• La patate belge sème la discorde dans le Nord de la France Olivier Rozencwajg - 27 Juillet 2018 - RTBF
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    À la mi-septembre, quand sonne l’heure de la récolte, le bal commence. « On assiste à des convois de tracteurs, des Belges, qui ramènent leurs pommes de terre vers la Belgique, via cette départementale Douai-Tournai », lance Antoine Jean, éleveur bovin, à Nomain, dans le Nord de la France.

    Des agriculteurs belges qui sèment et récoltent des patates dans le nord de la France. Le phénomène n’est pas récent, mais à en croire ce porte-parole local de la Confédération paysanne, il a pris ces dernières années une ampleur inédite : « Au départ, ils restaient le long de la frontière, sur de petits espaces, mais depuis quelques années ils s’installent de plus en plus loin, cinquante, soixante, soixante-dix kilomètres, on a l’impression qu’il n’y a plus de limite, qu’ils vont remonter jusqu’à Paris !  »

    Des centaines, des milliers d’hectares, difficile d’estimer la surface exploitée par les Belges. Car des deux côtés de la frontière, le sujet est tabou. Pas question d’ébruiter un phénomène qui permet aux uns de produire plus, aux autres d’arrondir leurs fins de mois. « Ça se fait complètement en dehors des radars, via un mécanisme de sous-location illégal », lâche Dominique Fosse, chef de service à la SAFER, l’organisme français en charge de la protection des terres agricoles.

    « Ils gagnent 20.000 euros sans rien faire »
    La sous-location, illégale dans le domaine agricole, permet à un exploitant belge de jouir, le temps d’une saison, d’une parcelle déjà louée par un agriculteur français. Explication de texte de M. Fosse : « En France il y a des bonnes terres, exploitées par des agriculteurs qui de temps en temps sont en fin de carrière ou ont des difficultés financières, et qui ont tout intérêt à faire exploiter ces terres par des Belges qui leur proposent 1000 à 1500 euros l’hectare, alors qu’eux-mêmes en tant que locataires ne paient que 200 euros de l’hectare, donc la plus-value est de 1000 euros l’hectare, s’ils sous louent 20 hectares sur une année, ils gagnent 20.000 euros sans rien faire. »

    Le tout se fait bien sûr à l’insu du propriétaire. Et lorsqu’on sait que 80% des agriculteurs dans le Nord de la France ne sont que locataires de leurs terres, que leur retraite moyenne plafonne à 766 euros par mois selon les chiffres de la Mutualité sociale agricole, les points de chute à disposition des producteurs belges de patates ne manquent pas.

    Pourquoi cette ruée belge sur les campagnes françaises ? Après avoir essuyé plusieurs refus d’agriculteurs évoluant dans la région de Tournai, l’un d’eux accepte finalement de nous parler, sous couvert d’anonymat. Lui exploite 40 hectares côté français, une question, selon lui, de rotation des cultures. « Tous les 4 ans si on met des pommes de terre c’est bon mais si on replante dans l’intervalle sur la même terre, on fait face à des insectes du sol, à des nématodes (NDLR : minuscules vers ronds), donc les rendements ne sont plus assurés. Et en France, il y a plus de terres propices, quand on tombe chez un éleveur laitier qui arrête, il n’a jamais mis de patate donc là on est certains de ne pas avoir de problèmes. »

    « Belges et Français sont aussi fautifs »
    Une difficulté d’accès à des terres vierges en Belgique, combiné à un marché de la pomme de terre en croissance (en 2017, pour la première fois, la production belge a franchi la barre des 5 millions de tonnes) poussent nos agriculteurs à lorgner de l’autre côté de la frontière. «  Je n’ai jamais menacé quelqu’un pour des terres, Belges et Français sont aussi fautifs l’un que l’autre » relativise notre exploitant belge.

    Il suffit d’ailleurs de se balader, côté français, pour se rendre compte que la présence belge n’est pas pour déplaire à certains. Une agricultrice nous confie traiter depuis 20 ans avec des belges. Et elle ne tarit pas d’éloges sur ses « partenaires » : « ça bosse, le matin ils sont dans le champ dès le lever du soleil, et puis ça bosse toute la journée, pas le temps de manger, un Français il ferait pas ça. » Les Belges, elle ne pourrait plus s’en passer. « Moi je toute seule, et c’est eux qui me font marcher mon truc, ils assurent 50% de mon chiffre d’affaires, 25.000 euros par an, je ne suis pas prête d’arrêter ! »

    « Au moins vous en parlerez, au plus on aura la paix »
    Si l’argent belge, en période de crise agricole, profite à des producteurs du Nord de la France, il ne fait pas pour autant l’unanimité. Retour chez Antoine Jean. «  Des agriculteurs, ce n’est pas parce que c’est des belges, qui viennent cultiver des terres et mettre des sommes considérables, ça déséquilibre complètement l’agriculture, c’est la pomme de terre qui prend le pas sur d’autres cultures et dans le même temps qui empêchent des jeunes de s’installer, puisqu’il n’y a plus de terres libres. » 

    Mais au grand désespoir de cet éleveur, la sous-location, souvent déguisée en prestation de travaux, reste très difficile à prouver pour un propriétaire. De quoi, a priori, laisser le champ libre aux agriculteurs belges ? «  Au moins vous en parlerez, au plus on aura la paix  » nous confie, rieur, notre producteur de pommes de terre, avant de prendre congé.

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