Allons-y voir !
Provenant du podcast Allons-y voir !
À l’Institut du monde arabe, se tient une exposition étonnante "Bagdad : redécouvrir Madinat al-Salam avec Assassin’s Creed Mirage". Un musée et un grand industriel du jeu vidéo : voici un duo inédit pour penser les procédures historiques et les techniques visuelles de la reconstitution.
Avec
Fanny Lignon maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Claude Bernard Lyon 1
Mathieu Potte-Bonneville Philosophe et directeur du département Culture et création du Centre Pompidou
Pierre Singaravélou Historien spécialiste des empires coloniaux et de la mondialisation, professeur au King’s College de Londres et à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne.
Jean-Luc Sala Scénariste de bande dessinée français
Visualité, historicité, agentivité... que peut le jeu vidéo ? Forte de son succès, l’exposition "Bagdad : redécouvrir Madinat al-Salam avec Assassin’s Creed Mirage" est prolongée jusqu’au 12 janvier 2025. S’y confrontent objets muséaux et avatars numériques. Pour cette nouvelle tribune, tels ces avatars de jeux vidéo, infiltrons-nous et faufilons-nous avec agilité à travers les questionnements que ce monde vidéoludique soulève. Allons-y voir avec nos invités Fanny Lignon, maîtresse de conférences HDR en sciences de l’information et de la communication à l’université Claude Bernard Lyon 1 ; et Jean-Luc Sala, scénariste de BD et directeur artistique chez Ubisoft. Ils sont rejoints par deux sociétaires de l’émission, Mathieu Potte-Bonneville et Pierre Singaravélou. Et on se pose la seule question qui vaille avec l’histoire : on la regarde de haut, ou on s’y embarque ? Bien sûr, on s’embarque ! Entrons dans le game.
Une collaboration étonnante
Comment est née cette collaboration entre Ubisoft et l’Institut du monde arabe ? “On a commencé à collaborer avec eux, dès la conceptualisation du jeu - explique Jean-Luc Sala, directeur artistique du grand industriel du divertissement. On a identifié des objets dans leur collection. [...] Et au fur et à mesure, on a établi des contacts privilégiés auprès des instituts, des scientifiques, des historiens, des archéologues, et des spécialistes culturels.” Ubisoft, entreprise française de jeux vidéo créée en 1986 par les cinq frères Guillemot dans le Morbihan, n’est plus une affaire familiale, mais une entreprise qui compte désormais près de 20 000 salariés dans le monde, et dont le chiffre d’affaire est de 2 300 milliards en 2024, dans le monde.
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L’association du service de médiation et celui d’éducation à l’image, est peut-être l’une des singularités et forces de cette exposition, qui parvient à capter un jeune public. “Ils sont parvenus à attirer un jeune public qu’on voit rarement à ce point-là dans des expositions. Et je dois dire que c’est peut-être une des rares fois où j’ai vu des enfants de dix ans lire spontanément des cartels”, confie Pierre Singaravélou.
Scène du jeu Assassin’s Creed Scène du jeu Assassin’s Creed - © Ubisoft Entertainment
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Quand la jouabilité guide le jeu
C’est une avancée sur le plan immersif que soulève Fanny Lignon : dans cette dernière version d’Assassin’s Creed, les personnages parlent beaucoup. “C’est toujours un peu étrange - dit-elle - quand l’avatar qu’on incarne, se met à parler. Car, autant il est facile d’accepter de le voir, de se voir, et de voir ce qu’il voit [...] ; mais qu’il prenne la parole spontanément, c’est toujours un peu étrange.” Si cela semble nous sortir d’un état immersif, des “astuces” semblent néanmoins avoir été mises en place par les créateurs de ce jeu vidéo, pour contrecarrer cet effet - souligne-t-elle.
Au-delà de la parole des personnages, c’est plus largement de nouveaux gestes qui sont développés au sein de ces jeux - des gestes qui font eux-mêmes écho à de nouvelles évolutions historiographiques. Mathieu Potte-Bonneville souligne “la façon dont les corpus historiques mobilisés par tel ou tel épisode [dans la série Assassin’s Creed] sont explorés à raison de ce qu’ils permettent dans le gameplay.” La jouabilité amène par exemple à mettre en scène le natif américain dans le Nouveau Monde, en train de faire la cueillette ou de chasser. C’est encore l’image d’une Antiquité colorée que donne à voir Assassin’s Creed Odyssée. “C’est une odyssée qui, sans doute pour la première fois dans la culture populaire, donne à voir une Antiquité colorée, alors qu’à l’école on transmet encore cette vision de l’Antiquité blanche - c’est-à-dire, à travers la sculpture, les temples blancs dans les musées. On a du mal aussi à transmettre cette idée neuve de l’historiographie”, raconte Pierre Singaravélou.
1987 : une année-rupture
Les jeux vidéo ont eux aussi une histoire. Mathieu Potte-Bonneville analyse l’année 1987 comme étant marquée par une rupture importante dans l’évolution du médium. Elle aurait pour équivalent dans l’histoire du cinéma, ce que Gilles Deleuze désignait comme le passage d’une "image-mouvement" à une "image-temps", dans l’immédiat après-guerre, avec le nouveau réalisme. L’image-mouvement est cette “image où l’action et la perception s’enchaînent directement, et fabriquent la dynamique du récit. Et l’image-temps est en ce moment où [...] quelque chose se rompt, se brise entre la perception que l’on a et la réaction que l’on peut produire” - explique-t-il. Il identifie une rupture semblable dans un monde du jeu vidéo, où “apparaît cette forme ludique particulière qu’est le jeu d’infiltration”, en 1987. Celui-ci s’oppose aux jeux-réflexes, où il faut se montrer le plus rapide possible pour survivre. L’immobilité comme nouvelle contrainte dans le jeu vidéo, fait émerger selon Matthieu Potte-Bonneville un nouveau “régime d’images qui ne sont ni fixes, ni en mouvement, mais où il s’agit d’être fixe dans un monde en mouvement.”
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Genre et jeux vidéo
À travers la chanson Video Games de Lana del Rey, y est racontée l’histoire d’une jeune fille délaissée par un amoureux jouant trop aux jeux vidéo. Pratique du jeu vidéo, et rapport de genre : quels enjeux ? Si on se penche sur les statistiques, c’est un loisir “qui est fondamentalement partagé par les deux sexes”, explique Fanny Lignon. Elle soulève toutefois que, si les femmes peuvent facilement s’identifier à un personnage masculin, il en est tout autrement pour les hommes. C’est encore la question des corvées domestiques, familière à tous les ménages, qu’interroge la chercheuse, à travers Chore Wars, un serious game anglais.
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Contre-factualité et agentivité
En 2024, les Rendez-vous de l’Histoire de Blois lançaient leur 3e édition de Game Jam, des doctorant(e)s s’essayent à créer des jeux vidéo, pour donner à comprendre le rapport entre l’expérience historiographique et le jeu. Plus qu’un objet pour l’histoire, le jeu vidéo est peut-être aussi un nouvel allié pour l’historien. Ces échanges entre récit historique et récit vidéoludique soulèvent la question de l’agentivité - c’est-à-dire, la capacité d’action des joueurs et de leurs avatars. “Le jeu vidéo se distingue d’autres productions culturelles comme le cinéma ou la bande dessinée par son caractère interactif - c’est-à-dire que le joueur a le sentiment d’être l’auteur du récit auquel il participe”, précise Pierre Singaravélou. Quel est l’agir possible du joueur ? Assassin’s Creed se distingue des autres jeux de type historique, qui font bien souvent le choix de tisser des narrations contrefactuelles. À l’inverse, dans Assassin’s Creed, le pouvoir d’action y est relativement limité ; le joueur ne peut pas changer le cours de l’histoire.
À la suite de l’invasion russe, l’Ukrainien Valeriy Petrov, crée le jeu vidéo Power and Chaos. On y incarne un habitant de Marioupol qui se réveille un matin, en entendant l’annonce de l’invasion russe ; il doit faire les bons choix pour protéger sa famille. Ce jeu s’inscrit dans les démarches contrefactuelles qui ont renouvelé l’écriture de l’histoire, depuis ces trois dernières décennies. Il s’agit “d’ouvrir un espace de discussion au-delà du vrai et du faux, en l’occurrence les possibles du passé, avec une dimension politique forte, puisque c’est aussi une manière d’ouvrir les futurs au présent” - explique Pierre Singaravélou. Si certains jeux vidéo s’ouvrent à des récits contrefactuels où il est possible de réécrire l’histoire, c’est toutefois une narration “contrainte, orientée” qui s’élabore. “Souvent, ce sont des jeux qui se fondent sur une vision très traditionnelle de l’histoire : l’histoire bataille, l’histoire des grands hommes. Mais, cela ouvre tout de même à d’autres formes de récits historiques” - conclut-il.
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Références de l’émission
Bibliographie des invités :
Fanny Lignon, Récits vidéoludiques. Le personnage réinventé, C&F Éditions, octobre 2024.
Fanny Lignon, "Les corvées domestiques sont-elles solubles dans le jeu vidéo ?", in Revue Sociétés & Représentations, 2018.
Jean-Luc Sala, Cross Fire, série de bandes dessinées illustrées par Pierre-Mony Chan, Éditions Soleil, 2013.
Exposition "Bagdad : redécouvrir Madinat al-Salam, avec Assassin’s Creed Mirage", à l’Institut du monde arabe, en partenariat avec Ubisoft, jusqu’au 12 janvier 2025.
Extraits sonores diffusés pendant l’émission :
Extrait de la bande-annonce d’Assassin’s Creed, Mirage, Ubisoft.
Video Games, chanson de Lana del Rey, extraite de son album "Born to die", label Polydor 2012.
Le philosophe Jérôme Lèbre autour de la notion de l’immobilité. Extrait de la présentation de son essai Éloge de l’immobilité, Éditions Desclée de Brouwer, 2018.
Video Games, chanson de Sufjan Stevens, extraite de son album "The ascension", label Asthmatic Kitty 2020.
Vidéo de présentation du spectacle Le Ring de Katharsy, d’Alice Laloy, donné au Théâtre de Gennevilliers.