person:vilmos zsigmond

  • J – 101 : Des fois je tombe sur des murs d’incompréhension. Je ne comprends pas ce que d’autres comprennent. Cela me rendrait presque malheureux.

    Ainsi ce soir projection suivie d’un débat en compagnie du chef opérateur du film Diamond Island de Davy Chou. La présentation du film est pour le moins enthousiaste, on va voir ce que l’on va voir. Et en plus on pourra discuter tout notre saoul avec le très talentueux chef opérateur de toutes sortes de questions d’images, je m’en lèche les babines d’avance.

    Quand apparaît enfin le générique après une heure quarante de plus compact des ennuis de ma part, je suis très tenté de ramasser vite fait mes affaires et de rentrer dare-dare à la maison voir si des fois je ne pourrais pas travailler aux dernières pages de Qui ça ? dans le garage, mais une chose m’en empêche, nous ne sommes pas très nombreux dans la salle à avoir bravé les intempéries, disons plutôt le froid de saison, présenté en ce moment comme une vague sans précédent — enfant j’ai le vague souvenir, ou est-ce mon père qui m’en a parlé, d’un titre de France-Soir : centième jour de gel consécutif , je dis cela je ne dis rien, alors ne dis rien comme diraient mes enfants — je sais que Nicolas se démène pour ce qui est d’organiser de telles rencontres, et il y en a de très chouettes, Antoine Barraud venant présenter le Dos rouge , Luc Dardenne venant présenter la Fille inconnue , Jean-François Deleuze venant nous parler de génétique après The Boys from Brazil , soyons à la hauteur, restons dans les rangs et gardons-nous d’intervenir, la fois dernière avec Close Encounters With Vilmos Zsigmond ça s’est à moitié bien passé, et si cela se trouve, je vais peut-être rétrospectivement comprendre ce que je n’ai pas compris.

    En fait dès le premier plan je n’ai pas compris où était la grande qualité des images, cadrage indigent, lumière sans contraste, couleurs qui bavent, image numérique incapable d’absorber les hautes lumières notamment celle d’un ciel blanc qui bave, je me suis dit que cela ne démarrait pas très bien. Ensuite la scène du départ du taxi brousse et la figure de l’oncle qui disparait derrière la poussière soulevée par la voiture, travelling arrière m’a paru être un immense poncif de cinéma. Par la suite il y a deux sortes de scène, celles de jour qui continuent de présenter cette problématique d’un traitement très inégal de la lumière et celles de nuit et là il faut reconnaître que les images ne sont pas sans qualité, en grande partie aidée par la très faible profondeur de champ et du coup l’irisation des lumières de la ville en arrière-plan, quelques couleurs vives, voire très vives quand on se retrouve en boîte de nuit et là on n’évite pas non plus un grand stéréotype du cinéma depuis quelques temps, toutes sortes d’effets d’images de la fièvre du samedi soir, en revanche une très chouette scène intimiste entre les deux frères avec la bande-son qui les isole en dépit du raffut de la boîte de nuit. Et puis, c’est bien tout ce que j’ai vu dans ce film.

    Il y a apparemment une narration lente, voulue telle, qui de temps en temps entend nous ouvrir les yeux sur tel ou tel élément de la société cambodgienne contemporaine, mais sans grande idée de suite, le débat après la projection tentera de nous dire cela parle de l’amnésie du peuple cambodgien envers la dictature de Pol Pot, franchement y trouver le moindre signe dans ce film c’est avoir une imagination très débridée, ou alors j’ai vraiment raté plusieurs trains de suite. Il y a bien quelques personnages, mais entre eux règne une psychologie plus pauvre encore que celle de la Guerre des étoiles ? et du coup j’en viens à ma demander si des fois ce ne serait pas cela la clef de compréhension, le lien entre Darth Vador et Pol Pot, mais je dois me tromper, c’est quand même drôlement capillotracté.

    Et ce qui est bien embêtant c’est comment là où je pensais que le débat allait me permettre de comprendre ce que j’avais manqué, nous étions vendredi soir, la semaine avait été fatigante, mon attention n’était sans doute pas à son niveau le plus haut, et bien il n’a fait que confirmer que tout dans ce film était en fait à la surface des choses, évanescent, extrêmement suggestif, un peu comme les tentatives assez risibles d’un Olivier Assayas de nous parler des ravages de la mondialisation dans Boarding gate , sans comprendre que son obsession érotique envers un actrice très médiocre, qui doit passer la moitié du film en sous-vêtements ou à courir en nage et les cheveux au vent — Asia Argento, jugez à la fois de la médiocrité de l’actrice et de la subtilité de l’érotisme — n’est pas le biais le plus convaincant qui soit pour un cours d’économie ou de ce qu’il en a compris, de la même manière une certaine obnubilation pour les corps jeunes dans Diamond Island , fait largement obstruction à toute autre considération.

    Encore du cinéma dont la préoccupation majeure est purement décorative, tentant après coup d’embarquer dans son sillage d’effets esthétisants des considérations autrement plus sérieuses, et ne se rendant pas compte que, ce faisant, elle fait de ces sujets infiniment plus périlleux à traiter de simples éléments du décor.

    C’est moins flagrant que dans le Fils de Saul de Lazslo Nemes, ça n’en est pas moins coupable.

    #qui_ca

  • J – 103 : Se réveiller, parcourir encore quelques pages de Merci aux ambitieux de s’occuper du monde à ma place de Georges Picard (je peux aussi bien le finir, si j’en lis un tous les cinq ans ce n’est pas cela qui va abimer mes yeux et aggraver ma presbytie), prendre le petit déjeuner avec Nathan peu disert ce matin, descendre dans le garage armé d’une tasse de café, mug offert par mon ancien collègue Bruno sur lequel est écrit, un jour j’irai vivre en théorie parce qu’en théorie tout se passe bien , un véritable héritage d’ingénieur informatique, travailler à la mise en forme des dernières pages de Qui ça ?, en suer pas mal avec toutes les références dans l’article à propos de Close Encounters With Vilmos Zsigmond , me rendre compte que tant et tant de noms propres ont déserté ma mémoire, comme il m’a été difficile de retrouver le noms de certains photographes, avoir connu un certain contentement de m’être tiré d’affaire en m’aidant avec le livre The Legacy Of Light plutôt qu’avec internet, m’interroger de pourquoi, me refaire un café, préparer le déjeuner, nouilles sautées au curry et au lait de coco, pas spécialement réussies, emmener Adèle à son atelier de céramique et découvrir son petit projet d’un animal imaginaire, déposer Madeleine au cheval, en chemin lui parler de politique, d’historicisation même, repasser chercher Adèle et l’emmener chez l’orthophoniste, continuer de lire Merci aux ambitieux de s’occuper du monde à ma place , désormais détaché de tout enjeu (je n’en ferai pas la chronique, livre insuffisamment résistant je trouve, et comme c’est amusant de lire quelques lignes de Georges Picard être fort critique à propos de Cioran dont il boude le caractère philosophique jugé insuffisant, je suis d’accord avec lui, mais continuer de lire pour les plaisirs littéraires de certaines rédactions, je suis d’accord avec lui, mais à la fois pour Cioran, mais pour Georges Picard lui-même) repasser par la maison, répondre au téléphone à mon père qui m’apprend la mort de son frère aîné, douze ans de plus que lui, je console mon père, étonné d’être accessible moi-même à une certaine tristesse pour un homme que je n’ai pas du croiser plus d’une demi-douzaine de fois, mais je crois que cela a trait à cette fameuse scène que j’ai écrite dans le Déluge de Pâques , mes grands-parents, leurs sept enfants, mes oncles et tantes et mon père donc, la tante, Adèle dans le livre, réfugiés dans la cave pendant les bombardements alliés notamment celui de Pâques 1944 quand les Alliés avaient nuitamment tenté de raser la gare de Lille-Délivrance, à l’époque plus grande gare de tri d’Europe et avaient manqué leur cible de neuf kilomètres, rasant ainsi les villes de Lomme, Loos et Lambersart et un peu le Nord-Ouest de Lille aussi, j’avais prêté à Mon Oncle Jean, que je connaissais si mal, les traits du Grand Paul pestant que les cochons d’Anglais , emmener Nathan chez son psychologue, échanger brièvement avec ce dernier puis aller lire transit de froid dans la voiture, finir Merci aux ambitieux de s’occuper du monde à ma place. Déclencher à distance (Nathan envoie un message à Adèle pendant que je conduis) l’allumage sous le bouillon de cuisson des gnocci . Dîner avec les enfants. Aider Adèle avec son Allemand, Adèle fort fâchée avec le genre neutre, concept qu’elle ne comprend pas du tout, elle tolère que les genres soient inversés, Der Mund , la lune, die Sonne , le soleil, mais alors das Stern c’est quoi ce délire ? Faire une partie ou deux d’échecs avec Nathan, en gagne une (un Gambit de la dame pépère, j’attaque la case h7 avec sacrifice), en perdre une (démoli que je suis dans l’ouverture espagnole que je ne sais plus du tout jouer avec les Noirs, Nathan le sait et me l’impose presque systématiquement quand il a les Blancs), descendre dans le garage, traiter quelques images, bailler et monter lire un peu, replonger dans la Guerre du Cameroun . Rechercher aussi sur la tablette ce passage du Déluge de Pâques que je dédie donc à mon Oncle Jean que j’ai si peu connu.

    Tout tremble, cela ne durera que deux fois une demi-heure. Mais ce sont deux demi-heures d’éternité. Souvent le sentiment de rejoindre ceux déjà avalés par l’éternel. L’aîné jure contre les cochons d’Anglais et les sœurs plus pieuses prient pour éloigner le vol de ces forteresses volantes. Mais pas sûr que Dieu lui-même puisse entendre la complainte de ses fidèles au travers de ces grappes d’explosions, par dizaines, par centaines vraiment, qui secouent la terre et défont la belle ouvrage des débuts. La création de Dieu est détraquée, peut-être au-delà du réparable. De la poussière tombe de la voute en brique, du plafond de la cave. Après la première demi-heure, quand les bombes se sont tues, La mère en profite pour se lever et vérifier que le petit dort encore. Attente dans l’anxiété de la sirène qui dit que l’orage est passé. Mais la sirène ne délivre pas encore cette fois. C’est la colère du ciel et des avions obèses qui revient et c’est une nouvelle demi-heure de secousses, d’explosions, d’éclairs tamisés, de ciment poudreux qui tombe sur les longs cheveux des filles. Pleurs. Reniflements, les filles essaient de renifler doucement, d’étouffer leurs éternuements de poussière, pour ne pas faire de bruit dans le tintamarre.

    – Ils n’ont pas bientôt fini ces cochons d’Anglais, explose l’aîné.
    – Paul, répond le Père, qui, de ce seul nom, ordonne le silence de son fils.

    Extrait du Déluge de Pâques

    #qui_ca

  • J – 105 : Ciné-club au Kosmos , cycle Cinéma-parano , ce soir Ces garçons qui venaient du Brésil ( The Boys from Brazil ) de Franklin J. Schaffner, avec comme intervenant, non pas une personne pour nous parler du film en cinéphile, mais un spécialiste du génome humain, généticien, Jean-François Deleuze, qui vient nous parler au contraire de l’angle scientifique de ce très étrange récit de science-fiction nazie.

    Il n’y a pas grand-chose à retenir de cet épouvantable nanar d’un autre âge, dont l’admirable distribution pouvait laisser espérer bien mieux, Gregory Peck, en vieil homme refusant les insultes de l’âge, dans le rôle de Josef Mengele, Laurence Oliver, un peu décati, qui joue le rôle d’un Simon Wiesenthal fictif, James Mason en ancien officier de la SS et Bruno Ganz, tout jeune, en généticien bienveillant qui intervient trop tard dans le film pour le racheter complètement, et dont l’intervention ressemble un peu à celle décalée de Henri Laborit dans Mon Oncle d’Amérique d’Alain Resnais. Le film enfile les perles de fantasmes à propos du Nazisme, allant jusqu’à donner crédit et corps à la démarche pourtant antiscientifique de Mengele à Auschwitz, imaginant qu’il y aurait posé les jalons de découvertes fracassantes de génétique au point de pouvoir, accrochez-vous bien, dans les années septante, au Paraguay, cloner, en une centaine d’exemplaire, Hitler lui-même, on n’ose imaginer à partir de quel fragment de l’oncle Adolf. Un vrai nanar de cinéphile. Et j’ai eu un petit accès de rire quand au générique est apparue la mention que toute ressemblance avec des personnes ou des faits avérés était fortuite. Sans déconner.

    Et franchement lorsque la lumière est revenue dans la salle j’en étais à me demander quelle mouche avait encore piqué Nicolas d’inviter un généticien de renom pour nous parler d’un tel navet. Et je le trouvais bien brave d’oser poser la question de savoir quel était, dans cet épouvantable navet à la si brillante distribution, sans parler de scènes de tournage dans quatre ou cinq pays différents, donc pas le film à petit budget, non un vrai grand ratage dans les grandes largeurs, quelle était donc, dans ce naufrage, la part de véracité scientifique ?

    J’ai bien cru que je n’étais pas complètement sobre quand notre généticien de renommée mondiale a répondu sérieusement que la partie scientifique du film était quasi irréprochable, parfaitement documentée, et complètement en phase avec les connaissances de l’époque et que certainement le film avait bénéficié d’un conseil scientifique très compétent et que les extraits de films qui étaient projetés par le personnage de chercheur en génétique interprété par Bruno Ganz dans ses explications à Herr Liberman (Laurence Oliver) étaient probablement d’authentiques films de laboratoire qui étaient par ailleurs parfaitement commentés. Notre généticien avançait cependant qu’il s’expliquait mal comment le personnage de Mengele dont il disait tout ignorer (apparemment en terminale il devait avoir de meilleures notes en sciences qu’en histoire) pouvait passer de méthodes qui consistaient par exemple en l’injection de solution de bleu de méthylène dans les yeux d’enfants juifs aux yeux marrons (fait historiquement avéré et qui laisse bien voir quel genre de scientifique sérieux était Mengele) aux expériences de clonage trente ans plus tard avec notamment cette préoccupation de recréer un contexte, un environnement, comparable à celui de la véritable biographie d’Adolf Hitler, choyé par une mère jeune et aimante, sans doute de trop, et ayant eu à souffrir le décès du père plus âge, quand il avait treize ans.

    S’en suivent des explications extrêmement désordonnées mais passionnantes (ça doit être à la fois génial et fatigant d’être l’étudiant de ce généticien à la pensée tellement profuse et qui part dans toutes sortes de directions simultanées, toutes productives mais pas toutes reliées entre elles) à propos de séquençage, de miniaturisation (j’aime beaucoup l’idée de fabrication d’organes humains à l’échelle de rats de laboratoire pour pouvoir tester différents traitements, en revanche je vis en cauchemar l’idée d’un cerveau humain miniature qui serait prisonnier d’un corps de rongeur, apparemment il y a encore quelques comités d’éthique qui trouvent à redire à ce genre de possibilités, mais pour combien de temps encore ?) de médecine prédictive, et même, même de stockage de données dans des échantillons d’ADN dans lesquels les ressources en matière de stockage paraissent presque infinies, apparemment ce seraient des milliers de films que l’on pourrait stocker (je n’ai pas bien compris comment, mais j’aime bien l’idée et je ne suis pas le seul dans la salle puisque Nicolas demande s’il serait techniquement possible de projeter le film qui serait obtenu par le séquençage de son ADN).

    On se quitte dans un froid mordant et pénétrant, je fais remarquer à Nicolas que parfois les rencontres de ciné-club avec un intervenant non cinéphile sont fort riches. Amical clin d’œil à ma déception s’agissant de Close Encounters With Vilmos Zsigmond . Ou encore que la qualité du film ne laisse rien présager de la qualité des débats d’après projection. Par exemple qu’on peut donc atteindre au sublime en terme de débat avec Ces garçons qui venaient du Brésil , vrai navet et avoir un débat désespérant après Otto e Mezzo (absolu chef d’œuvre), mais confiez les débats au désespérant Pacôme Thiellement et vous serez rentré tôt.

    #qui_ca

  • J – 108 : Je crois que je peux dire que j’aime le cinéma, pour mon plus grand malheur, en revanche, je crois que je déteste profondément ses professionnels, une engeance à la fois immodeste et inculte et tellement, mais alors tellement contente de soi, cela doit être douloureux de s’aimer à ce point.

    Vendredi soir au Kosmos , projection et rencontre débat, autour du film Close Encounters with Vilmos Zsigmond de Pierre Filmon en présence du réalisateur et du distributeur.

    Vilmos Zsigmond est un des grands chefs opérateurs de l’histoire du cinéma, autrement appelés directeurs de la photographie ou même cinématographes, donc personne responsable de l’image, à la fois l’éclairage, souvent le cadrage, mais aussi la façon d’exposer le film et de le développer du temps de l’argentique, et Vilmos Zsigmond est un chef opérateur du temps de l’argentique. En fait vous n’imaginez pas le très grand nombre de films que vous avez vus pour lesquels il a été le directeur de la photographie : John McCabe de Robert Altman, Delivrance de John Boorman, The Long Goodbye de Robert Altman, The Rose de Mark Rydell, Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino avec lequel il fera également la Porte du paradis , Rencontre du troisième type de Steven Spielberg Blow out de Brian de Palma, bref, beaucoup de films très connus, parmi lesquels quelques chefs d’œuvre comme Voyage au bout de l’enfer , The Long Goodbye et Delivrance et des navets hollywoodiens, Spielberg etc…, de la grosse artillerie hollywoodienne dans l’ensemble, pas un amateur, pas un manchot.

    Close Encounters with Vilmos Zsigmond de Pierre Filmon s’ouvre sur un plan assez génial dans lequel on voit une discussion entre Vilmos Zsigmond et le chef opérateur de Close Encounters with Vilmos Zsigmond , échange entre les deux chefs opérateur dans lequel Vilmos Zsigmond prend un peu la main, met son grain de sel et donne son avis sur tous les paramètres de l’image que l’on voit se construire, image qui n’est pas non plus très complexe, mais justement cela permet de bien voir que chaque petit choix de lumière ou de cadrage ou encore de position de la caméra sont absolument déterminants sur le résultat final et la perception que nous, spectateurs, avons. On se dit cela part très bien, on va se régaler, on va parler image et on va voir ce que l’on va voir, on pourrait même imaginer un peu de déconstruction à l’œuvre.

    Sauf que.

    Sauf que les gens de cinéma ils aiment surtout parler d’eux-mêmes. Oh bien sûr, ils ne seraient pas assez crasses pour nous bourrer les côtes en s’exclamant et tel plan ou tel autre, vous avez vu comme c’est génial, non c’est bien plus subtil que cela et c’est nettement plus orchestré que cela. En fait les Anglais ont une expression pour caractériser cette façon de faire, cela s’appelle scratch my back and I’ll scratch yours (gratte-moi le dos, je gratterai le tien). Donc plutôt que d’auto-promouvoir son génie, ce qui serait tellement vulgaire, pensez, on demande à des amis de le faire pour vous, et puis quand ce sera le tour de ces amis de se faire gratter le dos, vous vous y emploierez d’importance. Et du coup c’est très décevant de voir défiler tous ces grands hommes du cinéma, les réalisateurs, Boorman, donc, mais aussi Rydell ou Schatzberg, pour vous dire comment il est fortiche le Vilmos, et puis gentil vous n’avez pas idée, modeste même, et comme si cela ne suffisait pas, vous réunissez quelques grands noms de la direction de la photographie autour d’une table avec des bières ou du thé, des enfants terribles du cinéma très vieillis désormais, mais toujours avec des blousons en cuir et des casquettes de baseball, et alors là c’est le royaume des anecdotes et tu te souviens le jour où Steevie — bien sûr, c’est au spectateur de comprendre qu’en fait Steevie c’est Spielberg et Bob, Robert Altman, au moins ce ne sent pas trop fort l’entregent, et c’est même assez curieux que Pierre Filmon nous ait expliqué après le film qu’en fait ils se respectent tous tellement qu’en fait ils se tutoient tous, ce qui est une assez belle prouesse dans une langue, l’anglais, dans laquelle le tutoiement n’existe pas — et là vous comblez avec je ne sais quelle histoire que votre cousin vous a racontée lors du dernier mariage ans votre famille et c’est pratiquement le même effet. Sans compter que des fois, malgré toute cette bonne éducation, ces professionnels du cinéma se contiennent mal et finissent par raconter telle anecdote où ils avaient vu passer une ombre sur le visage de Michelle Pfeiffer et qu’ils étaient les seuls à l’avoir vue et qu’il a fallu retourner la scène, et alors tu te souviens, Vilmos il a fait un truc extraordinaire, suspense, il m’a remercié, à côté de quoi, effleurer la cuisse de Jupiter, c’est rien bien sûr. Et tout un chacun autour de la table fait semblant de se souvenir en riant un bon coup, ah ce Vilmos quand même ! Et nul pour douter qu’à force d’anecdotes, ce qui est dit, eh bien, cela devient très anecdotique.

    Mais notre Vilmos quand même. Et puis modeste vous n’avez pas idée.

    D’ailleurs Vilmos, pour vous dire sa modestie, il vous reçoit dans sa piscine et vous pouvez tremper avec lui, laquelle donne sur un des nombreux lacets enchanteurs de Big Sur — ce qui avec Londres doit être l’endroit au monde où l’immobilier est le plus recherché et donc le plus cher —, c’est pour vous dire la simplicité du gars.

    Si vous regardez Close Encounters with Vilmos Zsigmond de Pierre Filmon en ayant malencontreusement débranché votre esprit critique, vous aurez le sentiment que le petit Vilmos qui nous vient de Hongrie, modeste comme tout, et bien il a tout inventé en photographie, comme par exemple le coup du pré-voilage pour les scènes nocturnes de John McCabe , histoire présentée comme du génie absolu, en fait une technique qui remonte au Zone System d’Anseln Adams (je viens de regarder sur internet, c’est quand même bien pratique internet, le Zone System d’Anseln Adams date de 1941, Vilmos Zsigmond avait onze ans). Ou encore, que sans lui les ingénieurs de chez Kodak auraient été fort démunis pour ce qui est d’innover avec des nouvelles émulsions et de nouvelles chimies de développement — au point sans doute qu’il faudrait créditer Vilmos Zsigmond de l’invention du Kodakrome . Quant à l’éventuelle contribution des photographes dans ce champ du traitement de la lumière, elle passe avec perte et profit — à part une courte citation de deux noms de la photographie façon la culture c’est comme la confiture, Diane Arbus et Henri Cartier Bresson dont on ne pourra pas dire ni pour l’un ni pour l’autre que le traitement de la lumière fut l’occasion d’une très grande réflexion, chez Diane Arbus le génie était ailleurs quant à Cartier Bresson, vous savez bien ce que j’en pense —, c’est comme si les photographes comme William Eggelson, Richard Misrach, Joel Meyerovitz, Barbara Crane, Lucas Samaras, Richard Avedon, Cindy Sherman, Barbara Kasten, Sally Mann, Louise Lawler ou encore Mary-Ellen Mark, n’auraient rien été sans la contribution de Vilmos Zsigmond, habile retournement du sens de lecture historique. Ce qui est surtout frappant avec la vision panoptique des différents films de ce grand directeur de la photo, finalement, c’est, en fait, son suivisme en matière d’esthétique, chaque fois, la texture de ses images est celle qui était à la mode au moment du tournage, notamment dans la publicité.

    De façon touchante Vilmos Zsigmond mentionne aussi deux peintres, pour vous dire qu’i a de la culture, le Caravage et Georges de la Tour, en gros deux peintres connus l’un, entre autres choses, pour ses ombres portées et ses éclairages dramatiques, l’autre pour ses scènes éclairées à la bougie, c’est bien Vilmos Zsigmond a remarqué que cela parlait de sa partie, de son petit monde à lui, l’éclairage.

    Et quand cette œuvre d’autopromotion, dont chacun espère toujours que cela sera son tour d’être bientôt gratté dans le dos, ne suffit plus, on invente. C’est très touchant d’écouter Isabelle Huppert parler de ces éclairages tellement chaleureux qui nous enveloppaient, nous, les comédiens sur le plateau de la Porte du paradis, sachant que les dits éclairages devaient être de quelques milliers de watts et pas aveuglants pour deux sous, pensez, la douceur du (modeste) Vilmos. Évidemment aucune contradiction quand, quelques plans plus loin, on explique que le directeur de la photographie du temps de l’argentique était le seul qui savait à quoi ressembleraient les éclairages tellement chaleureux décrits par une Isabelle Huppert presciente.

    En fait, vous l’aurez compris facilement, la vie des étoiles de cinéma que l’on récompense avec des statuettes en toc, ces cérémonies où ces messieurs du cinéma embrassent de force leurs contreparties féminines, des étoiles gravées dans le pavé de Sunset Boulevard, je m’en tamponne un peu, je me dis que ces gens-là doivent beaucoup s’aimer pour avoir de tels besoins de reconnaissance et d’encensement, que pour nombreux d’entre eux l’immaturité doit pousser jusqu’à ne pas pouvoir se satisfaire de villas avec piscines qui surplombent les criques du Pacifique comme marques tangibles de cette reconnaissance et qu’à ce spectacle donc, il faut encore ajouter le dévoiement des moyens stupéfiants de l’image-cinéma pour nous stupéfier encore plus, pour ajouter de la stupéfaction à la stupéfaction.

    Je me demande bien ce qui se cache derrière cet aveuglement volontaire. J’aime mon idée sur le sujet. Le pouvoir, la domination, la consanguinité du milieu et d’avec le pouvoir, et, sans doute aussi, la nudité du roi.

    C’est terrible de s’aimer comme cela. Le cinéma aime le cinéma. Et le cinéma fait de bruyantes déclarations d’amour, à soi-même. On aurait envie d’expliquer au cinéma que les déclarations d’amour ne concernent que la personne à laquelle on déclare sa flamme et que l’amour physique de soi se pratique mieux garanti des regards, sinon c’est un peu dégoûtant tout de même.

    #qui_ca