La « démocratie illibérale », une notion trompeuse | Mediapart
▻https://www.mediapart.fr/journal/international/031018/la-democratie-illiberale-une-notion-trompeuse?onglet=full
La généalogie d’une notion
Dans les sphères intellectuelle et médiatique, cela fait deux décennies que le terme de « démocratie illibérale » est de plus en plus employé, notamment depuis la parution d’un article de la revue Foreign Affairs en 1997. Son auteur, le journaliste américain Fareed Zakaria, qualifiait déjà la démocratie illibérale d’« industrie en croissance ». Il prenait acte de la prolifération de dirigeants démocratiquement élus, mais bafouant allègrement les droits fondamentaux des citoyens, autant que les limites juridiques posées à l’empire de la puissance publique. « La démocratie est florissante, le constitutionnalisme libéral ne l’est pas », résumait-il.
Une démocratie qui ne protège pas contre la tyrannie d’un chef, d’un groupe ou même d’une majorité, mérite-t-elle encore ce nom ? On peut en douter, et c’est pourquoi certains auteurs se sont élevés contre la notion de démocratie illibérale, qu’ils décrivent comme un oxymore. Pour l’économiste hongrois János Kornai, la formule n’aurait pas plus de sens que celle d’un « pape athée ». Pour le philosophe allemand Jan-Werner Müller, son emploi néglige que les attaques contre le pluralisme des médias ou l’indépendance de la justice reviennent à saper les fondements mêmes d’une démocratie effective. Dans un récent entretien, le philosophe néerlandais Luuk Van Middelaar suggère le terme plus cru d’« autocratie électorale » pour qualifier le régime hongrois (et l’on pourrait émettre une remarque similaire à l’égard de la Turquie).
Même en acceptant cette « théorie de la démocratie “réduite” », selon l’expression du philosophe André Tosel, la notion de démocratie illibérale reste problématique. Pour que ladite procédure de sélection ne soit pas biaisée, elle exige des conditions qui sont précisément celles auxquelles s’attaquent les promoteurs assumés de la démocratie illibérale. Autrement dit, à supposer que la démocratie réellement existante se ramène à un marché sur lequel s’affrontent des entrepreneurs politiques, encore faut-il que la concurrence soit « libre et non faussée » – ce qui implique une presse libre et indépendante, l’absence de contrainte sur les électeurs, et la possibilité pour des opposants de s’organiser et de disposer d’un accès minimal à des ressources économiques et médiatiques.
Quoique non dénuée de signification, la notion de démocratie illibérale est donc trompeuse dans le débat public actuel. D’une part, elle risque de faire passer pour une variante de démocratie ce qui n’en est qu’une forme altérée, marquée par une involution autoritaire. D’autre part, elle est inadaptée à la diversité des mécanismes de « dé-démocratisation » à l’œuvre dans le pays censé l’incarner, à savoir la Hongrie. Enfin, elle est utilisée dans une construction rhétorique binaire, supposant que les démocraties libérales classiques sont préservées de la dégénérescence observée chez les autres.
Or, de plus en plus de travaux soulignent la fragilité des démocraties dites « consolidées » (en référence à leur qualité et à leur ancienneté). Inédite, cette fragilité pourrait être plus préoccupante que celle des pays récemment démocratisés, laquelle pour le coup ne constitue pas une surprise.
Certains spécialistes des enquêtes-valeurs menées à travers le monde ont ainsi pointé un déclin du soutien exprimé par les citoyens à la démocratie comme régime. Il existe une controverse sur la réalité et surtout le caractère structurel de ce déclin, qui ne pourra être confirmé qu’avec le temps. Mais Roberto Foa et Yascha Mounk insistent pour pointer une « tendance à s’ouvrir à des alternatives non démocratiques, spécialement forte parmi les citoyens qui sont à la fois jeunes et riches ». Mobilisant également des baromètres sur la qualité de la démocratie, ils signalent sa dégradation dans une écrasante majorité des démocraties occidentales par rapport aux décennies 1990 et 2000.
En rapport avec ces indicateurs, on peut remarquer que la soustraction de pans entiers de l’action publique à l’influence des électeurs a progressé ces dernières années, notamment dans l’Union européenne. L’inscription dans le marbre de la participation au marché mondial et de l’austérité publique semble bien avoir dessiné une sorte de « domaine réservé ». Hors de portée des citoyens ordinaires, ce dernier profite à certains intérêts plutôt qu’à d’autres, avec toujours les mêmes dans le rôle des gagnants et des perdants. Même dans sa définition minimale, la démocratie perd alors beaucoup de sa substance, dans la mesure où le pluralisme partisan n’a plus guère d’incidence dans des décisions majeures pour nos conditions d’existence.
#Philosophie_politique #Démocratie