Le sociologue de l’immigration Abdelmalek Sayad, proche de Bourdieu, explique en quoi l’islam en France est d’abord un phénomène postcolonial (1) et en quoi il s’explique par le social bien plus que par le culturel (2)
(1) « « L’islam en France », c’est aujourd’hui, avant tout « l’islam, religion des immigrés ». « L’islam en France » est une réalité sociale et politique déjà ancienne, plus ancienne que l’immigration originaire de pays « musulmans ». La formule, toute académique, « la France, grande puissance musulmane » ou encore « grande puissance protectrice de l’islam », aussi anachronique soit-elle puisqu’elle est l’expression d’une situation politique correspondant à une époque de l’impérialisme européen (Algérie colonisée, Tunisie e Maroc sous protectorat, Syrie et Liban sous mandat, etc.) a encore aujourd’hui sa variante moderne si on convient de substituer à l’ancienne signification politique une signification plus sociologique (mais qui n’est pas totalement indemne d’implications politiques) : « L’islam, deuxième religion de France », ou plus justement, « deuxième religion en France »
« Deuxième religion de France », mais seulement à la condition d’identifier comme « musulmans » tous les immigrés (dont certains, de nationalité française) provenant directement ou en raison de leur origine, de pays réputés comme étant globalement ou majoritairement « musulmans ». C’est ainsi que le 14 mars 1976, jour du Mouloud, la fête anniversaire de la naissance du prophète Mohammed, Paul Dijoud, alors secrétaire d’État aux travailleurs immigrés, ayant à annoncer à Évry quatre dispositions (incitatives mais non obligatoires) destinées à faciliter la pratique de la religion musulmane estimait à 2,2 millions (dont 700000 de nationalité française) la population musulmane résidant en France : « L’islam constitue aujourd’hui la deuxième religion en France. Les musulmans sont en effet - selon les estimations communément avancées - plus de deux millions, c’est-à-dire deux fois plus nombreux que les protestants, et beaucoup plus nombreux encore que les israélites [...] La grande majorité des musulmans en France est formée par des travailleurs immigrés : Maghrébins, Turcs, Africains noirs et Français musulmans (d’origine algérienne). »
Et encore, deuxième religion par le nombre seulement, car pour tout le reste elle est la religion qui a le moins d’existence « officielle » et le moins de poids effectif (i.e. religion la plus « dominée », parce que religion de « dominés »).Entre ces deux formulations, séparées par un siècle d’histoire et correspondant chacune à un moment et à un état particuliers de la domination, du rapport de la France à la religion musulmane ( i,e. au pays de religion musulmane), il y a plus qu’une relation de simple homologie ou de continuité. Il y a, en réalité, une relation qu’on pourrait dire « génétique » : relation de cause à effet, « l’islam, religion de France », c’est-à-dire l’immigration de l’islam en France est pour une bonne part, le produit de « l’islam, religion sous protection ou sous domination de la France »... »
(2) « L’islam des immigrés ou l’islam tel qu’il se réalise dans l’immigration ne rendrait-il pas à revêtir des formes distinctives qui lui viendraient du contexte particulier dans lequel il s’inscrit ? À l’islam « honteux », caché, éliminé et s’éliminant de le lui-même de la place publique et des engagements publics se substitue, à la faveur d’une autre « génération » d’émigrés et d’une autre modalité de présence dans l’immigration (c’est-à-dire de la présence que réalisent les immigrés), un islam avoué et proclamé, un islam qui s’affirme et se revendique religieusement, bien sûr, mais aussi, par-delà l’affirmation et la revendication religieuses - et peut-être plus essentiellement - culturellement et politiquement, bref, un islam militant, un islam qui devient le lieu, le mode d’expression et l’arme de l’identification sociale, identification inséparable de l’identification religieuse qui lui est souvent subordonnée. La position des immigrés ayant changé, ce sont aussi, corrélativement, la place, le rôle, le sens et les fonctions (la fonction religieuse et toutes les autres fonctions) de leur religion musulmane qui ont changé ou sont en train de changer, et cela en raison, pour une part, des transformations intrinsèques de l’immigration (de l’immigration en tant que population et en tant que processus et condition sociale) et, pour une autre part, des transformations (économiques, sociales, politiques, mentales et aussi religieuses), anciennes et actuelles, qui se sont produites et qui ont présentement cours dans toutes les sociétés musulmanes et, partant, dans tout l’islam. On songe ici, notamment, au rôle que la religion a joué (ou qu’on lui a fait jouer), non pas seulement comme force de résistance pour préserver la « personnalité » nationale déniée par la colonisation, mais aussi hier, comme force active de ralliement à la cause nationale ou au nationalisme et, aujourd’hui, comme arme dans le champ des rapports de force sur la scène internationale. »
[ Abdelmalek Sayad, L’immigration ou Les paradoxes de l’altérité. Tome 3, La fabrication des identités culturelles ]
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