"Sur l’Ile de Svalbard (Spitzberg), dans l’Océan arctique, les Russes exploitent depuis plus d’un siècle quelques mines de charbon. Autour de l’une d’elles, ils construisirent à la fin des années 1990 Pyramiden (La Pyramide), une petite ville de 2 500 habitants qu’ils abandonnèrent quelques années plus tard… La ville témoin de l’idéal socialiste subsiste, intacte, avec les fantômes des mineurs, stéréotypes des ouvriers soviétiques victorieux.
Gloire à la ville minière ! Gloire aux mineurs du Spitzberg ! Comme dans toutes les villes soviétiques, il y a ici des mosaïques murales montrant d’heureux travailleurs dans un beau paysage, où pylônes de lignes à haute tension, hélicoptères et seyantes centrales nucléaires produisent un avenir métallique et scintillant. Hommes et machines ont « des ailes d’acier et un moteur dans le cœur ».
Dans ce paradis prolétaire, les mineurs n’avaient pas besoin de monnaie. Ils disposaient en outre d’un accès gratuit et illimité au soleil de minuit et aux aurores boréales. Les mineurs venaient principalement d’Ukraine. Les risques du métier, et cette situation de travail dans les profondeurs de la terre pour assurer sa subsistance, l’épuisement physique né de la rencontre avec le charbon noir, ont donné au travail minier une aura particulière. Si vous et moi vivons relativement correctement, disait Georges Orwell dans le « Quai de Wigan », c’est en fait parce qu’ils s’éreintent sous la terre, si noirs qu’on ne voit que le blanc de leurs yeux, les poumons saturés de poussière de charbon, plantant leur pelle devant eux, avec des biceps et des abdominaux d’acier.
Pyramiden était une ville, elle est devenue aujourd’hui mausolée. Mais tout au fond des galeries [de la mine], nulle présence de quelques pharaons soviétiques embaumés. Dans leur travail quotidien, les mineurs creusent vers le bas, vers les confins de l’existence, dans une zone frontalière entre la vie et la mort. Et si ce n’est la leur, les mineurs creusent la tombe de la société qu’ils construisent. Quand la mine est vide, la ville au-dessus de la mine meurt. Les galleries s’effondrent, et la montagne demeure, compacte, sans trace.
Le Charbon est l’une de matières premières les plus sales qui soient. Et l’une des plus dangereuses à travailler. De nombreux mineurs ont péri dans les mines de Svalbard. Travail et mort marchent main dans la main. Il faut de la force physique et beaucoup de courage pour enfiler son casque tous les jours et descendre sous la terre, profond dans l’obscurité de son propre passé. Le faible faisceau d’une lampe frontale papillote sur les paliers latéraux de la fosse. Noir comme la nuit, plus noir encore que la nuit, Et plus compact. Ici, extraire le passé de la terre et les transformer en avenir : l’exploitation de la mine constitue une base pour la modernité et la foi dans le progrès.
Peut-on concevoir chose plus extrême qu’une ville idéale utopique à 79 degrés de latitude nord ? dans le froid polaire, la glace et l’obscurité ? Cet avant-poste septentrional de la modernité a été établi dans un âge extrême, mais aussi dans une région extrême, dans un climat extrême. Le musée de l’utopie s’y trouve, attendant qu’on le visite."