Mais comment fait-il ? Comment fait Elon Musk pour avoir révolutionné autant de secteurs épars ? Connu pour Tesla et SpaceX, Musk a aussi développé des entreprises dans le logiciel (PayPal), les transports collectifs (Hyperloop), l’énergie (SolarCity), l’intelligence artificielle (il est le cofondateur d’OpenAI), les neurosciences avec son effrayant projet Neuralink, et même les travaux publics (les tunnels de The Boring Company). Et cela sans mentionner Twitter, devenu X, dont on ne sait pour l’instant s’il s’agit d’une destruction schumpeterienne ou d’une mise en pièces chaotique. La réponse est à chercher dans la polymathie, soit la connaissance approfondie d’une grande variété de sujets.
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L’enviable catégorie des polymathes est bien représentée dans la tech et les sciences. Sans même remonter aux plus extrêmes d’entre eux comme Léonard de Vinci, Descartes ou Benjamin Franklin, on peut prendre un exemple contemporain avec Bill Gates dont la compréhension profonde de multiples disciplines a permis à sa fondation d’intervenir dans une multitude de domaines. La Bill & Melinda Gates Foundation s’intéresse à la biologie pour lutter contre les maladies tropicales, l’énergie nucléaire de nouvelle génération, ou encore le changement climatique. Une demi-génération plus loin, on trouve Demis Hassabis, créateur de DeepMind, filiale d’intelligence artificielle de Google, capable d’appréhender la biologie moléculaire autant que la prévision météorologique, la fusion nucléaire, ou de revisiter la thermodynamique pour réduire la consommation électrique.
Comment font-ils pour être experts en tout ? Leurs méthodes sont-elles empiriques, ou le fruit d’un processus élaboré ? Ces questions relèvent autant de la recherche que de l’observation classique. Côté académique, on peut se plonger dans un papier intéressant intitulé Multiple giftedness in adults : the case of polymaths, qui est une bonne somme sur le sujet. Plus accessible est l’exégèse d’une contribution de Musk sur la plateforme Reddit remontant à une dizaine d’années, mais qui reste d’actualité. Elle a été compilée par Ruchir Jajoo, un entrepreneur indien passionné d’innovation et de philosophie.
De tout cela on peut tirer quelques enseignements. En premier lieu, tous les polymathes actuels ont en commun une capacité d’absorption de l’information hors du commun couplée à une formidable diversité. Bill Gates s’isole plusieurs fois par an avec une pile de livres, comme le relate l’excellent documentaire de Netflix, Inside Bill’s Brain. Musk a longtemps été lui aussi un lecteur compulsif, aidé par un syndrome d’Asperger et un rythme de 90 heures de travail par semaine.
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Le corollaire de ce qui précède est une exceptionnelle capacité d’approfondissement. Ce qui frappe chez Elon Musk, c’est l’incroyable granularité de sa connaissance. Ceux qui ont travaillé avec lui évoquent sa mémorisation du moindre composant des voitures Tesla. Il suffit, par ailleurs, de regarder les trois heures de sa visite guidée de la Starbase texane où sont fabriquées ses fusées géantes Starship – un exercice uniquement réservé aux « space geeks » gravement atteints – pour mesurer sa capacité à sauter du général au particulier. Musk connaît non seulement chaque morceau de ses fusées, mais aussi toute la science en amont de la conception d’un stabilisateur ou de la turbopompe d’un moteur : métallurgie, mécanique des fluides, thermodynamique, aérodynamique.
Au prisme de ce gourou de la tech, cela donne l’axiome suivant : « Je pense que la plupart des gens peuvent apprendre bien plus qu’ils ne le pensent. Ils limitent leur capacité d’apprentissage. Un conseil : il est important de considérer la connaissance comme une sorte d’arbre sémantique. Faites en sorte d’être certain de comprendre les principes fondamentaux, c’est-à-dire le tronc, puis les branches principales, avant de vous intéresser aux feuilles, aux détails, qui ne tiennent que par le reste ». Disséqué par l’entrepreneur-philosophe Ruchir Jao, cela donne : « Faire du pain selon Elon ne signifie pas mélanger farine, levure et eau, mais avoir intégré les 23 composants du pain, depuis la fermentation des levures jusqu’à la culture du blé. »
Brillants esprits
D’autres entrepreneurs traduisent cela par le fait de savoir construire des choses. « Nous avons embauché un formidable ingénieur car il avait construit seul dans son garage un hélicoptère complet, certifié comme tel. Il avait fabriqué chaque pièce, il connaissait chaque composant de sa machine », m’a un jour raconté Astro Teller, le patron de Google X, la branche des projets futuristes d’Alphabet. Posture identique chez Hélène Huby, fondatrice de The Space Exploration Company qui ambitionne de construire une mini-station orbitale : « Je prends surtout des ingénieurs qui se sont essayés à la construction d’une fusée. C’est essentiel de s’être frotté à la pratique », dit-elle.
Le troisième enseignement porte sur la mise en œuvre de ce qui est maintenant une discipline à part entière en intelligence artificielle, le « transfert learning ». Pour simplifier, cela consiste à appliquer un apprentissage, une connaissance approfondie acquise dans un domaine, à une multitude d’autres. Cette connexion est un élément essentiel dans la créativité autant que dans l’exécution. Un exemple ? Steve Jobs, dont l’apprentissage de la calligraphie a grandement influencé le design des produits Apple et façonné son perfectionnisme. Ou Jeff Bezos, dont la connaissance des « Quants » – l’analyse quantitative de la finance – a été essentielle lorsqu’il a conçu les fondations du logiciel d’Amazon.
Au final, l’analyse des traits communs à tous ces brillants esprits tord le cou à l’idée selon laquelle l’ultra-spécialisation est nécessairement un gage de succès. Mieux vaut privilégier l’expert-généraliste, ou le geek multi-talents, par opposition au génie monochrome dont l’espace mental s’apparente à un canyon qui contraint le raisonnement. Telle est la condition de la créativité, dont la transformation en succès suppose une implacable discipline dans l’exécution.