Des erreurs méthodologiques « grossières », « indignes », des marges de confiance « ubuesques »… Le Monde a soumis à trois biostatisticiens le rapport publié jeudi 4 octobre par l’organisme de sécurité sanitaire Santé publique France (SpF), statuant sur un nombre suspect d’enfants naissant sans bras, ou sans main, dans le centre de l’Ain : les trois scientifiques, dont deux ont demandé au Monde de garantir leur anonymat, formulent des critiques assassines à l’encontre du rapport rassurant de l’agence.
Trois rapports ont été rendus simultanément par SpF sur des suspicions d’excès de cas de malformations dans des zones géographiques restreintes. Deux d’entre eux, qui concernent la Bretagne et la Loire-Atlantique, concluent à un nombre de cas significativement accru par rapport à la norme – sans qu’une cause soit identifiée.
En revanche, le rapport sur la situation dans l’Ain écarte toute anomalie statistique. Mais, au contraire des deux autres et en contravention avec les usages de l’expertise scientifique, il n’a pas été signé par ses auteurs. Interrogée par Le Monde, SpF a dans un premier temps expliqué que leurs noms n’apparaissaient pas dans le rapport en raison d’un oubli, puis dans un second temps que l’auteur était… SpF.
Controverse depuis deux ans
Selon SpF, l’accumulation, entre 2009 et 2014, de sept cas de malformations – dites « agénésie transverse des membres supérieurs » (ATMS) – dans une zone rurale de l’Ain d’un rayon de 17 km, ne présente pas de caractère inhabituel.
Un jugement en opposition frontale avec celui du registre des malformations en Rhône-Alpes (Remera), l’organisation à l’origine de l’alerte sanitaire relative à la situation dans l’Ain. Selon le Remera, qui suspecte une contamination environnementale, le nombre de cas d’ATMS observés dans la zone est plus de cinquante fois supérieur à ce qui est normalement attendu.
La directrice du registre, Emmanuelle Amar, doit être auditionnée le 23 octobre à l’Assemblée nationale, à l’initiative des députés Delphine Batho (Deux-Sèvres, Génération Ecologie) et Jean-Luc Fugit (Rhône, La République en marche).
La controverse entre le Remera et SpF dure depuis plus de deux ans. Mais la publication de plusieurs articles de presse sur ces enfants sans bras, fin septembre, a contraint SpF à communiquer officiellement sur le sujet, et à publier ces rapports.
Erreurs « incompréhensibles »
Après lecture de celui concernant l’Ain, l’épidémiologiste et biostatisticien Jacques Estève, ancien professeur à l’université Claude-Bernard (Lyon) et aux Hospices civils de Lyon, est catégorique. Pour l’ancien directeur de l’unité de biostatistiques du Centre international de recherche sur le cancer, les erreurs d’analyse de SpF sont « incompréhensibles ».
« Un étudiant de première année d’université serait surpris d’apprendre que sept cas observés dans une population de 5 738 naissances, où la probabilité d’en observer un seul est de 1,7 sur 10 000, ne soit pas un événement exceptionnel, ironise M. Estève. Une approche un peu plus sophistiquée montre que l’observation d’un nombre de cas supérieur ou égal à sept dans ces conditions a une probabilité égale à 7,1 pour 100 000 ! » Pour M. Estève, « la présence d’une telle erreur dans un rapport de SpF est inexplicable et, s’il s’agit d’une erreur de bonne foi, elle doit être corrigée ».
Deux autres mathématiciens sollicités par Le Monde, spécialistes de ces questions et n’ayant jamais pris part à la controverse, réagissent de manière tout aussi tranchée. « Ma principale critique est qu’ils [SpF] investiguent la présence d’un agrégat dans chaque commune où un cas a été signalé, puis dans le département de l’Ain tout entier », explique le premier.
Dilution statistique artificielle
En clair, SpF a d’abord calculé l’excès de cas dans chacune des sept communes touchées (un cas par commune ayant été relevé ces dernières années), par rapport à la fréquence moyenne de ces malformations, sur l’ensemble du territoire.
Or cette approche est inappropriée : il est, par définition, impossible d’identifier un agrégat de cas en analysant ceux-ci un par un, pris isolément les uns des autres. Or, explique le mathématicien, un cas unique dans une commune, quelle que soit la taille de celle-ci, peut toujours être attribué au hasard.
Ensuite, pour conclure à l’absence d’un excès de cas à l’échelle de la petite zone touchée, l’agence a comparé le nombre de cas y étant survenus, au nombre de cas normalement attendus sur l’ensemble du département de l’Ain. Une technique qui revient à une dilution statistique artificielle.
« L’analyse de SpF ne prend pas du tout en compte la proximité géographique des cas de malformations, explique le premier scientifique interrogé par Le Monde. Si ces sept cas avaient eu lieu aux quatre coins du département de l’Ain, le résultat des analyses aurait été exactement le même. » Or le regroupement géographique est précisément l’un des éléments-clés de la détection des « clusters », ces agrégats de cas pathologiques survenant dans une fenêtre de temps et sur un territoire donnés.
Critiques à la marge
Au contraire, jugent les deux mathématiciens, l’étude du Remera, présentée comme fausse par SpF, est plus adéquate. Elle « présente une méthodologie plus adaptée et rigoureuse, même si le modèle est moyennement adapté », estime le deuxième mathématicien sollicité par Le Monde. Ce dernier juge que l’évaluation de l’excès de cas publiée par Remera dans son rapport, un taux de malformations cinquante-six fois supérieur à ce qui est attendu, « ne doit pas être considéré en raison du trop faible nombre de cas ».
L’autre mathématicien interrogé estime aussi que la technique utilisée par le Remera, dite « méthode de scan à fenêtre variable », est plus adaptée que celle de SpF et « a obtenu beaucoup de succès en épidémiologie ». Lui aussi formule toutefois quelques critiques, mais à la marge, sur le travail du Remera – sur la fenêtre de temps analysée notamment.
Sollicitée par Le Monde, SpF se dit « toujours ouverte au débat scientifique ». Cependant, ajoute l’établissement public, « ces discussions, qui permettent de faire avancer les connaissances, sont souvent complexes et ne peuvent avoir lieu par média interposé ».
Lors de sa conférence de presse du 4 octobre, les responsables de SpF ont assuré que le désaccord avec le Remera était sans conséquence puisque l’agence dit avoir malgré tout conduit l’enquête de terrain, au même titre qu’en Bretagne et en Loire-Atlantique. Ces enquêtes n’ont pas découvert de causes et SpF disait ne pas avoir l’intention de poursuivre les investigations, devant la faible probabilité de découvrir une cause aux trois situations. Trois jours plus tard, dans une déclaration à RTL, le ministre de la transition écologique et solidaire, François de Rugy, prenait le contre-pied de l’agence, assurant qu’une nouvelle enquête serait ouverte.
Le registre des malformations en Rhône-Alpes au bord de la fermeture
De structure associative, le registre des malformations en Rhône-Alpes (Remera) est au bord de la fermeture. Sa directrice, Emmanuelle Amar, devait se présenter, mardi 16 octobre, à un entretien préalable à son licenciement par les Hospices civils de Lyon (HCL), l’institution-hôte du registre, qui encaisse les subventions et fait vivre l’association. Deux de ses principaux soutiens financiers ont cessé en 2018 : celui de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale et de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Quant à celui de Santé publique France, il n’a pas encore été versé pour l’année en cours. Ce sont les HCL qui règlent, à titre intérimaire, les salaires des six employés depuis plusieurs mois. Pour la députée Delphine Batho (Deux-Sèvres, Génération écologie), le licenciement des personnels du registre contreviendrait à la loi dite « Sapin 2 » protégeant les lanceurs d’alerte.