue tellement difficile par la mise en avant de nos intérêts divergents.
La société, nous, ses semblables en prenons pour notre grade, à la fois pour nos compromissions dans les grandes largeurs et nos minuscules bassesses lesquelles s’amalgamant les unes aux autres finissent par créer de grands désordres :
« on nous serine à plus grande échelle qu’il nous faut à la fois abattre les dictatures et vendre aux tyrans des armes pour équilibrer notre balance commerciale ; produire plus de voitures et diminuer les émissions de gaz d’échappement ; supprimer les fonctionnaire et améliorer le service public ; restreindre la pêche et manger plus de poisson, préserver les ressources en eau douce et saloper les aquifères au gaz de schiste »
. comme on le constate Emmanuel Venet est très habile à se servir de l’autisme d’Asperger de son narrateur pour révéler, comme Voltaire le fait dans Micromegas , naïf auquel il faut expliquer les raisons de la guerre, l’explication n’étant pas vraiment destinée à un géant imaginaire mais bien au lecteur, à quel point nos logiques sont à la fois viciées et aveugles, et, finalement, mensongères, ce qui est ce qui heurte le plus la susceptibilité du narrateur.
Il est par ailleurs admirable de voir qu’Emmanuel Venet évite avec bonheur l’écueil des bons sentiments et se garde bien de faire de son Micromegas autiste un saint ou, plus exactement, une manière d’omniscient ou encore de creuset de la vérité. La vérité n’existe pas, Emmanuel Venet en a pleinement conscience qui donne à voir aussi comment les rouages autistiques du narrateur produisent également des logiques avariées, fou amoureux de Sophie Sylvestre, camarade de classe au lycée et qu’il n’a pas revue depuis, mère d’un enfant atteint de mucoviscidose, il ne comprend pas comment cette ancienne camarade prend ombrage de son conseil pourtant bienveillant de recourir pour cet enfant à l’euthanasie, pour le narrateur autiste Asperger de Marcher droit, tourner en rond , toute situation, quelle qu’elle soit, peut se résoudre comme une énigme de scrabble , jeu qui le passionne et qui lui sert autant de boussole dans le monde que son autre intérêt aigu pour les catastrophes aérienne, mais seulement celles sur les lignes commerciales.
Cet étonnant voyage au pays mal connu de l’autisme de haut niveau est par ailleurs écrit dans une langue parfaitement congruente, celle parfois ampoulée et pédante avec quelques incursions dans la plus frappante des franchises, l’autisme d’Asperger fait donc une entrée réussie dans le monde de la fiction littéraire avec une telle aisance que l’on finit par se demander si la littérature n’était pas faite pour de telles narrations, de tels narrateurs, ou encore que cette dernière s’était déjà montrée une forme fort accueillante d’autre narrateurs autistes, le narrateur du Bavard de Louis-René des Forêts ou encore les différents narrateurs de Thomas Bernhard, notamment celui du Naufragé qui voit dans son camarade Glen Gould un véritable exemple à suivre.
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