Évidemment ce n’est pas « exactement » la même chose (mais tu sais bien que j’aime exagérer avec une mauvaise foi qui pique les yeux), puisque Leverrier avait bien pris soin de se focaliser sur deux faits très spécifiques : un crime du régime syrien forçant une jeune femme à témoigner contre son père à la télévision, et une rumeur déjà largement manipulée par les services syriens, tunisiens et apparemment algériens.
Mais tu sais aussi que ce texte, avec son titre choc (« Vous allez être déçus », mais quelle espèce de salaud peut écrire une chose pareille ?), a eu pour effet de durablement interdire d’aborder les questions d’abus sexuels par les rebelles dans les médias français. Or, au-délà du cas strict des cas dénoncés par Leverrier, il y a eu beaucoup d’autres choses qui ont circulé (tu en as référencé pas mal à l’époque), et ce « Vous allez être déçus » a eu pour effet de toutes les enterrer en bloc.
De fait, les crimes sexuels de l’EI prennent des proportions juste invraisemblables, mais voilà, comme tu dis le sujet « ne choque pas plus que ça » : même moi je me méfie, parce qu’il y a évidemment des conneries et de la propagande qui circulent, mais en l’occurence la source de cette info est « Zainab Bangura, the U.N.’s special representative on sexual violence in conflict ».
Je pense fondamentalement que ce « Vous allez déçus » a eu une portée bien plus large et a rendu ces sujets plus ou moins intouchables (permettant à Ignace de continuer à gloser sur le thème « Bachar est pire qu’ISIS »). C’est un texte qui est toujours repris et cité (il fut cité pour montrer que Charlie était un journal islamophobe – texte dont je partage nombre de conclusions, d’ailleurs, mais pas ce passage évidemment).
Voir l’introduction, publié rien moins que 3 mois après qu’ISIS soit devenu le groupe dominant à Raqqa, dans une tournure bien plus générale que le sujet du titre :
Après avoir inventé le concept d’infiltrés, pour enlever aux Syriens avides de liberté leur appartenance à la communauté nationale, et après avoir qualifié les opposants ayant pris les armes pour assurer leur légitime défense de gangs armés, de terroristes et de takfiris, la propagande du régime syrien a inventé, à la fin de l’année 2012, un nouveau concept. Rendu public pour la première fois sur la chaîne de télévision libanaise Al-Jadid - totalement inféodée à Damas comme le montre la présence à la tête de son service politique de la journaliste Maria Maalouf -, et immédiatement repris par certains médias favorables au pouvoir en place à Damas, ce nouveau concept était destiné comme les autres à heurter et paralyser les opinions publiques occidentales.
Il permettait d’imputer des comportements choquants aux combattants dont l’armée, les moukhabarat et les chabbihas de l’Armée populaire syrienne ne parvenaient pas à avoir raison.
Pour ce qui est d’être « déçu », Leverrier riait déjà de bon cœur d’allusions bien cradingues de l’opposition sous le thème « l’arroseur arrosé » (ah ah, que c’est drôle) :
L’arroseur s’est retrouvé arrosé lorsque certains d’entre eux ont mis en ligne un « tour de rôle », précisant à quelle heure les « frères moudjahidin » Abou Omar, Abou Khaled et Abou Ali pourraient épancher leurs besoins sexuels avec les « sœurs moudjahidât » Aniseh, Asma et Bouchra, en allusion respectivement à la mère, à la femme et à la sœur de Bachar al-Assad !
Et selon une logique toute perverse, l’article se terminait en dénonçant la prostitution à Damas (avec ce genre de logique, vivement qu’ISIS « libère » les super-nightclubs de Beyrouth) :
On signalera pour finir que la prostitution, à laquelle s’apparenterait s’il existait le « djihad du mariage », était florissante à Damas bien avant le début de la révolution et que la ville comprenait, à sa périphérie, pour rendre la chose moins voyante et provocante pour une population socialement conservatrice, de nombreux « casinos » et « établissements de loisir ».
Mais pour revenir à un argument plus simple : faut-il supposer que ceux qui auraient été « déçus » parce que le “jihad du sexe” n’existait pas sont désormais particulièrement « réjouis » par l’enquête de Zainab Bangura (parce que, franchement, c’est pire dans des proportions inimaginables) ?