Imaginée par une poignée de conseillers de Frédérique Vidal, la #polémique sur l’« islamo-gauchisme » a servi de paravent à une ministre isolée comme jamais du monde académique, des réalités étudiantes mais aussi de sa propre administration.
Ses conseillers lui avaient promis de marquer, enfin, l’agenda politique. De ce point de vue, l’opération est réussie. Absente du débat public depuis le début de la crise sanitaire, la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche Frédérique Vidal a provoqué un tollé en déclenchant, en pleine pandémie, un débat sur « l’islamo-gauchisme » dans les universités.
L’instant d’une polémique – qui l’a soudainement amenée à défendre le contraire de ce qu’elle prétendait penser à l’automne –, la ministre a même réussi à reléguer au second plan les critiques sur son défaut de gestion de la crise. Oublié aussi son isolement du monde académique, des réalités étudiantes ainsi que de sa propre administration. Fin novembre, son ministère a été marqué par la démission fracassante du directeur général de la recherche et de l’innovation. Mais de cet événement aussi inédit que parlant sur l’état du ministère, il n’a pas été question sur les plateaux de télévision. De l’art de faire #diversion.
En recommandant à leur patronne d’attaquer bille en tête la communauté universitaire, les quelques conseillers de Frédérique Vidal à la manœuvre n’avaient en revanche pas anticipé l’ampleur des protestations qui s’élèveraient contre elle.
Les pétitions appelant sur tous les tons à sa démission se multiplient – celle issue d’une tribune publiée le 21 février 2021 dans Le Monde cumulant même, à ce jour, plus de 22 000 signatures individuelles d’universitaires. Consternés, des intellectuels du monde entier volent désormais au secours de leurs collègues français (lire cette tribune de L’Obs). Jamais une ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche n’avait autant fait l’unanimité contre elle. Signe que l’heure est grave, des organisations scientifiques d’habitude discrètes affichent désormais leur désaccord.
Alors que Frédérique Vidal avait demandé, le mardi 16 février 2021, au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), « un bilan de l’ensemble des recherches », pour mieux séparer ce qui relèverait de la science et du militantisme, le CNRS a répondu que « l’islamogauchisme n’est pas une réalité scientifique ». L’organisme de recherche a condamné « les tentatives de #délégitimation de différents champs de la recherche ».
Même la conférence des présidents d’université s’est exprimée en des termes peu habituels : « Si le gouvernement a besoin d’analyses, de contradictions, de discours scientifiques étayés pour l’aider à sortir des représentations caricaturales et des arguties de café du commerce, les universités se tiennent à sa disposition. Le débat politique n’est par principe pas un débat scientifique : il ne doit pas pour autant conduire à raconter n’importe quoi. »
Du côté syndical aussi, le front est large. La FSU (Syndicat national des chercheurs scientifiques et Syndicat national de l’enseignement) et Sud (Recherche et Éducation) ont appelé au départ de la ministre. La CGT estime que « la ministre doit retirer ses déclarations et présenter ses excuses aux personnels, annuler ses velléités d’inspection politique de la recherche ». Et l’Unsa d’attaquer : « Cela fait des mois que les universitaires se dépensent sans compter pour assurer la continuité du service public de l’enseignement supérieur. La plupart sont épuisés. Est-ce pour renforcer l’attractivité du métier d’enseignant-chercheur que l’on stigmatise des pans entiers de la recherche ? »
Avant même la polémique sur « l’islamo-gauchisme », la communauté universitaire s’était émue, cet automne, des attaques faites aux libertés académiques lors de l’examen puis du vote de la Loi de programmation de la recherche (LPR). Les premiers à avoir demandé la démission de Frédérique Vidal ont été les membres de la Commission permanente du conseil national des universités (CP-CNU), une instance aux deux tiers élus et se prononçant sur le recrutement et la carrière des enseignants-chercheurs.
Déjà le 7 novembre 2020, ils estimaient que Frédérique Vidal devait quitter ses fonctions, dans une lettre ouverte à Emmanuel Macron. La CP-CNU y déplorait le fait de ne jamais avoir été entendu lors de la préparation de la LPR. L’ultime affront, celui poussant cette instance à demander pour la première fois de son existence la démission d’un ministre, étant le vote au Sénat, tard dans la nuit du 28 au 29 octobre 2020 et avec le soutien du gouvernement, de deux amendements sulfureux.
Le premier sanctionne de trois ans de prison l’occupation en réunion d’un bâtiment universitaire. Le second passe outre l’expertise du CNU pour la qualification des professeurs et marque le début de la même expérimentation pour les maîtres de conférences, remettant totalement en cause l’organisme qui délivre ladite qualification, le CNU.
« En touchant à la question de l’autonomie de la production des savoirs vis-à-vis du pouvoir politique (quel qu’il soit) et aux libertés académiques, ainsi qu’au cadre national du recrutement des enseignants-chercheurs, ces amendements confirment le mépris dans lequel la communauté de l’enseignement supérieur et de la recherche est tenue depuis des mois en France », s’est alors alarmée l’organisation.
Sylvie Bauer, présidente de la CP-CNU, se souvient de sa stupeur en découvrant la position du gouvernement : « À maintes reprises, le cabinet et la ministre nous avaient promis qu’ils ne toucheraient pas au CNU et au recrutement des enseignants chercheurs, ils ont menti. » Une manière de faire si brutale qu’elle a choqué jusqu’à Cédric Villani, ancien représentant des universitaires chez LREM.
Le député de l’Essonne a même voté contre la #LPR. Dans une lettre publiée au lendemain du vote, il dénonce la réforme, sur le fond comme sur la forme. Au sujet de la criminalisation de l’occupation des facs, il écrit : « En tant que député, je trouve inconcevable qu’une telle disposition soit prise sans débat à l’Assemblée ; en tant qu’universitaire, je ne puis voter pour une telle limitation de nos précieuses libertés académiques. »
Depuis, la colère de la CP-CNU n’est pas redescendue. « La seule fois où j’ai vu Frédérique Vidal depuis 2017, c’était en mars 2020. Nous étions en pleine mobilisation contre la LPR. Elle nous a engueulés parce que des profs exerçaient leur droit de grève. Elle s’est plainte que personne ne la soutienne », se rappelle Sylvie Bauer. Un récit confirmé par Fabrice Planchon, vice-président de la CP-CNU. Un échange tendu puis un appel à démission plus tard, les liens entre le ministère et l’instance ont complètement été rompus.
La CP-CNU n’est pas la seule instance à avoir gardé un amer souvenir des discussions autour de la LPR. Patrick Lemaire, biologiste et président du collège des sociétés savantes académiques de France, se souvient d’une curieuse « #garden_party » organisée à l’été 2020 dans les jardins du ministère en guise de « concertation ». « C’était un drôle de mélange. Frédérique Vidal était là, debout, usant de l’argument d’autorité pour nous convaincre du bien-fondé de sa loi. Quand on la contredisait, elle pouvait devenir plus constructive mais ne remettait jamais en question son projet. Elle ne voulait rien changer à son texte, mais mieux l’expliquer. »
Un autre invité se souvient auprès de Mediapart d’un « one-women show d’une heure et demie », du buffet, du beau jardin et de l’impression de s’être rendu à une réunion pour rien : « Nous, on aurait préféré être assis, à une table, pouvoir échanger calmement, échanger des dossiers. Ça ne s’est pas fait mais ça voulait peut-être dire que, pour elle, il n’y avait déjà plus grand-chose à discuter. »
Pour dénoncer les attaques faites aux libertés académiques et le manque de dialogue social avec le ministère, les syndicats ne s’adressent d’ailleurs plus à Frédérique Vidal mais passent directement par le premier ministre. Même chose pour les décisions pour lutter contre la précarité étudiante, qui sont annoncées depuis l’Élysée.
Toutes les organisations de l’arc syndical ont écrit, au moins à trois reprises, à Matignon sur l’unique mois de novembre 2020. Le 5 novembre, contre la fermeture des établissements. Le 9 novembre, contre un amendement sénatorial durant l’examen de la LPR, depuis retoqué par la commission paritaire mixte, visant à inscrire dans la loi que « les libertés académiques s’exercent dans le respect des valeurs de la République ». Le 16 novembre, la CGT, la FSU, FO, la CFDT, le SNPTES, Sud et l’Unsa reprenaient la plume pour demander un rendez-vous urgent à Jean Castex après le vote au Sénat des deux amendements, « validés par Frédérique Vidal » sans « consultations préalables », sur l’occupation des facs et la qualification des professeurs.
La démission fracassante d’un directeur d’administration
Plus particulièrement, Anne Roger, co-secrétaire générale du SNESUP-FSU, décrit des relations avec la ministre totalement dégradées. « C’est simple, on n’a pas de discussion avec elle. Notre dernier rendez-vous avec le cabinet remonte à quatre mois, il n’y avait ni la ministre, ni le directeur, ni le directeur adjoint de son cabinet. C’était juste pour nous calmer », souffle la représentante syndicale. Selon elle, les rendez-vous sont « des grand-messes qui ne sont pas exactement le lieu du débat. Et à plusieurs reprises, lors de ces réunions, en multilatérales ou au CNESER (Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche), elle vient, fait son topo, écoute un peu puis part et laisse son cabinet gérer la fin de la réunion. En fait, l’important pour elle, c’est de dire, pas d’écouter. »
Cette absence d’écoute est aussi ressentie par le Syndicat national des travailleurs de la recherche scientifique (SNTRS-CGT), qui vient d’ailleurs de remporter une bataille judiciaire contre le ministère. Le tribunal administratif de Paris a ordonné, le 8 mars, en référé, à Frédérique Vidal de convier le syndicat aux réunions de suivi du protocole d’accord relatif à l’amélioration des rémunérations et des carrières des agents du ministère jusqu’en 2027.
Début 2021, la ministre avait unilatéralement décidé d’écarter des réunions de suivi la FERC-CGT (la fédération à laquelle est affilié le SNTRS-CGT), qui s’était opposé publiquement au protocole d’accord. Or, cette décision « porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté syndicale », a estimé le juge des référés.
Devant le tribunal administratif, le représentant du ministère a soutenu que la FERC-CGT n’avait pas été lésé puisque aucune réunion n’avait jusqu’ici été organisée, ni même programmée, avec les autres organisations syndicales. Ce qui est faux, une première réunion du comité de suivi ayant même été organisée le 5 février, selon nos informations. Interrogé sur ce mensonge, le cabinet de la ministre nous a fait savoir qu’il ne souhaitait pas répondre (voir notre « Boîte noire »).
Même impression de désinvolture au CHSCT du ministère. Alors qu’elle préside cette instance, Frédérique Vidal ne s’est jamais rendue à aucune des réunions. S’il est habituel que les ministres se fassent excuser, « vu la crise sanitaire, il aurait été logique qu’elle montre un peu d’intérêt… », grince une membre du CHSCT. Un avis de l’instance, en date du 6 novembre 2020, laisse transparaître un agacement général : « Les représentants du personnel du CHSCT MESR attendent que la ministre montre un intérêt à l’instance qu’elle préside, en y faisant acte de présence, ne serait-ce qu’une fois. »
D’autant plus que le CHSCT semble être baladé, de réunions exceptionnelles en délais incompressibles, dans une urgence permanente. Tous les membres se souviendront de cette réunion du 18 décembre 2020 à 15 heures, dernier jour avant les vacances de Noël. Ils y ont été convoqués à la dernière minute, la veille à 17 heures. « Prendre son service dans cet état de stress et de panique constitue à l’évidence un danger grave et imminent pour tous les personnels, mais également et par voie de conséquence pour les étudiants », relève d’ailleurs l’avis du CHSCT.
Lors de cette réunion fut discutée la mise en place d’une circulaire permettant le retour progressif des étudiants à l’université à partir du 4 janvier 2021, par groupe de dix. La circulaire, rendue publique le samedi 19 décembre, était censée être applicable dès la rentrée. Impossible, pourtant, pour la plupart des universités, de mettre en place de telles dispositions mal ficelées et diffusées pendant les vacances scolaires. Par ailleurs, la circulaire contrevenait à un décret qui n’a finalement été modifié que le 9 janvier 2021, cinq jours après le début de la soi-disant rentrée. « À chaque fois on râle, mais ça n’a aucun impact, souffle la membre du CHSCT. Même avec la crise, on pourrait mieux anticiper et réfléchir. »
« Aux États-Unis, ils se sont organisés dès le mois de mai 2020 pour l’année universitaire 2020-2021, avec des cours en ligne, des programmes allégés. Nous aussi, on aurait pu le faire, mais Frédérique Vidal ne nous a pas écoutés », abonde Bruno Vallette.
Ce mathématicien a bien connu Frédérique Vidal à l’université de Nice, où la ministre a passé l’intégralité de sa carrière : étudiante puis maître de conférences en 1994, professeure des universités en 2002 (elle n’a officiellement jamais encadré de thèse), directrice de l’UFR Sciences en 2009 et, enfin, présidente de l’université à partir de 2012, jusqu’à son entrée au gouvernement en 2017.
Élu d’opposition (Snesup) au conseil d’administration, Bruno Vallette retient des mandats de Frédérique Vidal, arrivée à la présidence d’une université désorganisée et exsangue financièrement, une gestion « “en bonne mère de famille”, comme elle le disait elle-même, mais de manière autocratique, toute seule, au nom de l’efficacité ». « Elle sait mieux que les autres. Je trouve au ministère sa manière de fonctionner à l’université de Nice », insiste le professeur, désormais à l’université Paris-XIII.
Son passage à la présidence de l’université de Nice n’a pas laissé un mauvais souvenir qu’à ses opposants. « Je n’avais aucun a priori négatif. Je savais qu’elle avait publié dans des revues prestigieuses et elle a, d’ailleurs, été accueillie de façon tout à fait conviviale », se rappelle Frédéric Torterat, l’un des maîtres de conférences rattachés à une équipe de recherche supprimée brutalement en 2017 sous la présidence de Frédérique Vidal. « On ne s’y attendait pas, j’ai dû partir à l’université de Montpellier, complète-t-il. On était 15 à 16 enseignants chercheurs et deux fois plus de doctorants et on a tous dû changer d’unité, et pour certains changer d’université. Elle ne nous a même pas prévenus, c’est assez irrespectueux. »
Pour l’ancienne directrice de cette unité de recherche, « ce fut un traumatisme ». Nicole Biagioli, aujourd’hui professeure émérite à l’université de Nice, se rappelle de la manière avec laquelle son travail de plusieurs années a été anéanti : « Mme Vidal a fait voter par le conseil d’administration – sauf les élus FSU – la suppression de mon laboratoire en refusant de le faire évaluer scientifiquement, alors que tout était prêt pour la visite de l’HCERES (Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur). Je n’en ai jamais été avisée par Mme Vidal, c’est sa collègue en charge de la visite pour le HCERES qui m’a appris la suppression du laboratoire. Au niveau réglementaire, elle a le droit de le faire mais la moindre des choses aurait été de nous prévenir… » Un récit confirmé par Chantal Amade-Escot, déléguée scientifique pour les sciences de l’éducation auprès du HCERES de 2015 à 2018 et professeure émérite à l’université de Toulouse…
Aujourd’hui, Nicole Biagioli estime que « Mme Vidal n’est ni formée ni intéressée par les langues, les lettres et les sciences humaines. Il y a chez elle une certaine forme de mépris pour ces matières ».
Rue Descartes, où l’ambiance s’est alourdie au fur et à mesure de l’aggravation de la crise sanitaire, l’explosion a finalement eu lieu le 25 novembre 2020. #Bernard_Larrouturou, alors directeur général de la recherche et de l’innovation (DGRI), l’une des deux directions d’administration centrale, démissionne avec fracas.
Il s’en explique à ses anciens collègues dans un courrier, sans mâcher ses mots. « Cette démission a été pour moi une décision difficile, et même douloureuse… Je ne m’y suis résolu que parce que l’isolement, entretenu par la direction du cabinet, par la ministre, avec laquelle les directeurs généraux n’ont eu aucun échange depuis plus de six mois, et les difficultés aiguës qui persistent depuis un an et demi en matière de relations de travail entre le cabinet et les services ont installé un véritable empêchement, voire une impossibilité, pour la conduite des actions que la DGRI doit porter », dénonce-t-il dans une lettre de trois pages, dont des premiers extraits avaient été dévoilés par Libération et que Mediapart publie ci-dessous en intégralité.
Dans son courrier, qui est remonté jusqu’à l’Élysée, Bernard #Larrouturou déplore notamment l’isolement de la ministre avec ses équipes. Il y raconte, par exemple, comment « elle a traité avec mépris et humilié des personnes de la DGRI ou lorsqu’elle a exigé arbitrairement la mise à pied de tel cadre de nos équipes… ». Interrogé sur le contenu de cette missive accablante, Frédérique Vidal n’a pas répondu non plus.
Des relations compliquées avec les parlementaires
« Le rythme des cabinets a toujours été caractérisé par l’urgence mais, ce qu’il y a de nouveau depuis l’arrivée de Frédérique Vidal, c’est qu’il est de plus en plus fréquent que le cabinet court-circuite les directions et aille directement voir les agents, ça peut créer de grandes tensions », relève Sylvie Aebischer, responsable CGT Educ’action pour l’administration centrale qui compte plus de 3 300 agents.
À l’hiver 2018, lors d’un CHSCT, des délégués du personnel et le médecin de prévention alertent sur la situation au sein du service de la stratégie des formations et de la vie étudiante. Un rapport est commandé à l’Inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche (IGAENR). Ses résultats remis le 26 mars 2019, auxquels Mediapart a eu accès, font notamment état « de situations collectives de #souffrance_au_travail ». Les inspecteurs pointent du doigt une surcharge de travail, des conflits éthiques, « des relations au travail compliquées, avec des problèmes liés au soutien jugé parfois insuffisant de la hiérarchie, régulièrement encartée ou empêchée, parfois mis en fragilité par un pilotage peu clair ».
L’une des douze recommandations de l’inspection était de formaliser les rapports avec le cabinet. Signée en juillet 2019, une charte prévoit depuis l’organisation de réunions régulières entre les directeurs d’administration et le cabinet pour fluidifier les relations. Une tentative qui se soldera par un échec, comme en témoigne la démission de Bernard Larrouturou l’année suivante.
Au Parlement aussi, les relations avec la ministre sont tout sauf fluides. Au Sénat, une séquence reste gravée dans les mémoires. Le 7 avril 2020, Frédérique Vidal renvoie dans les cordes le sénateur communiste Pierre Ouzoulias qui lui demande pourquoi les biologistes de Marseille ne sont pas dotés d’un cryo-microscope électronique pour étudier le SARS-CoV-2.
Ces biologistes n’ont qu’à se déplacer à Nice où se trouverait justement un « magnifique microscope » au sein du « Centre commun de microscopie appliquée (CCMA) », répond avec assurance la ministre. Frédérique Vidal, biochimiste de formation, rappelle qu’elle a fait toute sa carrière à Nice – « je connais donc bien le sujet », glisse-t-elle, avec certitude. Sauf que son explication est fausse : l’équipement niçois ne comporte aucun cry-microscope capable d’aider les biologistes à élucider la structure moléculaire du virus, relève le journaliste spécialisé Sylvestre Huet sur son blog.
Frédérique Vidal « répond souvent avec beaucoup de désinvolture », regrette le député d’opposition Régis Juanico (Génération·s), membre de la commission des affaires culturelles de l’Assemblée. « Elle nous répond souvent avec suffisance en se référant à son passé de présidente d’université. Cela lui permet de disqualifier les élus qui ne seraient pas d’accord avec elle », ajoute-t-il. Le parlementaire relève aussi que la ministre « n’a jamais répondu » aux conclusions de son rapport parlementaire, co-rédigé avec Nathalie Sarles (LREM), sur Parcoursup.
« En audition, on a le sentiment qu’elle ne se sent pas concernée », abonde la députée communiste Marie-George Buffet, membre de la même commission. Lors de l’audition du 10 novembre 2021, dans le cadre du rapport sur l’impact qu’a eu le Covid sur les jeunes et les enfants, l’élue de Seine-Saint-Denis a relevé que, « contrairement à d’autres ministres », Frédérique Vidal « répétait des éléments de langage sans répondre réellement ». « Est-ce qu’elle pensait que cette audition n’avait pas d’importance ? Est-ce que la problématique des étudiants ne l’intéresse pas ? », s’interroge la députée.
Le député LREM Bruno Studer, qui préside la commission, voit les choses autrement : « Je lance régulièrement des missions d’information qui portent sur la recherche et à chaque fois le cabinet se met à disposition des parlementaires. La ministre vient régulièrement devant la commission », témoigne-t-il. Il précise que Frédérique Vidal « est une ministre technique, pas politique », raison pour laquelle elle n’aurait donc pas « tous les codes ».
« Les choses se sont tendues ces dernières semaines avec ces histoires d’islamo-gauchisme », reconnaît le député de la majorité, en expliquant avoir lui-même été étonné par l’ouverture de cette séquence. « Je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Ça m’a surpris de sa part et je lui ai dit, je suis plutôt en désaccord. Ce ne sera pas la première fois que je trouve que des ministres ont des expressions maladroites. »
Plutôt qu’une expression « maladroite », la séquence sur l’islamo-gauchisme a été réfléchie sur un coin de table par une poignée de membres de l’entourage de la ministre, ainsi que nous l’ont indiqué plusieurs témoins. Cette orientation correspond aussi à la recomposition d’un cabinet, qui a connu un turn-over impressionnant ces dernières semaines. « Cette stratégie ne correspond pas à ce que Frédérique pense », veut croire un de ses proches.
Plusieurs interlocuteurs datent une vraie rupture à partir du remplacement du directeur de cabinet de la ministre, le 4 mai 2020, par un ancien du cabinet de Manuel Valls à Matignon. La nouvelle conseillère presse de Frédérique Vidal est également la fondatrice des « #Jeunes_avec_Valls », micro-mouvement créé en décembre 2016 pour accompagner la candidature de l’ancien premier ministre à la primaire du PS.
Beaucoup s’interrogent aussi sur la place croissante occupée par le conseiller spécial de la ministre, un certain #Graig_Monetti, qui cumule aussi avec les fonctions de chef de cabinet. Le trentenaire, qui connaît bien Frédérique Vidal depuis ses années étudiantes à l’université de Nice, où il a présidé l’antenne locale du syndicat étudiant de la Fage, a gravi un à un les échelons de son cabinet. En juin, il a aussi été élu adjoint au maire de Nice Christian Estrosi, avec une délégation à la jeunesse. Ce qui n’est pas sans créer une certaine confusion : on peine parfois à discerner au nom de qui (le ministère ou la mairie de Nice) il intervient dans certains dossiers universitaires.
Selon un fin connaisseur de la rue Descartes, « Frédérique Vidal a écarté les autres et n’écoute plus que lui ». Cela n’a pas empêché l’actuel président de la Fage, Paul Mayaux, de prendre quelques distances avec le ministère.
Son syndicat a même appelé à la mobilisation intersyndicale du 26 janvier 2021. « Ce n’est pas leur stratégie politique. Si même eux y vont, c’est un signe qu’il y a une absence totale d’écoute de la part du gouvernement », glisse une responsable syndicale étudiante sous le couvert de l’anonymat. Paul Mayaux confirme : « Effectivement, ce qui s’est passé le 26 janvier, ce ne sont pas des choses qui arrivent souvent. Il y a urgence et même si parfois le cabinet examine certaines de nos propositions, on n’a pas été entendus au bon moment sur la crise des étudiants. C’était trop tard et trop faible, même si on ne nie pas que quelques mesures ont été prises dans le bon sens. »
En dehors des Jeunes avec Macron, logiquement du côté du gouvernement, les autres organisations de jeunesse sont nettement plus critiques. Frédérique Vidal est « méprisante » et « infantilisante » avec les étudiants, notamment dans son expression publique, dénonce Mélanie Luce, la présidente de l’Unef. Lors d’un énième retour symbolique à l’université, le lundi 11 janvier 2021, à Cergy-Université, la ministre glisse, selon Le Monde : « Le problème, c’est le brassage. Ce n’est pas le cours dans l’amphithéâtre mais l’étudiant qui prend un café à la pause, un bonbon qui traîne sur la table ou un sandwich avec les copains à la cafétéria. »
« On ne demande pas juste sa démission, on veut un vrai changement politique », affirme Mélanie Luce dont l’organisation s’est opposée farouchement aux trois grandes réformes de Frédérique Vidal : Parcoursup, qui instaure la sélection à l’entrée de l’université, « Bienvenue en France », qui multiplie les frais d’inscription pour les étudiants étrangers, et la LPR, qui réforme en grande partie l’université et la recherche française.
La crise du Covid et sa gestion chaotique par le ministère de l’enseignement supérieur puis la polémique autour de l’islamo-gauchisme ont été les attaques de trop. « Nous, notre priorité, c’est comment aider les étudiants à sortir de cette crise. On demande 1,5 milliard d’euros mais ça n’avance jamais. La solution pour sortir un peu la tête de l’eau, c’est d’augmenter les APL et les bourses du Crous, on le répète sans cesse mais on a l’impression de ne pas être entendus », souffle la présidente de l’Unef. En ce qui concerne les bourses, la refonte du système Crous promise par l’exécutif ne vient pas. Et pour les APL, une réforme a bien eu lieu, mais elle désavantage les jeunes travailleurs et les étudiants en apprentissage.
« Des milliers d’étudiants font la file pour pouvoir manger. On attendait des aides qui soient à la hauteur de la crise, de la précarité et de la détresse psychologique qu’on voit tous les jours. À la place, on a eu une nouvelle polémique sur l’islamo-gauchisme. C’était tout, sauf ce qu’on attendait… », souffle Ulysse Guttmann-Faure, qui préside l’association Co’p1, fondée en octobre 2020 par six étudiants parisiens pour distribuer de la nourriture aux étudiants précaires.
L’étudiant, dont l’association rassemble désormais 300 bénévoles, note qu’il « a fallu des mobilisations dans la rue et des suicides pour que la ministre nous entende ». « Et encore…, reprend-il, il y a eu de petites avancées, mais c’était trop tard et pas suffisant ». Les files d’attente, le soir, à la banque alimentaire ne désemplissent effectivement pas.