• « Tontons », « cousins » ou « balances »... Les indics se mettent à table
    https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/09/24/tontons-cousins-ou-balances-les-indics-se-mettent-a-table_6012764_3224.html

    Alexandre Kauffmann, auteur du « Troisième Indic » (à paraître chez Flammarion le 25 septembre), s’est immergé dans le monde des informateurs de la police, où gravitent petits dealeurs et escrocs sans envergure et où tout se monnaye, surtout les confidences.
    Sur les boulevards des Maréchaux du 17e arrondissement de Paris, Lakhdar – les noms des indicateurs et des policiers ont été modifiés – désigne un bar à l’auvent défraîchi. « Je vais le faire fermer, annonce-t-il tout en conduisant sa voiture jaune citron. Dans ce trou à rats, il n’y a que des tapins [des prostituées]. Le patron, c’est le frère de ma femme. Il dit du mal de moi. Je l’ai balancé cette semaine à la police. Ils vont s’occuper de lui. »

    Plus loin, les jardins suspendus du nouveau tribunal de grande instance, édifice dominant tout le Nord-Ouest parisien, se découpent sur un ciel blanc. « Si l’affaire se passe bien, poursuit Lakhdar, je toucherai une prime et la Préfecture renouvellera mon APS [autorisation provisoire de séjour]. »

    Dos voûté, traces de brûlures dans le cou, lunettes de vue relevées sur le front : cet homme de 57 ans, ancien proxénète, dealeur occasionnel de cocaïne, ressemble davantage à un retraité nécessiteux qu’à un informateur de la police judiciaire. Après avoir fui le Maroc, au milieu des années 1980, où ses vols répétés lui avaient attiré bien des ennuis, il s’était d’abord réfugié chez un cousin installé à Marseille. Mais la cité phocéenne l’a déçu : « J’étais venu voir la France, et il n’y avait que des Arabes ! » Une semaine plus tard, il prenait un train pour Paris. « Je suis arrivé à la gare de Lyon sans un sou, raconte-t-il. J’ai rencontré une vendeuse dans un magasin. Le coup de foudre ! On s’est mariés et je l’ai mise sur le trottoir, avenue Foch. »

    Lakhdar est devenu indicateur au début des années 2000, en sortant de la prison de Fleury-Mérogis, où il purgeait une peine de deux ans pour « proxénétisme ». « Un ancien détenu m’a présenté le commandant Christophe [son officier traitant au sein de la police judiciaire parisienne]. C’est la seule personne que je ne trahirai jamais. » Et pour cause : c’est de lui qu’il tient son pouvoir. Avant toute considération morale, Lakhdar cherche d’abord à dominer son entourage, de préférence ceux qui lui ressemblent : les membres de sa famille, les proxénètes à la petite semaine, les dealeurs sans envergure. C’est là sa revanche sur une existence misérable. Elle illustre à merveille les consignes que donnaient les services de renseignement soviétiques, au temps de la guerre froide, pour recruter des traîtres à l’Ouest : « Cherchez d’abord des gens que le destin ou la nature a blessés, (…) qui souffrent d’un complexe d’infériorité, qui rêvent de pouvoir et d’influence. » Le même principe s’applique à l’échelle de Lakhdar : l’appétit d’autorité prime sur le reste. Le prestige est préférable à l’honneur.

    « Avec moi, c’est propre »

    Depuis plusieurs jours, le Marocain prépare une autre affaire pour le commandant Christophe. Un « salafiste de Seine-Saint-Denis » qui vendrait des pistolets-mitrailleurs Uzi. « Il s’appelle Lamine, nous indique Lakhdar. Entre nous, il n’est pas plus salafiste que moi… Il vend juste de l’héroïne, parfois un ou deux flingues. Christophe voulait que je lui trouve un musulman avec des armes. C’est bon pour ses chiffres. Je lui donne un dealeur du 93. Tout le monde est content. » Lakhdar a déjà dénoncé Lamine à deux reprises, sans jamais éveiller ses soupçons.

    « La dernière fois, il m’a appelé en sortant de prison pour s’excuser de ne pas avoir donné de nouvelles. Je l’ai engueulé ! Je l’aime bien, Lamine, vraiment.

    – Alors pourquoi le balancer ? », demande-t-on.

    Le quinquagénaire nous considère avec étonnement.

    « Il faut bien que quelqu’un le fasse. Et avec moi, c’est propre. Cette fois-ci, je dois encore trouver quelqu’un pour jouer le rôle du client : Lamine ira chercher les armes, et la police pourra identifier sa planque. »

    Lakhdar se considère comme un professionnel. Selon lui, si Lamine n’a pas su le repérer comme indicateur après deux dénonciations, c’est qu’il manque de prudence. Il ne peut s’en prendre qu’à son amateurisme. Vendre de l’héroïne et des armes est un métier dangereux : c’est à lui, et à lui seul, d’assumer les conséquences de son incurie. L’informateur marocain n’éprouve aucune animosité envers ceux qu’il appelle ses « victimes ». Il « donne » Lamine parce que c’est son métier et le signe de son pouvoir. Le geste – quand il ne s’inspire pas des haines recuites de famille – n’a rien de personnel.

    Comme Lakhdar, près de 2 000 informateurs sont inscrits au bureau central des sources (BCS), établi à Nanterre (Hauts-de-Seine). Chaque identité y est référencée sous un code secret. La majorité de ces « indics » renseignent la police sur des délits de petite et moyenne envergure – vol à l’arraché, cambriolage, trafic de stupéfiants… Autant d’affaires qui permettent au ministère de l’intérieur d’embellir les statistiques.

    Récompense officieuse

    Avant la création du BCS, au début des années 2000, aucune règle n’encadrait l’activité des « tontons », le surnom des indicateurs dans le jargon policier. Nombre d’enquêteurs s’accommodaient de cette liberté, d’autres en faisaient les frais.

    En 2002, trois officiers d’un groupe « stups » des Hauts-de-Seine sont mis en examen pour avoir rétribué l’un de leurs informateurs avec une saisie de 9 kilos de haschisch. Les syndicats de police les soutiennent. Ils exigent un statut légal pour les sources, se souciant moins de les protéger que d’assurer leur propre sécurité juridique. Thierry Mariani, alors député UMP du Vaucluse – passé depuis au Rassemblement national –, porte ce combat à l’Assemblée nationale. En 2004, après de multiples amendements, la loi Perben 2 aligne le statut des indicateurs de police sur celui des « aviseurs » des douanes, lesquels bénéficient depuis près d’un demi-siècle d’un « droit à rémunération ».

    « Pour bien connaître les criminels, il faut l’avoir été soi-même »
    Eugène-François Vidocq (1775-1857), délinquant puis indicateur
    Le législateur est demeuré silencieux sur les autres avantages accordés aux « personnes étrangères aux administrations publiques », comme sont qualifiés les indicateurs. Rien sur l’obtention d’une carte de séjour, la levée des fiches de recherche ou la tolérance de certaines infractions. Officiellement, ces privilèges n’existent pas.

    Depuis sa création, le BCS n’a qu’une vocation : recenser les informateurs pour les rémunérer. A elle seule, cette mission pose de nombreuses difficultés au service d’assistance technique de Nanterre. En échange d’avantages non déclarés, une part importante des informateurs – plus de la moitié, selon certains magistrats – renseigneraient en effet la police sans que ceux-ci soient répertoriés. Et parmi ceux qui le sont, beaucoup rempliraient de manière approximative les fiches destinées à les identifier.

    Lakhdar se vante ainsi d’être inscrit sous deux noms différents au BCS. « Ça me permet de travailler avec plusieurs services, confie l’informateur. C’est pas de trop, vu le montant des primes… » Lorsque son beau-frère a été interpellé, au bout d’un mois d’investigation, il a reçu 1 500 euros en espèces. Au sein de sa famille, personne ne soupçonne son rôle dans cette arrestation. Il a même rendu une visite de courtoisie à sa « victime » en prison.

    Au-delà de l’argent, Lakhdar s’intéresse surtout à la partie officieuse de sa récompense : le renouvellement de ses papiers. Son APS expire prochainement. Etant donné l’épaisseur de son casier judiciaire, les sursis que lui accorde la Préfecture de Paris ne dépassent jamais six mois. Ils sont délivrés à titre exceptionnel par le « bureau des affaires générales », autrefois « bureau des affaires réservées ». Lakhdar doit ainsi se rendre plusieurs fois par an au cœur de Paris pour solliciter ce service aux activités confidentielles.

    Une « charte » rarement respectée

    Ce matin, son officier traitant – le commandant Christophe – l’attend près du parvis de Notre-Dame pour le conduire sur place. L’indic se présente en retard, la mine chiffonnée, une chemise en carton sous le bras. « Les parties de rami se sont enchaînées toute la nuit, j’ai pas vu l’heure passer, s’excuse-t-il. J’ai perdu 400 euros… »

    Le commandant exhibe sa carte à l’entrée de la préfecture. « Ces personnes sont avec moi », prévient-il en nous désignant. Une atmosphère de caserne studieuse règne dans la cour centrale. En conduisant seul sa « source » au bureau des affaires générales, l’officier contrevient à la « charte du traitement des informateurs ». Etabli il y a une dizaine d’années, réactualisé en 2018, ce document du ministère de l’intérieur, que Le Monde s’est procuré, précise que « les rendez-vous du traitant avec l’informateur doivent se dérouler en présence d’un autre agent ».

    En réalité, dans la gestion quotidienne de la plupart des « tontons » – des profils semblables à celui de Lakhdar –, les vingt-huit articles de cette charte sont rarement respectés, sinon jamais. A commencer par la prescription n° 3 : « L’immatriculation au bureau central des sources n’exonère pas l’informateur de ses responsabilités civiles ou pénales. » Le commandant n’a pourtant jamais empêché Lakhdar de vendre de la cocaïne. « Ça ne gêne personne, plaide l’indicateur marocain. En plus, je refourgue souvent du speed en disant que c’est de la coke. Ça me coûte moins cher, même pas 1 euro le gramme. Et tout le monde en redemande ! »

    Nous gagnons un bureau étroit au premier étage, où flotte une odeur de peinture fraîche. Deux fonctionnaires, assises sur des sièges aux longs dossiers, compilent des documents en silence.

    « Je vous amène mon meilleur élément, M. Lakhdar B. !, lance l’officier à l’une des employées. Vous le connaissez déjà ? »

    La femme considère l’informateur avec une courtoisie administrative :

    « Oui, je crois me souvenir… »

    Elle ouvre son dossier.

    « Combien d’enfants avez-vous, monsieur B. ? »

    Lakhdar hausse les épaules.

    « Deux garçons et une petite fille. Ils sont tous Français. Et moi, je continue à galérer avec mes papiers. Je suis comme en liberté provisoire. Avec votre APS, on n’a même pas le droit de louer une piaule. »

    Condamnés à la précarité, les informateurs étrangers multiplient les délits pour survivre : escroqueries, vols, trafics de stupéfiants… Cette instabilité, propice à la collecte de renseignements, est loin de déplaire aux services de police.

    « Vous n’avez pas fait que des actions humanitaires en France, reprend la fonctionnaire. Six condamnations…

    – J’ai aussi apporté un tas d’affaires.

    – Et pas les plus mauvaises, intervient le commandant Christophe. La semaine prochaine, grâce à Lakhdar, on va interpeller un salafiste à la tête d’un trafic d’armes. Vous savez bien qu’on n’obtient pas ces renseignements au couvent des Carmes… »

    « Citez-moi des honnêtes gens qui pourraient faire ce métier », demandait déjà aux professeurs de morale Antoine de Sartine, lieutenant général de police sous Louis XV. « Pour bien connaître les criminels, il faut l’avoir été soi-même », abondait, au siècle suivant, Eugène-François Vidocq, tour à tour bagnard, indicateur et policier.

    L’entremise du « Libyen »

    Figures sulfureuses, les « sources » sont tenues à l’écart des procès-verbaux, où toute trace de leurs activités est effacée. Pour les protéger contre d’éventuelles représailles, mais aussi pour se débarrasser d’un statut légal ambigu. « Selon un renseignement émanant d’une personne digne de confiance et désirant garder l’anonymat » : les procédures réduisent le plus souvent l’implication des informateurs à cette formule elliptique. « Ce “camouflage” est déjà une entorse à la vérité, admet un magistrat du parquet de Paris. Les poursuites pénales doivent être transparentes, loyales et contradictoires. En acceptant d’arranger les faits pour effacer le rôle des indicateurs, policiers et magistrats sont dans une zone de non-droit. »

    « Avant le début d’une audience, j’ai précisé au substitut du procureur que mon client était inscrit au Bureau central des sources. Il m’a répondu : “Ça n’est pas un métier !” »
    Anne-Claire Le Jeune, avocate

    Le ministère public soupçonne certains officiers traitants d’utiliser ces actes hors procédure pour manipuler le cours des enquêtes. C’est pourquoi le parquet est peu enclin à fermer les yeux lorsque l’infraction d’un « tonton » est portée à sa connaissance. « Un indic peut être interpellé par des agents de la sécurité publique [les policiers en tenue] qui refusent de le relâcher malgré nos appels, précise le commandant Christophe. Quand il se retrouve au tribunal, on a l’impression que les magistrats considèrent son activité comme une circonstance aggravante – surtout s’il s’agit d’un petit informateur comme Lakhdar. En reconnaissant la rémunération des sources, la loi Perben 2 a jeté la suspicion sur tout le reste. Le parquet doit comprendre que sans renseignement humain, la police est aveugle. »

    L’avocate parisienne Anne-Claire Le Jeune, connue pour avoir défendu des indicateurs dans une trentaine d’affaires, affirme constater une détérioration des relations entre les officiers traitants et les magistrats du parquet d’un dossier à l’autre : « Il n’y a pas longtemps, avant le début d’une audience, j’ai précisé au substitut du procureur que mon client était inscrit au bureau central des sources. Il m’a répondu : “Ça n’est pas un métier !” »

    Beaucoup d’enquêteurs – à commencer par les adhérents d’Alliance, l’un des principaux syndicats de policiers – regrettent ce « dévoiement » de la loi Perben 2, qui inciterait les magistrats à limiter les « coups de pouce » aux tontons, quand ils ne les poursuivent pas.

    Après avoir obtenu le renouvellement de son APS, Lakhdar s’est employé à resserrer son piège autour de Lamine, le trafiquant d’armes et d’héroïne. Ce soir, il a promis de lui présenter un « client sérieux ». But de la manœuvre ? Organiser un « coup d’achat », c’est-à-dire pousser le trafiquant à dévoiler son mode opératoire.

    L’indic a cherché toute la journée un partenaire pour jouer le rôle de l’acheteur. « Je n’ai trouvé qu’Ayoub, regrette-t-il. Il vendrait son propre nez. C’est un tonton du commandant Christophe, lui aussi. Il fume trop de crack. On l’appelle “le Libyen”, parce qu’il ressemble à Kadhafi. En fait, c’est un Algérien. » Lakhdar l’a rencontré en 2003, à Fleury-Mérogis. Au cours d’une promenade, le Libyen lui avait offert un joint. Ils s’étaient revus une fois libres, à Paris. Lakhdar était alors en relation avec un semi-grossiste en cocaïne. S’improvisant intermédiaire, il avait proposé à Ayoub de lui en obtenir 250 g. Le Libyen lui avait donné rendez-vous dans un café du 13e arrondissement. Juste avant de le rejoindre, Lakhdar avait été pris d’un doute. Il s’était présenté au bar sans la marchandise. « T’as bien fait !, lui avait dit le Libyen. Je t’avais balancé aux flics ! Tu devrais travailler avec eux, toi aussi. Je vais te mettre en contact. » C’est ainsi, par l’entremise du Libyen, que le nom de Lakhdar a pour la première fois été inscrit au bureau central des sources (BCS).

    « Achète d’abord 5 grammes d’héro »

    Alors que la nuit est déjà tombée, le Marocain gare sa voiture jaune devant le métro Bonne-Nouvelle. Un homme d’une quarantaine d’années, la peau mate, une frange de moine au front, s’avance vers notre véhicule. « Attention, virus libyen ! », avertit Lakhdar. Voici donc Ayoub, le fumeur de crack, l’indicateur revenu de toutes les embuscades. Traits tirés. Bottes de daim bleu. Chemise mal repassée. Il s’assied en silence sur la banquette arrière.

    Après avoir grillé une dizaine de feux rouges, nous rallions le bar du 18e arrondissement où doit se tenir le rendez-vous avec Lamine, présenté à la police comme un salafiste par l’ancien proxénète marocain. Un rideau de fer couvre la devanture de l’établissement. Lakhdar chausse ses lunettes à verres grossissants et se penche sur l’écran de son portable. « Il faut prévenir le patron qu’on est là », soupire-t-il. Un vieil homme au crâne dégarni soulève le rideau de fer. « C’est lui le patron, commente Lakhdar, un abruti, mais un bon cuisinier. Il nous a préparé un agneau. » Les plaisirs de la table occupent une place importante dans sa vie d’indic. Il a beau snifer de la mauvaise cocaïne, porter de fausses marques, il a ses exigences en matière de gastronomie. La cuisine est sans doute le dernier bonheur franc et entier d’une existence falsifiée par le mensonge.

    A l’intérieur du bar, nous suivons un couloir humide jusqu’à une arrière-salle en travaux. Une table ronde est disposée sous des ampoules suspendues à des fils électriques. Dans l’attente du trafiquant, alors que nous dégustons un agneau savoureux, Lakhdar rappelle au Libyen sa partition.

    « Achète d’abord 5 grammes d’héro. Tu dis que c’est un test. Après, tu promets d’en prendre plus. »

    Ayoub se gratte le cou avec impatience.

    « Tu me prends pour un débutant ?

    – Des affaires, t’en as plantées pas mal… Quand Lamine est en confiance, tu parles des fusils Uzi. Sinon, on attend la prochaine fois. »

    Le Libyen nous prend à témoin :

    « Je lui ai appris le métier, et il croit que c’est lui le chef !

    – L’écoutez pas, supplie Lakhdar. C’est un escroc. Il est prêt à balancer tout le monde, même le commandant Christophe ! »

    L’envers des procédures

    De fait, il arrive que des indicateurs insatisfaits dénoncent leur officier traitant. Ils se rendent à l’inspection générale de la police nationale (IGPN) pour détailler l’envers des procédures : les filatures sauvages, la perception de « primes » en produits stupéfiants ou l’organisation de « coups d’achat ». « Un tonton trouvera toujours quelque chose d’irrégulier à raconter, se désole le responsable d’une cellule de renseignements opérationnels au sein de la police judiciaire. Des officiers qui gagnent à peine 3 000 euros par mois risquent de perdre leur boulot pour avoir aidé un informateur ou au contraire pour avoir refusé de le faire… »

    D’autant que les affaires de policiers ayant dépassé le cadre du simple arrangement avec leurs sources se sont succédé ces dernières années : en 2011, avec la chute du commissaire Neyret à Lyon ; en 2014, avec le vol de 52 kg de cocaïne au Quai des Orfèvres, à Paris ; sans oublier, entre 2012 et 2015, le dévoiement des livraisons surveillées de l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (Ocrtis) – service remanié et rebaptisé en raison de ce scandale.

    Depuis trois ans, des réunions entre les ministères de la justice et de l’intérieur se tiennent à la Chancellerie pour dessiner les contours d’une réformer du statut des informateurs
    Les ministères de l’intérieur et de la justice ont conscience qu’il est urgent de réformer le statut des informateurs. Depuis trois ans, des réunions interministérielles se tiennent à la chancellerie pour en dessiner les contours.

    Jusqu’à présent, les pistes de travail se sont avérées infructueuses. Le régime des repentis ne s’applique actuellement qu’à deux personnes en France. Il est jugé trop sélectif pour les indicateurs, comme celui des infiltrés, conçu avant tout pour les agents de l’Etat. Le modèle belge, en revanche, est étudié avec une attention particulière. Dans ce pays, les agissements des sources sont consignés au sein d’une procédure annexe. Soumise à une cour indépendante par un magistrat spécialisé, cette procédure est « fermée » après validation, devenant inaccessible aux autres parties. « Pour que ce système fonctionne, un minimum de confiance est nécessaire entre policiers et magistrats, observe un participant aux réunions de travail de la chancellerie. C’est loin d’être le cas en France. Quand il est question des tontons, l’incompréhension entre [les ministères de] l’intérieur et [de] la justice freine toute avancée. »

    En attendant, la direction générale de la police nationale inonde ses services de notes et de mises en garde et multiplie les formations destinées à rappeler les principes cardinaux de la « charte du traitement des informateurs » – comme l’interdiction faite aux hauts gradés de gérer directement une source.

    Dans le bar du 18e arrondissement, alors que le vieux patron s’est éclipsé, un homme à la carrure massive fait son entrée. Yeux de velours, baskets montantes, veste en lin. C’est Lamine, un colosse taiseux et élégant. L’indicateur marocain lui présente son « client », en la personne du Libyen. Le trafiquant s’assoit à ses côtés et entame une négociation à voix basse. Il semble déçu qu’Ayoub ne lui achète que cinq grammes d’héroïne : « J’suis pas Carrefour, j’vends pas des clopinettes… » Il est ensuite question des pistolets Uzi. « 1 000 euros pièce ?, suffoque Lamine, déçu par l’offre jugée trop faible. Pourquoi pas 10 centimes ? »

    Les risques du « métier »

    Curieusement, Ayoub semble moins se soucier des dangers de l’opération que du prix des armes. Les deux informateurs n’ignorent pourtant pas les risques du « métier ». Entre eux, ils évoquent souvent le destin des indicateurs démasqués au prix de leur vie : Gabriel Chahine, artiste peintre ayant permis l’arrestation de plusieurs membres d’Action directe, retrouvé mort chez lui au début des années 1980, ou Lyes Gouasmia, jeune Marseillais assassiné en 2008, que Lakhdar prétend avoir connu.

    Ce soir, face au trafiquant d’armes, les deux compères ne demeurent pas moins sereins. D’abord parce qu’ils n’ont rien à perdre, ensuite parce qu’ils savent que leurs « victimes » – loin de la stature d’un Jacques Mesrine ou d’un Pablo Escobar – se risquent rarement à inquiéter des hommes « protégés » par la police.

    Lamine fait grincer sa chaise sur le carrelage :

    « Bon, je vous laisse. On se revoit pour l’héro. Et peut-être pour les fusils, si les offres sont plus sérieuses…

    – Attends, on se casse ensemble ! », lance Lakhdar avec empressement.

    Dehors, la vie nocturne bat son plein. Les cafés sont bondés, des rires nous viennent des terrasses. Le Libyen prend place dans la voiture de Lamine pour arranger un autre rendez-vous. Nous patientons avec Lakhdar à l’extérieur du véhicule. Penchant la tête vers une terrasse de café, de l’autre côté de la rue, il nous donne un léger coup de coude :

    « La blonde assise toute seule, vous la reconnaissez ? »

    C’est une femme aux cheveux courts, engagée dans une discussion animée au téléphone.

    « C’est la chef du groupe terrorisme. »

    Ayoub sort bientôt de la voiture en bâillant. Nous saluons Lamine, le trafiquant, d’un geste discret de la main. Sa berline s’éloigne en direction du périphérique. La femme blonde quitte la terrasse à la hâte pour monter à bord d’une camionnette blanche, qui s’engage dans le sillage du dealeur.

    La semaine suivante, à l’aube, son appartement, à Pierrefitte (Seine-Saint-Denis), est perquisitionné. Les enquêteurs y saisissent 10 grammes d’héroïne et deux armes de poing 6,35. Aucun pistolet-mitrailleur. Aucune trace d’appartenance à l’islam radical. Un brassard rouge autour du bras, la chef du groupe terrorisme confie son amertume au commandant Christophe : plusieurs semaines de filatures, de planques et d’interceptions téléphoniques pour un sachet de poudre et deux « calibres ». Les saisies n’étant pas à la hauteur de ses promesses, Lakhdar ne percevra qu’une prime minorée. Mais il a déjà trouvé un moyen de se dédommager : soutirer de l’argent à Lamine en lui assurant qu’un policier est prêt à arranger son dossier.

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