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  • De l’Antiquité à la ZAD, des idées en commun
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/05/27/de-l-antiquite-a-la-zad-des-idees-en-commun_5305272_3232.html

    Par Claire Judde de Larivière (Historienne)

    L’air que nous respirons appartient à tout le monde. Le savoir scientifique sur lequel se fondent la médecine ou l’exploration spatiale tout autant. Matérielles ou immatérielles, les ressources naturelles comme les connaissances forment un bien commun que l’humanité a en partage et qu’elle se doit de protéger. C’est l’idée qui porte aujourd’hui de nombreux projets collectifs dans des espaces sociaux très variés.

    Une idée sans étiquette

    La ZAD de Notre-Dame-des-Landes en est un bon exemple, où la défense du commun sert de justification à une occupation des lieux et à leur mise en valeur collective. Les habitats partagés qui se multiplient promeuvent quant à eux la nécessaire articulation entre des espaces privés et des espaces de vie commune. Et l’encyclopédie en ligne collaborative Wikipédia, créée en 2001, trouve son origine dans ce désir de faire de la connaissance une ressource libre de droit (les commons).

    Utopique ou alternatif, porté par une colère révolutionnaire ou une aspiration familiale au confort collectif, par des zadistes ou des ingénieurs de la Silicon Valley, le commun est aujourd’hui une idée sans étiquette, qui permet des formes d’engagement d’une immense variété, dans leurs objectifs comme dans leurs modalités. Cela explique sans doute le succès sans limite d’une telle notion. Les sciences sociales ne s’y sont pas trompées et s’en sont emparées pour tenter d’en dénouer les strates sémantiques comme les innombrables champs d’application (Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, de Pierre Dardot et Christian Laval, La Découverte, 2014).

    L’histoire n’est pas en reste, car si le commun irrigue aujourd’hui de multiples projets politiques, il ne faut pas oublier sa dimension historique. L’idée de bien commun fonde la culture européenne, de l’invention du politique dans la Grèce ancienne (ta politika, au temps de Périclès, désigne les affaires communes dont les citoyens peuvent et doivent se soucier) à l’émergence des communismes au XIXe siècle. Dans la longue durée, on retrouve, mutatis mutandis, cette aspiration à protéger ou atteindre des biens, des valeurs, des principes, relevant du commun.

    Espaces politiques autonomes

    Dans les villes et les campagnes médiévales, on voit ainsi se déployer des actions et des discours, par les princes comme par les gens ordinaires, qui affirment leur souhait de construire ensemble et de préserver le bien commun. A partir du XIe siècle, c’est par exemple le cas des célèbres « communes », ces villes au statut nouveau qui négocient avec les seigneurs locaux des libertés et des privilèges pour créer des espaces politiques autonomes. Le destin de cités comme Florence ou Venise suffit à rappeler le succès de telles initiatives. Dans les îles Britanniques, à la même époque, se mettent en place des structures qui fondent encore aujourd’hui le droit et l’organisation institutionnelle, la Common Law et la House of Commons.

    Dans les campagnes de toute l’Europe, les communautés rurales défendent l’usage coutumier des biens communaux : ces forêts, prés et landes où faire paître les bêtes et récupérer du bois sont l’objet de luttes entre paysans et seigneurs, ces derniers cherchant constamment à en limiter l’accès et à les privatiser. Enfin, dans une chronologie étirée de Thomas d’Aquin aux Lumières, la pensée politique est irriguée par le « bien commun », un idéal que le pouvoir doit viser et garantir. La notion constitue donc un socle essentiel des idées politiques, qui articule dès l’origine deux dimensions : le commun, un modèle théorique qui garantit le vivre-ensemble ; les communs, des biens et des ressources qui appartiennent à tous et dont la conservation oblige à travailler de concert.

    Encore aujourd’hui, ces deux niveaux inspirent des actions de nature fort différente. On retrouve finalement ce qui faisait déjà la force du concept au Moyen Age. Le commun est un motif de politisation revendiqué par des acteurs si variés que leurs aspirations en apparaissent presque contradictoires. Il en est de même des formes et moyens d’action, qui semblent parfois irréconciliables. C’est sans doute en cela que le commun demeure si fascinant, lui qui appartient à tous : aux détenteurs du pouvoir, qui continuent d’en faire un horizon d’attente rhétorique, comme aux zadistes ou aux chercheurs en sciences sociales.

    #zad #nddl #Notre_Dame_des_Landes #communs #commune

  • Entretien d’Anselm Jappe avec Jean-Marie Harribey
    http://www.palim-psao.fr/2017/12/fetichisme-et-dynamique-autodestructrice-du-capitalisme-entretien-d-ansel

    On a parfois l’impression que de nombreuses discussions – dans tous les champs et tous les milieux - tournent finalement autour des mots et se réduisent largement au fait que les participants associent des sens très différents aux mêmes mots. Cependant, on se tromperait si on disait alors que les divergences ne sont que sémantiques et qu’au fond ceux qui s’opposent dans les débats sont plus proches qu’ils ne croient. Certains se réjouiraient de pouvoir dissoudre ainsi la réalité dans les discours. Mais ils se trompent, parce qu’en vérité, les différences sémantiques couvrent souvent des différences bien « essentielles ».

    Il en est ainsi pour un mot parmi les plus répandus au monde, et le plus chargé de signification : « travail ». On aurait eu le plus grand mal pour expliquer ce mot, dans le sens où nous l’employons, à – je ne dis pas à un Indien d’une tribu amazonienne – mais simplement à Cicéron ou à Thomas d’Aquin. Mais, depuis les quelques siècles – un demi-millénaire au plus, dans plusieurs régions du monde – que dure maintenant la société de travail, ce concept s’est si profondément ancré dans nos têtes, qu’il semble impossible de ne pas l’utiliser. On accepte alors de discuter de ses mille formes particulières, mais en nier l’existence transhistorique semble tout aussi insensé que nier la nécessité universelle de respirer.

    #Anselm_Jappe #Jean-Marie_Harribey #économie #philosophie #travail #critique_de_la_valeur #wertkritik

  • De la disparition des communs à leur retour - Les Amis de la Terre-Belgique
    http://amisdelaterre.be/spip.php?article5915
    http://amisdelaterre.be/IMG/arton5915.jpg?1504176546

    Par Geneviève Azam

    Il est de plus en plus clair que nous atteignons un point de bascule entre un vieux monde qui ne fonctionne plus et un nouveau qui peine à éclore. Dans cet entre-deux, des initiatives variées, qui font la part belle à l’implication citoyenne et à l’ancrage local, montrent de nouveaux chemins. Qu’il s’agisse d’une gestion plus collective ou partagée des ressources, des infrastructures, de la connaissance, etc., un dénominateur commun les fédère : l’idée de « communs ». Longtemps oubliés au profit de l’exploitation toujours accrue des humains et de la nature par quelques-uns, le balancier de l’histoire semble pencher à nouveau en faveur des communs : une société inclusive, coopérative, soucieuse de préserver le fragile équilibre écologique.

    La réflexion sur les « biens communs », très présente au XVIIIème et XIXème siècle, a quasiment disparu de la réflexion au XXème siècle : la propriété a été en effet envisagée soit comme propriété privée soit comme propriété étatique. L’existence d’un secteur public important, appuyé sur des services publics, a été souvent considérée comme la condition nécessaire et suffisante de la justice et de la cohésion sociale par l’essentiel des forces dites « progressistes ». Cette représentation, qui oppose État et marché, a ignoré le fait que ces institutions sont loin d’être étanches car l’État institue et rend possibles les marchés ; cette fonction est devenue centrale avec les politiques néolibérales depuis les années 1980.

    Cette notion de « communs » est différente de celle du Bien commun, qui s’inscrit dans une perspective éthique et politique autour de la « vie bonne ». Selon cette conception, inspirée par Aristote et reprise ensuite par Thomas d’Aquin, l’être humain est destiné à vivre en société et se réalise pleinement en participant au bien commun.

    Elle est aussi différente de l’idée d’un « bien commun de l’humanité » ou d’un patrimoine commun et par extension de celle d’un « d’intérêt général mondial ». Cette dernière induit une nouvelle coopération internationale, avec la prise de conscience de la vulnérabilité de la biosphère et de l’épuisement des ressources. Toutefois, en sous-estimant les rapports de force et les conflits entre acteurs réels, l’invocation d’un « intérêt général mondial » peut couvrir de nouvelles formes d’ingérence et de domination. Par ailleurs, elle peut laisser assimiler les communs à des res nullus, des biens auxquels aucun droit ne serait attaché, légitimant de ce fait la possibilité de puiser sans entraves dans ces « ressources », comme c’est le cas pour la bio-piraterie et la privatisation des richesses génétiques.

    La notion de « communs » est aussi différente des biens communs de la théorie économique qui sont des biens rivaux et non exclusifs, par nature : les ressources halieutiques par exemple. Or, les communs sont caractérisés par un type de propriété, ni privé ni étatique, par des règles qui les instituent comme « communs ». Dans leur extrême diversité, des communs naturels aux communs sociaux ou immatériels, ils sont définis à la fois par une ressource commune et par des règles précises d’usage, de restitution, de partage de la ressource qui engagent et constituent une communauté.

    #Communs #Protection_ressources

  • https://zilsel.hypotheses.org/2103


    LE RÉALISME KITSCH

    Dans le présent texte consacré à des réflexions contemporaines sur la question du réalisme, Pascal Engel pointe les limites de différentes perspectives philosophiques, qui, à défaut de partager les fantasmagories anthropologico-sociologiques des postmodernes susnommés, partagent toutefois avec ces derniers un goût prononcé pour le kitsch. L’auteur de La Dispute et de La norme du vrai vise en effet à montrer, avec une certaine efficacité nous semble-t-il, et après avoir identifié les principales acceptions de la notion philosophique et épistémologique de « réalisme », que le « carnaval ontologique » dans lequel s’illustrent cette fois-ci le « réalisme spéculatif » de Quentin Meillassoux, les « réalismes accueillants » de Markus Gabriel, de Tristan Garcia ou de Bruno Latour[3], et, dans une moindre mesure, le « réalisme contextualisé » de Jocelyn Benoist ou encore le « nouveau réalisme » de Maurizio Ferraris, ne sont en réalité ni particulièrement « réalistes » (ils semblent bien plutôt incarner diverses formes d’idéalisme), ni ne sont spécialement « nouveaux » — sauf peut-être en ce qui concerne, pour les premiers d’entre eux, une aptitude particulière à la grandiloquence, elle-même favorisée par des moyens de médiatisation jusqu’alors inédits en philosophie (blogs, conférences sur internet, réseaux sociaux électroniques, etc.).

    Il y a une chose au moins dont les nouveaux réalistes ne semblent pas dépourvus, c’est du sens de la publicité.

    Un Beaujolais nouveau n’est pas nécessairement du Beaujolais (cela peut être de la piquette). De même un réalisme nouveau n’est pas nécessairement nouveau : ce qui peut sembler nouveau à l’un peut apparaître comme une vieille lune à l’autre, et on ne sait jamais si ce qui nous apparaît nouveau maintenant sera considéré comme nouveau plus tard. Le problème est que, plus encore que la plupart des termes philosophiques, celui de « réalisme » est d’une plurivocité qui défie les classifications. Sans parler des sens de ce terme en art, qui sont légion, bien des philosophes dans le passé ont été ou se sont appelés « réalistes », même si ce terme n’est vraiment entré dans le vocabulaire qu’après Kant : Platon, Aristote, Thomas d’Aquin, Descartes, Locke, Reid, Bolzano, Frege, Brentano, Ingarden, Bertrand Russell, Moore, Mackie, Smart, Armstrong, etc. Une école de philosophie américaine, aujourd’hui bien oubliée, s’est jadis appelée « New Realism » (R.B. Perry, R.W.Sellars et alii). Mais on est très rarement « réaliste » tout court. La plupart du temps on est en philosophie un réaliste dans tel ou tel domaine ou sujet : quant au monde extérieur, quant aux universaux, quant aux entités mathématiques ou scientifiques, quant aux valeurs morales ou esthétiques, quant aux vérités logiques ou quant aux vérités juridiques (on parle de « réalisme scandinave » en droit), etc. On est rarement réaliste globalement, et dans tous les domaines, et un même auteur peut être réaliste dans un domaine et pas dans un autre. Platon par exemple est dit « idéaliste » quant aux Idées, mais aussi réaliste quant à sa conception des entités abstraites. Aristote est réaliste en éthique, mais ne l’est pas quant aux entités mathématiques. On est aussi réaliste relativement à un problème. Par exemple on classe souvent Descartes et Locke comme des réalistes indirects quant à la perception, et Reid comme un réaliste direct. Le réalisme généralisé est une notion tout aussi incongrue que celle de « génie universel » ou de couteau suisse intégral. De plus, la notion de ce qui est réel ou pas est, comme nous le rappelle le dialogue d’Alice avec Tweedledum et Tweedledee, souvent égarante :

    “You know very well you’re not real.”

    “I am real !” said Alice, and began to cry.

    “You won’t make yourself a bit realler by crying,” Tweedledee remarked : “there’s nothing to cry about.”

    “If I wasn’t real,” Alice said – half laughing through her tears, it all seemed so ridiculous – “I shouldn’t be able to cry.”

    “I hope you don’t suppose those are real tears ?” Tweedledum interrupted in a tone of great contempt.

    La situation n’est pas plus claire pour les philosophes que chez Alice. Comme l’a remarqué Crispin Wright : « S’il y a jamais eu un consensus sur le mot “réalisme” comme terme philosophique technique, ce consensus s’est indubitablement fragmenté sous les pressions exercées par les divers débats – en sorte qu’un philosophe qui viendrait affirmer qu’il est un réaliste en sciences, ou en éthique, n’aurait sans doute, pour la plupart des publics philosophiques, fait rien de plus que se racler la gorge

    Les nouveaux réalistes d’aujourd’hui entendent manifestement réagir, de près ou de loin, au postmodernisme. Ils ont peur de ce dont Rorty n’avait pas peur, d’avoir « perdu le monde »[10]. Mais en même temps, ce qui frappe, dans leurs livres, c’est que les doctrines dont ils nous disent qu’elles portent la marque du réalisme paraissent souvent, pour ceux qui ont une éducation classique en philosophie, assez peu conformes à l’image courante du réalisme. Comment un auteur qui nous dit qu’il n’y a qu’une nécessité, c’est la contingence, un autre qui nous dit que tout existe sauf le monde, un autre qui nous dit que l’activité scientifique ne porte que sur une réalité qui a son mode d’existence propre alors que d’autres discours ont le leur, ou d’autres encore qui nous disent que le vrai réalisme n’a pas à se prononcer sur la réalité de quoi que ce soit, sont-ils encore des réalistes ? N’a-t-on pas envie de leur dire, à la manière de Régis Laspalès dans un sketch fameux : « Tu m’embrouilles ! »

    #philosophie #epistemologie #realisme #french_theory #relativisme #Bruno_Latour #affaire_maffesoli

  • L’Espagne médiévale comme paradigme

    « L’arrivée des moines de Cluny et le chemin de Santiago – un pélérinage comparable en importance à celui des musulmans à La Mecque – mirent en relation les royaumes du Nord de la Péninsule avec la culture européenne naissante ; simultanément la féconde coexistence des Espagnols chrétiens, musulmans et hébreux, avait familiarisé les premiers avec les grandes cultures orientales et la philosophie grecque, oubliée dans le reste du continent. C’est ainsi que l’école des traducteurs de Tolède favorisa l’introduction en Europe d’Aristote et de Ptolémée, la médecine et l’algèbre arabe, les littératures d’Hindoustan et de Perse. Par l’intermédiaire de Tolède, les idées métaphysiques d’Avicenne arrivèrent à la Sorbonne et furent combattues plus tard par Thomas d’Aquin avec des arguments empruntés à son rival Averroès. Comme l’a fait remarquer Asin Palacios, les légendes eschatologiques musulmanes du « Livre de l’échelle du Prophète » traduites en latin et en espagnol sur l’ordre d’Alphonse X (le Sage), permirent à Dante d’élaborer la géniale « Comédie ». Lorsque des fractures se produisirent dans la coexistence médiévale et que les rois catholiques et leurs successeurs imposèrent une homogénéité sans failles, en expulsant les juifs et les morisques, en poursuivant les hommes de science, les humanistes, les mystiques et les réformateurs en rétablissant autour de leurs domaines, ce que Marcel Bataillon appelle un cordon sanitaire semblable à celui crée par Hitler et Staline, alors notre culture se transforma en friche, se priva jusqu’à une époque toute récente de son accès à la modernité.

    L’expérience de nombreuses aires culturelles montrent clairement que leurs périodes de bonne santé et d’épanouissement coincident avec la multiplication d’ouvertures et de contacts avec l’extérieur ; en revanche les époques de décadence et d’effondrement se caractérisent par une recherche stérile des « valeurs essentielles » qui constitueraient le noyau de leur âme originaire et pure de tout mélange : orthodoxie nationale et religieuse, autosuffisance, rejet de l’autre repli sur des valeurs traditionnelles pétrifiées, peur obsessionelle d’être contaminé par le voisin, hantise du grand remplacement.

    Cet exemple malheureux est une amère leçon ainsi qu’un avertissement. Un quart de siècle plus tard, je mesure la validité de cet avertissement. »

    Juan Goytisolo