• J – 32 : Au début c’était simple. Les règles étaient simples. Tout un chacun les respectait, elles avaient la beauté d’être les mêmes pour tout le monde. Et même, au début, nous nous aidions les unes les autres pour apprendre les règles et pour agrandir le périmètre de ce qu’il était permis de faire, de réaliser dans le cadre en fait assez vaste et libéral de ces règles. C’était un autre temps, bien sûr.

    Et puis sont arrivés les tricheurs. En plus de ne pas respecter les règles, ils sont arrivés en cours de partie avec des armes déloyales, leur putain d’argent. Il ne leur suffisait pas de dominer le monde réel, analogique, il leur fallait aussi dominer celui tellement plus généreux d’internet dans ce qu’il avait d’amateur, mais surtout de bien pensé. Notamment cette idée de neutralité du net.

    Avec les tricheurs sont arrivés les raisonnements tordus et les changements de règles. Et à mesure que nous, les petits joueurs, nous nous adaptions aux nouvelles règles, ils les changeaient au moment même où nous étions sur le point de revenir au score. Et il ne leur suffisait plus de tricher ou encore de corrompre le jeu, de faire pencher lourdement le plateau de jeu vers leur côté, leur désir de domination s’est étendu, la partie était gagnée pour eux mais cela ne suffisait pas, ils voulaient aussi être aimés par les perdants, par tout le monde. Et j’en veux terriblement aux autres perdants — je me compte naturellement au nombre des perdants — à ceux qui ont cessé de résister, pire, qui sont allés grossir les rangs des tricheurs, qui sont devenus tricheurs eux-mêmes. Dans quel espoir ? je ne l’ai jamais compris. Ne voyaient-ils pas le danger ou étaient-ils aveuglés par les promesses jamais tenues des tricheurs ? Ou espéraient-ils qu’au jeu des tricheurs ils pourraient tirer leur épingle du jeu ?

    Dans un premier temps, j’ai décidé d’ignorer le monde des tricheurs, j’ai même fait mine de ne pas être au courant de leur monde parallèle, je voyais bien que ce monde parallèle de réseaux asociaux aspirait tout, mais j’avais l’orgueil de croire que la qualité de mes produits faits main aurait toujours une saveur que n’auraient pas leurs marchandises frelatées, modifiées, travesties. J’ai donc continué dans mon coin. Mais même dans mon coin, dans mon garage exigu j’ai ressenti les secousses du plateau de jeu. D’ailleurs le terrain de jeu avait changé. Il n’était plus cantonné aux seuls écrans de nos ordinateurs, les tricheurs avaient décidé de déporter le jeu sur des terrains nettement plus petits sur lesquels les dinosaures de mon gabarit n’avaient aucune chance de pouvoir mettre un pied devant l’autre, alors, pensez, jouer. Une fois encore j’ai fait mine de ne pas m’en apercevoir, pendant les cinq dernières années j’avais travaillé à une refonte complète de mon site Désordre basée sur le multi-fenêtrage dans l’idée que je donnais une épaisseur, et, partant, une dimension supplémentaire à mon travail et d’aucuns s’employaient désormais à m’expliquer que cela ne s’ouvrirait plus comme je l’avais paramétré en des centaines puis des milliers d’endroits, au pixel près. Combien de fois ai-je tapé cette ligne de code : target="blank" onClick= « window.open (’xxx.htm’, ’xxx’, ’scrollbars=yes, toolbar=no, top=0, left=0, Width=xxx, Height=’+screen.availHeight+’ ,resizable=no’) ; return false ; » ?

    Il y a quatre ans, j’ai tenté de m’adapter à ce nouveau standard, cela a été le début de la généralisation de la forme Ursula que je donnais désormais à mes projets. Je me suis enhardi à généraliser l’utilisation de fichiers sonores et de fichiers vidéographiques. Vous n’imaginez pas le nombre d’heures passées à tenter de dompter l’anarchie des formats vidéo et faire en sorte que tout un chacun puisse lire mes petites animations en pâte à modeler sur des lecteurs flash pour que ce soit lisible sur la moindre machine, même quelque part au Burkina Faso ou en Tasmanie, derrière une connexion défaillante et projeté sur un écran en 800 par 600 pixels. Mais las, c’était évidemment sans compter sur la volonté des tricheurs aspirateurs, il n’y aurait donc point de salut pour celles et ceux qui souhaiteraient héberger des fichiers vidéos en dehors de leurs silos de purin.

    Alors voilà, je ne dépose pas encore les armes — les larmes, si. Mais c’est la dernière fois. La dernière fois que je m’astreins à modifier la quasi entièreté du _Désordre (300.000 fichiers tout de même, donc vous imaginez un peu le travail) pour que l’on puisse encore le voir plus ou moins, mais de moins en moins, le voir, l’apercevoir surtout, tel qu’il a été conçu par moi à une époque où les règles du jeu avaient encore une signification, universelle pour ainsi dire.

    La prochaine fois j’aurais autre chose de plus important, qui compte davantage à mes yeux, à faire qu’à amuser les tricheurs par mes petits mouvements désordonnés sur un plateau de jeu sur lequel ils ont, eux, des pouvoirs sismiques. Je serai hors-jeu. Je serai sans doute heureux aussi. Désormais libre. Et débarrassé des tricheurs.

    Cela m’a pris une semaine pour modifier tous les fichiers sonores du Désordre, plus exactement les pages html qui les appelaient au travers de balises qui n’auront bientôt plus cours. Je n’ose imaginer combien de temps cela va me prendre de faire l’équivalent pour les fichiers vidéographiques, d’autant que pour ces derniers ce n’est pas une simple campagne de modification de centaines, voire de milliers, de balises, reprises, d’abord par vagues en faisant bien attention au paramétrage des opérations de chercher / remplacer, puis, plus ou moins une par une pour celles qui passent entre les mailles, mais il va également falloir reprendre chacun de ces fichiers, un par un, là aucune opération possible en masse, dans le logiciel de montage pour les forcer dans un standard absolument pas respectueux du contraste et de la luminosité. Tout ça pour qu’on les voit, mais mal. Monde de merde. Monde de suiveurs ? de followers .

    Mes remerciements sincères à Joachim Séné qui a eu la bienveillance, lui, de me fournir une solution technique acceptable. Parce que lui comprend à la fois les raisonnements des tricheurs et les miens. Mais pour combien de temps encore ?

    #qui_ca

    • @reka La difficulté pour ce qui est de modifier les appels de balises en soi n’est pas la mer à boire, c’est chaint et dangereux à faire, mais avec de la méthode, j’en ai un peu quand même, les bons outils, dreamweaver se comporte admirablement au regard des 300.000 fichiers du Désordre dont il semble toujours plus ou savoir où ils se trouvent et ce qu’ils contiennent, non le truc vraiment chiant, c’est de voir reprendre tous les fichiers vidéos dans le logiciel de montage pour les exporter différemment, qui plus est dans un format qui ne me convient pas du tout du point de vue du contraste et de la luminosité.

      Je suis par ailleurs de ma coutumière mauvaise foi je ne pense pas que la taille du Désordre soit normale. Quant à son organisation nul doute qu’un.e véritable informaticien.ne, ferait les choses très différemment. Par ailleurs je me demande ce qui me pousse à m’entêter à tenter de suivre malgré tout des standards qui ne me sont pas favorables. Râlerie passagère en somme. Mais se pose malgré tout la question de savoir si je n’ai pas atteint une certaine limite, et à quoi bon ? Un jour cela finira pas arriver que je n’en aurais plus rien à faire.