Genève (Suisse), de notre correspondante. - Une porte grillagée qui s’ouvre chaque jour vers 18 heures et se referme à 9 h 45 le matin, sous la surveillance de vigiles. Quatre dortoirs de lits superposés éclairés au néon, équipés d’une armoire en fer bleu pour deux, avec extinction des feux à 22 heures. Une salle à manger avec huit grandes tables et au mur une télévision. Des douches et des toilettes. Le tout surmonté de gros tuyaux d’aération qui distillent un petit air frais qui pourrait rappeler celui d’une chambre mortuaire.
Ismaïl (à gauche) et son compagnon Rambo, devant l’entrée du "bunker" de Clarens © DR
Bienvenue sous terre, dans l’abri de la protection civile (PC) de Clarens, sur le territoire de la commune de Montreux (canton de Vaud) où sont installés depuis le 1er septembre une cinquantaine de jeunes Africains, Érythréens pour la plupart, mais aussi quelques Afghans et Somaliens. Construit sous une école communale, ce « bunker » appartient au patrimoine helvétique. Il est l’un de ces innombrables abris antiatomiques qui, du temps de la guerre froide, ont poussé comme des champignons et ne servent aujourd’hui plus à grand-chose. Sauf, dans certains cantons, à loger des réfugiés.
Ismaïl, 19 ans, originaire de Hargeisa (la deuxième plus grande ville au nord de la Somalie), a traversé les déserts. Il s’est fait rançonner par des passeurs en Libye, a failli mourir sur un bateau en Méditerranée, puis s’est faufilé à travers les frontières européennes. Il voulait rejoindre son frère en Allemagne, mais s’est finalement retrouvé en Suisse cet été, enregistré dans le centre de Chiasso (Tessin) où il a déposé une demande d’asile. Le voilà qui fait visiter son nouveau refuge. « J’ai été très surpris quand j’ai appris qu’on allait nous mettre sous terre. Je n’ai pas fait tout ça pour vivre sous terre », dit-il à plusieurs reprises, alors que la distribution des barquettes de nourriture vient de commencer dans le couloir.
En surface, la nouvelle installation a provoqué quelques inquiétudes chez les habitants du quartier et les parents des enfants de l’école qui se trouve au dessus. Une réunion d’information a eu lieu. La majorité d’entre eux, dont beaucoup sont d’origine étrangère, n’ont rien trouvé à redire. Pourvu que les migrants « soient polis et ne traînent pas dans la cour de l’école », comme l’explique un père rencontré aux alentours.
Le bunker de Clarens, qui contient 76 places, est le dernier des douze abris PC gérés par l’Établissement vaudois d’accueil des migrants (EVAM) dans tout le canton. L’EVAM, une structure de droit public, est mandaté par les autorités cantonales « pour héberger, encadrer et assister dans leurs démarches les requérants d’asile, mais également ceux qui ont reçu une admission provisoire, et ceux qui ont été déboutés de leur demande », explique Evi Kassimidis, sa porte-parole.
Distribution de nourriture sous terre, dans l’abri de la protection civile de Clarens
Pourquoi installer des gens sous terre ? « Il y a six ans, notre premier abri de la protection civile à Nyon était réservé aux seuls cas Dublin [ceux qui devaient être renvoyés dans le 1er pays européen où ils avaient été contrôlés - ndrl], maintenant nous avons des requérants d’asile et des gens qui ont reçu une admission provisoire. Certains y restent pendant des mois et des mois », regrette Abdellah Essaidi, responsable de l’animation dans plusieurs structures de jour de l’EVAM – les lieux qui prennent le relais durant la journée pour accueillir ces réfugiés du sous-sol. Il arrive ainsi que certains d’entre eux tombent malades, ou fassent une dépression, perdant la notion du temps.
Sur son site internet, l’EVAM précise que « les arrivées en Suisse de personnes qui déposent une demande d’asile continuent à un rythme soutenu » et que devant cet afflux, toutes les structures d’accueil sont « au maximum de leurs capacités ». « Dans les foyers EVAM, les salles communes ont été transformées en dortoirs. Face à ce manque de places chronique et devant l’urgence de la situation, le recours aux abris PC se révèle à nouveau inévitable », lit-on dans un communiqué.
Pourtant, si l’on s’en tient aux faits, la Suisse continue à être un paisible îlot de tranquillité et de prospérité, pour l’instant largement épargné par la crise des réfugiés qui secoue l’Europe. À la mi-septembre, le contraste était saisissant : d’un côté, les images de dizaines de milliers de réfugiés cheminant sur les routes de l’Europe, principalement des victimes du conflit en Syrie ; de l’autre, les chiffres de l’asile publiés par le secrétariat d’État aux migrations (SEM) à Berne.
Pour le mois d’août, la Suisse a reçu 3 899 demandes d’asiles (deux de plus que le mois précédent), dont 1 610 déposées par des Érythréens, 461 par des Afghans et seulement 401 par des Syriens. Pour les huit premiers mois de l’année 2015, ce chiffre est de 19 668 personnes (dont 1 425 Syriens ), alors que les États membres de l’UE et de l’AELE enregistraient environ 550 000 demandes de janvier à juillet 2015 (contre 304 000 durant la même période de 2014).
En 2014, 23 764 requêtes ont été déposées en Suisse, dont 6 923 par des Érythréens et 3 819 par des Syriens. Le secrétariat d’État aux migrations constate ainsi que, pour l’instant, la Suisse n’est « pas la destination privilégiée des migrants » et n’a « été que faiblement touchée par les flux migratoires qui traversent les pays du sud-est de l’Europe ».
© EVAM
Collectif No Bunkers
Comment expliquer ce peu d’empressement ? Stefan Frey, porte-parole de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR), rappelle que « dans le parcours des migrants, la diaspora joue un rôle très important », or en Suisse la communauté syrienne est de faible importance.
Mais ce n’est pas tout. Si pendant longtemps le système d’asile suisse a joué un rôle d’aimant – 83 000 personnes (dont 53 000 Kosovars) avaient trouvé refuge dans le pays durant les guerres en ex-Yougoslavie –, il s’est durci ces dernières années sous les coups de boutoir de l’UDC le parti nationaliste-populiste.
Sur le total des demandes traitées en 2014, 26 % ont abouti à une décision positive (permis B de réfugié statutaire), il y a eu 27 % de décisions de non-entrée en matière, et 46 % des requêtes ont été rejetées. En cas de refus : soit les autorités estiment que la personne doit être renvoyée dans son pays et elle est alors définitivement déboutée de sa demande ; soit on lui accorde l’admission provisoire (permis F), estimant que le renvoi dans le pays d’origine est impossible en raison d’une guerre ou de situations de violence.
C’est justement là que le bât blesse pour les Syriens : plus de 58 % d’entre eux se voient attribuer une admission provisoire, et seuls 35 % obtiennent un statut de réfugiés, contre une moyenne de 70 % dans les autres pays européens. À cela s’ajoutent des délais d’attente qui s’étirent souvent sur plusieurs mois. Dans une récente interview à la NZZ am Sonntag, Anja Klug, responsable du HCR, estime que la Suisse « applique une politique trop restrictive à l’égard des requérants d’asile syriens ». « Les personnes n’étant admises que provisoirement doivent composer avec le risque de se faire renvoyer de Suisse à tout moment », rappelle-t-elle.
Certes le système helvétique a l’avantage d’être parfaitement rodé, presque militaire. Une fois passés par l’un des cinq centres fédéraux d’enregistrement et de procédure (Vallorbe, Bâle, Altstätten, Kreuzlingen et Chiasso), les requérants sont pris en main, dispatchés dans les 26 cantons selon un pourcentage calculé à partir du nombre d’habitants. Zurich accueille 17 % des réfugiés, Berne 13,5 %, Vaud 8 %, Argovie 7,7 %, Saint-Gall 6 %, Genève 5,6 %... (voir la brochure 2015 de l’EVAM).
Les cantons doivent ensuite leur offrir un logement, une aide financière, une assurance maladie, des cours de langue et une assistance pour trouver du travail. Ce qui représente, en moyenne, un coût de 1 200 francs suisses (1 100 euros) par personne et par mois tout compris, selon des chiffres récemment publiés dans Le Temps. Ceux qui ont été déboutés peuvent bénéficier d’une aide d’urgence minimale pendant quelque temps.
Mais dans les faits, le système souffre de nombreuses failles. Trouver du travail est une gageure. Le taux d’activité des réfugiés statutaires qui ont entre 18 et 65 ans est de 20 % durant les cinq premières années et de 48 % au bout dix ans de présence en Suisse. Seul un quart de ceux qui sont admis provisoirement travaillent après ce même laps de temps.
Le collectif No Bunkers © renverse.ch
Pour l’hébergement, les disparités sont grandes. Si le canton de Vaud n’hésite pas à loger les gens sous terre, Genève a connu cet été une petite révolution. Le collectif « No Bunkers », qui protestait contre le transfert de 80 déboutés de l’asile dans des abris PC, a occupé pendant presque deux mois la Maison des arts et du Grutli, puis une salle de spectacle genevoise.
Soutenus par la municipalité, ils ont finalement fait plier le canton à la mi-août, obtenant la promesse d’être relogés dans un bâtiment vide d’ONU-Sida en janvier prochain. Les abris PC dans lesquels dorment encore quelque 250 personnes devraient fermer leur porte en 2016. Certains d’entre eux sont d’une saleté repoussante, sans ventilation et avec des punaises de lits à profusion.
En Argovie, des tentes militaires ont été dressées pour abriter durant 110 jours maximum des requérants, exclusivement des hommes. La mesure a suscité l’indignation au sein de la gauche. Stefan Frey, le porte-parole de l’OSAR, estime que s’il s’agit d’une solution provisoire, elle est plus acceptable « que de parquer des êtres humains dans des abris PC sans ventilation, comme des taupes sous terre ».
Pour Abdellah Essaidi, de l’EVAM, pas étonnant que les réfugiés syriens préfèrent pour l’instant se diriger vers d’autres pays. « Les gens qui fuient leur pays parlent beaucoup au téléphone et sur Facebook. Ils sont très bien informés sur les conditions d’accueil ici. Quand un Syrien appelle de Turquie son cousin qui vit en Suisse et qui lui raconte qu’il attend depuis trois ans une réponse, et qu’un autre cousin en Allemagne lui dit qu’il vient d’obtenir l’asile, le choix est vite fait », explique-t-il, précisant qu’une refonte du système d’asile est en cours en Suisse pour boucler 60 % des procédures en 140 jours.
A contrario, explique-t-il « le pays apparaît depuis 2013 comme un eldorado pour nombre de jeunes Érythréens » qui fuient la dictature de Issaia Afeworki ou craignent d’être happés par un service national civil ou militaire qui peut durer des années avec une solde de misère. En 2014, environ 85 % des requérants érythréens ont reçu une protection (permis B et F), venant rejoindre une diaspora de plus en plus importante. La tendance se poursuit pour 2015, comme l’explique le secrétariat d’État aux migrations dans une note précisant que « la majorité de ces requérants viennent dans notre pays par détresse et parce qu’ils ont besoin de notre protection ».
La famille Khatib en attente d’un permis de réfugié
Pour rencontrer des Syriens, il faut se rendre au foyer de Crissier, l’une des structures de l’EVAM, à l’ouest de Lausanne : trois bâtiments plantés au milieu de la forêt à proximité de l’autoroute de contournement. Les lieux sont paisibles et beaucoup d’enfants jouent dans la cour. Quelque 350 réfugiés y sont logés en famille, dont un vingtaine de Syriens.
Le Foyer de l’EVAM à Crissier © EVAM
Originaire de la ville côtière de Tartous, les Khatib sont arrivés en juillet 2014, via Beyrouth : les deux parents, leurs fils de 16 et 17 ans et leurs filles de 19 et 22 ans. Le fils aîné risquait d’être enrôlé dans l’armée. Le plus jeune avait été arrêté par la police après avoir graffité un mur. Il a fallu tout laisser derrière soi : des proches, une maison et une entreprise de taxi. La famille a rejoint deux oncles maternels qui avaient obtenu l’asile en 2012 et vivent aujourd’hui à Genève et Montreux.
Mais il a vite fallu déchanter. En attente d’un logement près d’Yverdon, les Khatib vivent toujours dans un minuscule studio avec deux lits superposés et trois matelas par terre. Il y a quelques semaines, une mauvaise nouvelle est tombée : ils ont obtenu une admission provisoire de rester en Suisse, alors « que la guerre ne va pas s’arrêter », estime la fille aînée, Fatima. Très pâle, elle dit ne rien comprendre à cette décision, se demandant « pourquoi le reste de la famille, nos oncles, leurs femmes, leurs enfants, mes grands-parents ont obtenu un permis B [réfugié statutaire] et nous, un permis F... ». Un recours a été déposé. La jeune femme aimerait pouvoir rejoindre son mari qui vit en Allemagne, à Kemnitz, mais elle a dû donner tous ses papiers à Berne.
La Suisse affirme pourtant avoir déjà beaucoup fait pour l’accueil des victimes du conflit syrien. Vendredi 18 septembre, alors que l’Union européenne se déchirait encore autour de la relocalisation de 120 000 réfugiés, le conseil fédéral a convoqué la presse pour annoncer sa « participation » au premier programme de répartition adopté en juillet par l’Union européenne, celui qui porte sur 40 000 réfugiés.
Berne s’engage à prendre en charge jusqu’à 1 500 personnes sur deux ans, uniquement celles qui ont déjà été enregistrées en Italie ou en Grèce. Mais ce geste ressemble à un tour de passe-passe puisque « le nombre des personnes admises à ce titre sera déduit du contingent de 3 000 personnes à protéger dont l’accueil a été décidé par le Conseil fédéral en mars 2015 » comme le précise le communiqué de presse. Stefan Frey, le porte-parole de l’OSAR, a dénoncé « une mascarade ».
En mars dernier, les autorités helvétiques avaient accepté d’offrir 2 000 places au titre d’un programme de réinstallation, sur deux ans, en collaboration avec le Haut-Commissariat de l’ONU aux réfugiés (HCR). Il s’agit d’identifier dans les pays avoisinants du conflit les réfugiés syriens les plus vulnérables (victimes de torture, femmes seules, malades, etc.) et de leur octroyer un statut de réfugiés avant même qu’ils n’arrivent en Suisse. En plus de cela, Berne s’est engagée à accorder, dès cette année, 1 000 visas humanitaires pour faciliter le regroupement familial. Moins de 500 personnes sont arrivées. Ce programme, présenté comme une « action humanitaire », est désormais amputé des 1 500 places destinées aux Syriens déjà arrivés en Europe. Et tant pis pour les réfugiés « les plus vulnérables ».
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Le chargé de presse du secrétariat d’État aux migrations, Martin Reichlin, se défend en faisant valoir que, depuis 2011, le pays a accordé sa protection à 9 000 Syriens, mélangeant ainsi ceux qui obtiennent un permis de réfugié et ceux qui sont admis à titre provisoire. De son côté la conseillère fédérale (ministre) Simonetta Sommaruga s’est dite prête à participer au second plan de répartition (120 000 réfugiés), finalement adopté à Bruxelles après un vote mardi 22 septembre. Selon la clé de répartition, 4 500 réfugiés supplémentaires devraient être dirigés vers la Suisse. Mais aucune annonce n’a encore été faite.
À un mois des élections législatives fédérales du 18 octobre, la question des réfugiés divise la classe politique. La gauche, relayée par plusieurs ONG, fustige la réponse « bien trop timide » de Berne face à la crise migratoire mondiale. « Un contingent total de 3 000 réfugié(e)s [est] devenu totalement obsolète au vu des événements dramatiques de ces dernières semaines », dit le Parti socialiste. Pour la droite bourgeoise, pas question d’en faire plus. Pour le Parti libéral radical (PLR), « les demandeurs d’asile de Syrie qui sont accueillis en Suisse doivent bénéficier de la protection provisoire afin qu’ils retrouvent rapidement leur pays une fois la situation stabilisée ». Le parti réclame « des évaluations individuelles » sur les réfugiés admis pour « éviter que des terroristes ne s’infiltrent dans les quotas ». En tête des sondages avec 29 % d’intentions de vote, les nationalistes-populistes de l’Union démocratique du centre (#UDC) s’indignent, eux, de devoir participer aux programmes de répartition de réfugiés de l’UE, et demandent la réintroduction immédiate des contrôles aux frontières.