• http://www.desordre.net…/bloc/ursula/2017/sons/in_nomine.mp3

    Le tre figure , album In nomine de Ciro Longobardi, Daniele Roccato et Michele Rabbia

    J-82 : Michele me l’a remis hier, ce CD magnifique, Michele en trio avec Ciro Longobardi (piano et samples ) et Daniele Roccato (contrebasse), In Nomine, disque hommage à l’immense compositeur italien qu’était Giacinto Scelsi.

    Je ne sais pas quelle est la part d’amitié qui est à l’œuvre dans cette écoute éblouie de ce disque et ce n’est pas une question d’objectivité ou quoi que ce soit de ce tabac, non, simplement une connaissance désormais intime des manières de Michele, cette percussion à la fois étendue et à la fois des moindres gestes, et, dans ce disque donc, la manière extrêmement subtile par laquelle elle s’allie au jeu également riche et subtil de Ciro Longobardi et Daniele Roccato au point, en bien des endroits, de n’être qu’une seule voix.

    S’attaquant à un tel monstre de la musique classique contemporaine, ces trois musiciens risquaient de rencontrer de nombreux écueils parmi lesquels des citations trop longues et trop fidèles, une admiration trop benoîte, une fidélité contraignante, si ce n’est paralysante et bien d’autres défauts. Il n’en est rien. Ces trois musiciens partent à l’assaut de cet Everest personnel pour chacun d’eux avec la ferme intention d’en découdre, de faire l’inventaire de ce qu’ils doivent chacun à Giacinto Scelsi, de remonter aux sources mêmes de ce qui les a probablement amenés à la musique et à jouer comme ils jouent désormais musiciens accomplis, cultivés et curieux.

    Sans compter qu’ils ont la bonne idée de se rencontrer vraiment, de faire de Giacinto Scelsi le théâtre même de leur rencontre, de s’appuyer beaucoup sur les apprentissages qu’ils ont nécessairement faits à l’écoute des quatuors à cordes fameux de leur maître, mais aussi sur des œuvres moins saillantes, moins envoutantes en somme, c’est un peu comme si Ciro Longobardi, Daniele Roccato et Michele Rabbia picoraient librement dans les partitions de Scelsi, je crois que l’on dit sampler aujourd’hui, et ce faisant ils remontent un peu aux sources d’eux-mêmes ce qui concoure grandement à l’épaisseur hors du commun de ce disque.

    Le disque recèle de morceaux de bravoure : des envolées très denses de contrebasse, des explorations très sonores du piano, il y a le travail minutieux de Michele dans les timbres, il y a cet enregistrement très musical d’une voix de vieille femme italienne qui prend par surprise, qui paraît même prendre les musiciens par surprise, les assemblages patients des instruments deux à deux avant d’accueillir le troisième en fin de morceau.

    De la musique belle, intelligente et cultivée. La marche du monde ne peut que s’en trouver mieux. Même si. Et même si peu.

    #qui_ca

  • http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/videos/055.htm

    http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/sons/20170207_apnees_suresnes.mp3

    J-83 : Il y a arriver de bonne heure et trouver une scène sur laquelle Nicolas le technicien de la médiathèque a tout préparé avec soin, il n’y a vraiment plus qu’à brancher nos différents équipements.

    Il y a s’installer, brancher, mettre en route, vérifier et projeter en grand, en très grand même, ce que dans le garage je projetais sur une feuille de format raisin.

    Il y a lutter, pendant quarante-cinq minutes, contre un incident technique, un câble défectueux, mais dans un tel plat de spaghetti de câbles, il n’est pas facile de trouver le segment défaillant.

    Il y a, finalement, trouver le câble coupable, le remplacer et constater que tout rentrer dans l’ordre, mais toute la journée et le soir il y aura en arrière-pensée la possibilité pour que l’incident se produise à nouveau, et au pire moment. Même si je n’ai jamais eu à souffrir vraiment d’un tel incident pendant un spectacle, si, une petite fois à Montbéliard, c’est ce que je déteste par-dessus tout dans la production de spectacle, la possibilité du plantage technique, et justement les plats de spaghetti que dessinent nos assemblages de câble me donnent souvent du souci. Et mais si je sais qu’en pareille situation, comme se plait à me répéter chaque fois Dominique, il y a toujours le recours possible au solo de batterie, à vrai dire étant donné que plus cela va et plus le set de Michele se rapetisse au profit de davantage et davantage d’électronique et de numérique, la pensée n’est pas tellement rassurante, en fait.

    Il y a aller chercher les musiciens sur la grand place de l’Etoile et serrer dans le coffre instruments et équipement, se dire que ce n’est pas tous les jours que l’on transporte à la fois l’arsenal de cymbales de Michele et le violon de Dominique, sans parler, évidemment, de Michele et de Dominique eux-mêmes.

    Il y a les regarder s’installer, et surtout les écouter s’installer, parfois en ces moments de tests et de balance il y a des sonorités produites que l’on ne retrouvera pas pendant les répétitions ou le spectacle.

    Il y a les blagues un peu potaches entre nous, quand messieurs les musiciens seront prêts, quand monsieur le petit projectionniste voudra bien, je crois que l’on peut aller manger, qui chaque fois installent la bonne humeur pour la journée.

    Il y a ce retroussement de manche et rejet de tête en arrière typiques de Dominique qui indique que c’est bon, les réglages sont faits et on va pouvoir travailler.

    Il y a les réponses toujours gentilles et polies de Michele aux techniciens qui pourraient lui annoncer que rien ne marche et Michele avec son accent italien dirait toujours que ce n’est pas grave, il va se débrouiller, en fait quand on creuse un peu on s’aperçoit que Michele est une boule de nerfs. Qu’il est tendu comme un arc.

    Il y a la dernière installation de chacun dans ses protocoles avant de se lancer dans un filage de débourrage. Et là cela devient magique, pour moi en tout cas, c’est comme si ces deux-là, mon grand et mon petit frère bruitaient et sous titraient mes séquences et que ces dernières devenaient ce qu’elles rêvaient depuis toujours d’être.

    Il y a notre sourire de satisfaction après ce filage très réussi : on sait vraiment le faire, eux ont leurs moments de liberté et je suis en train d’emménager les miens. Je crois que l’on peut aller manger.

    Il y a Dominique qui fait ses gammes, ses échauffements à base de Bach.

    Le soir, il y a ce moment en coulisses où Dominique joue un vieux standard de Wayne Shorter que Michele reconnaît, puis il y a Dominique qui nous surprend en jouant fort bien une musique épouvantable, celle de la Liste de Shindler telle qu’il a tendue Anne-Sophie Mutter la jouer.

    Il y a monter sur scène, pendant que le poisson et la musique du prologue tournent.

    Il y a ce moment où ça commence. Piano. Je commence par réduire la couche d’alpha tout en insinuant par-dessous les images du tableau suivant, celui des Croutes dorées et puis il y a jouer avec les hauteurs de notes de Dominique et sa réaction comprenant que c’est quasiment lui qui fait explorer le tableau.

    Il y a cette fascination à découvrir les effets aléatoires sur mes images et la façon dont eux deux interprètent ce hasard et m’aident à le canaliser, j’aime par-dessus tout cette façon dont nous pouvons compter les uns sur les autres, cette façon par laquelle nous sommes présents les uns aux autres.

    Il y a les moments intenses, le passage de la guerre notamment, celui où je suis le plus avec eux, il y a le retrait progressif diminuendo de l’image de la bouche et la façon admirable avec laquelle Michele souligne et accompagne ce diminuendo , il y a les moments pendant lesquels la musique se fait très dense, étouffante et je tombe sur les bonnes images.

    Il y a la dernière ligne droite dans laquelle je rentre trop vite. Trop impatient sans doute.

    Il y a cette réaction magnifique de Dominique et Michele qui ont pigé mon erreur et qui s’adaptent.

    Il y a les applaudissements dans le public (et la petite voix de Sara juste derrière moi).

    Il y a le salut.

    Et il y a le grand éclat de rire en coulisse à cause de mon erreur qui a grandement raccourci le spectacle.

    Il n’y a pas assez de moments de cette sorte dans la vie. Mais un seul de ces moments justifie bien des choses.

    #qui_ca

  • https://www.remue.net/spip.php?article8634

    J – 84 : Une amie, proche, J. dans mes récits la concernant, écrit des livres auxquels je ne comprends pas tout, tel traité de psychanalyse à propos du deuil, tel autre à propos de la pudeur, mais je lui fais confiance, à la fois parce que c’est mon amie, à la fois parce j’ai déjà eu l’occasion de constater sa clairvoyance psychanalytique. Et d’ailleurs sur le chemin de l’écriture elle a écrit également Psy d’banlieue que j’ai dévoré passionnément, récit autofictif dans ce que l’autofiction a de noble et justement de respectueux envers les tiers qui n’ont peut-être pas tous demandé à débouler pareillement, tels des quilles dans un jeu de chiens, dans une œuvre de fiction, tout étant parfaitement voilé pour que seuls les intéressés, s’ils passaient pas là, puissent se reconnaître, et reconnaître à quel point ils ont été importants. Et dans les contributions de J. au site remue.net, souvent de belles interventions.

    Il y a quelques temps, J. se fait vandaliser son adresse de mail par je ne sais quel ostrogoth nigérian et qui du coup écrit à tous les contacts de J. un courrier assez alarmant nous demandant de lui venir en aide. Et jusqu’à recevoir ce mail qui n’était pas, pas vraiment, de J. je croyais qu’il fallait, vraiment, être couillon ou alors avoir le cœur sur la main jusqu’à en perdre le jugement pour tomber dans de telles chausse trappes si mal maquillées. J’ai déjà raconté cette histoire. Bref il s’en faut de peu que je ne sois délesté d’un petit millier d’euros au profit d’une personne se faisant passer pour J. et ce n’est qu’à l’extrême moment critique de cette arnaque que j’ai fini par renifler qu’il y a baleine sous gravier. Et j’en rirai beaucoup avec J. à mes dépens. Tout est bien qui finit bien, comme dit ce grand couillon de capitaine Haddock à la fin du Trésor de Rackham-le-Rouge .

    Ces derniers temps, avec J. on a mis au point un protocole pour se voir plus souvent, un petit restaurant chinois à mi-chemin entre chez J. et mon open space, on s’invite à tour de rôle, on parle essentiellement de nos lectures ou encore de nos émotions en sortant du noir ou d’expositions dernièrement visitées, on parle aussi d’autisme, J. étant une alliée de très longue date dans mon combat contre celui de mon grand Nathan, en fait elle a même été la première des alliés, et ils sont quelques-uns tout de même. J. m’a peu parlé de son engagement dans la réserve sanitaire suite aux attentats terroristes du 13 novembre 2015, je sais juste qu’elle et moi nous nous sommes croisés sans le savoir, elle souterrainement dans le métropolitain et moi en surface, presque présent sur les lieux mais sans m’en rendre compte, mais elle ne m’a beaucoup parlé de son travail à Nice, envoyé là-bas justement par la réserve saintaire.

    Et puis je découvre la Poussette Potemkine , dernier récit de José. Et quel ! Oui, J., c’est José.

    La Poussette Potemkine est un de ces puissants récits psychanalytiques tels qu’ils existent en tout premier dans l’Introduction à la psychanalyse de Sigmund Freud, puis dans ses autres livres — j’ai une petite préférence pour la découverte de l’auto-aveuglement à la gare de Vienne —, mais aussi dans de grandes œuvres littéraires, je pense par exemple au Lieu d’une ruse de Georges Perec qui est sans doute l’un de ses meilleurs textes (dans Penser classer ). Plus récemment j’ai reçu un tel récit dans le film La Liberté de Guillaume Massart, pas encore sorti, et de tels récits provoquent à la fois ma fascination et mon vertige, me renvoyant chaque fois à mon propre récit psychanalytique, à cette clairière, c’est comme cela que j’ai fini par la nommer moi-même à propos de cet endroit que j’ai découvert par deux reprises, le même endroit, mais les deux fois éclairés différemment. Imaginez le pouvoir de tels récits. Imaginez le pouvoir de la psychanalyse qui les rend possibles, qui les éclaire.

    De la même manière que Maurice Blanchot parlait à propos des livres de Samuel Beckett — je crois dans Le Livre à venir , mais je ne suis plus très sûr — comme provenant de l’endroit même d’où procédait le mouvement de tous les livres, j’ai le sentiment que ce récit de José a été admirablement fabriqué dans le pays même de la psychanalyse. Une sorte de noyau de fusion dur.

    Et c’est donc l’auteure d’un tel récit que j’ai confondu avec un ostrogoth nigérian, écorchant et maltraitant pareillement la langue, et aux motivations tellement rampantes. Fallait-il que je sois aveuglé par un très puissant écran. Faut-il que je dispose d’une personnalité aussi peu fine que celle du capitaine Haddock, oui, je serais ce bon gros à grande gueule, pas bien malin, mais avec un cœur gros comme ça.

    Ou, tout simplement, désireux de venir en aide à celle qui m’est venue en aide la première, avec Nathan. Cela, oui, pouvait m’aveugler. Ce qui aurait pu avoir une répercussion heureuse au Nigéria où l’on fabrique, malgré tout, en usine, des récits d’entre-aide. Et c’est là que la poussette Potemkine a fini sa course folle.

    #qui_ca

  • J – 85 : À Bailleul sur le trottoir, je procède au remplacement de mes deux feux de croisement, opération simple, parfois malaisée mais pas complexe, rendue extraordinairement difficile à faire soi-même en grande partie parce que la conception même de la simple ouverture du capot a été étudiée pour en interdire l’accès au conducteur et on voit bien à qui profite le crime. La dernière fois que j’ai voulu ouvrir le capot, j’avais fini par casser tout bonnement la languette de plastique qui permet d’actionner, non sans s’être amplement pincé la main, le mécanisme d’ouverture du capot, depuis, paradoxalement l’ouverture de ce dernier est plus facile si l’on se sert d’une assez longue tige d’acier pour crocheter le mécanisme, ce qui, sous le crachin de ce dimanche matin, dans le Nord, n’est pas très agréable à faire. Une grosse dame d’allure bien flamande passe par là et comme elle me voit un peu à la peine, avec un très bel accent du Ch’Nord, elle me dit, des fois on cherche hein jeune homme ! Ce qui a le don de me détendre et du coup je finis par attraper le crochet de sécurité avec ma tringle en métal et j’ouvre finalement le capot, et brin des fois on trouve , je lui réponds et c’est elle que cela fait bien rire. Je tenais absolument à décrire ce passage, dont d’ailleurs je ne sais que faire dans mon récit, mais je voulais absolument préserver cet échange de rire avec cette grosse dame flamande.

    Sur le chemin du retour, je parviens à synchroniser une chouette rencontre trop rapide, le temps d’un café, à Lille, avec @aude_v, qui avait remarquablement choisi son café pour être à quelques encablures seulement de la porte de Loos, que je connais bien, et dans un café fort calme dans lequel il a été possible de faire connaissance, même brève, avec cette dame-que-nous-ne-connaissons-pas comme a dit Nathan. Mais en fait si, Nathan, tu sais Aude je la connais quand même un peu. Mais comment expliquer cela Nathan ?

    Retour silencieux avec Nathan qui m’a dit qu’il ferait son possible pour ne pas me déconcentrer — vu qu’il pleut et que c’est pas facile quand il pleut, selon son expression —, sous des trombes de pluie donc, jusqu’à Arras ou Bapaume, puis sur une route plus sèche heureusement, je trouve un certain contentement à ce que mes feux de croisement éclairent très bien les quelques mètres vitaux au-devant de moi et j’emmène avec moi le souvenir de la grosse dame flamande. Oui, des fois on cherche .

    #qui_ca

  • J – 86 : Mon père a quatre-vingts ans, Madeleine dix-huit, ma mère et moi avons organisé un week-end dans le Nord. On se retrouve sous une pluie battante sur la Grand-place d’Arras, et il faut vraiment que nous soyons heureux de nous retrouver pour essuyer pareil grain avec la sourire. Puis nous faisons route vers Lille où nous déjeunons dans une brasserie rue de Béthune, mon père entouré de ses deux petites filles, ma mère et son petit-fils et de son fils. Et ça rigole pas mal. Lorsque nous ressortons la pluie a légèrement faibli aussi je propose que contrairement à ce que nous avions prévu, nous profitions de cette accalmie pour aller voir la Grand-Place à Lille et que nous allions nous promener un peu dans le Vieux-Lille. Mon père nous parle du Furet qui était une toute petite enseigne du temps de son enfance et qui est devenue cette immense librairie sur plusieurs étages, et je souris un peu en lui rappelant que pour moi le Furet du Nord est surtout l’occasion de souvenirs cuisants où il m’avait copieusement engueulé pour n’avoir pas anticipé l’achat d’un livre dont j’avais la fiche de lecture à faire pour le lundi matin et le livre introuvable au Furet — et par bonheur Mon Oncle Michel l’avait dans sa pléthorique bibliothèque et profitant de l’inattention de mes parents lors du week-end m’avait grandement aidé à produire cette fiche de lecture, Mon Oncle Michel était ce très puissant magicien qui ignorait tout de ses immenses pouvoirs, et nous en rirons bien en fin d’après-midi en allant visiter ma cousine Elisabeth, fille de Mon Oncle Michel. Nous rebroussons finalement chemin pour aller nous abriter au Palais des Beaux-Arts où nous faisons visiter aux enfants les plans reliefs, parmi lesquels celui d’Ypres, ville flamande, Ieper, que les filles visiteront le lendemain avec mes parents, pays de nos origines. Nous faisons la visite du département du moyen âge et quel ! Direction Lambersart pour y voir ma cousine puis le soir nous filons à Bailleul dîner d’une carbonnade et quelle ! chez ma tante, en compagnie de mon cousin Raymond. Sur le côté de l’autoroute je serai assez triste de constater que la maison aux avions d’Arthrur Vanabelle été démembrée, sans doute par ses nouveaux propriétaires et les quelques déchets sur les bas-côtés laissent comprendre que le Musée d’Art Brut de Villeneuve d’Ascq a sans doute échoué dans son entreprise de préservation de cette œuvre, si ce n’est in situ, du moins en son sein. En y repensant je crois que je préfère tout ignorer de l’échec administratif qui doit se tenir derrière tout cela, comment le musée de Villeneuve d’Ascq tient dans ses murs une maquette de l’œuvre originale et n’a apparemment rien fait pour récupérer l’originale qui n’aurait pas dépareillé dans ses jardins, à l’extérieur de ce même musée, quelque chose me dit qu’il y a là une manière d’impensé de la véritable valeur que l’on accorde finalement à l’art brut. Et comme je regrette d’avoir perdu toutes les photographies pourtant médiocres que j’avais prises de cet endroit. En aidant ma tante et en allant chercher des bouteilles d’eau minérale pour le repas, je descends à la cave de sa grande maison, une cave voutée, en briques, comme celle du Déluge de Pâques .

    Enfin, l’accalmie, et, une bonne heure plus tard, la sirène qui signale la fin de l’alerte. Dans la nuit, la fatigue et la poussière, les grands se lèvent, attendent que le Père à son tour se lève, tous surpris d’être encore là, vivants. L’escalier de la cave n’est pas obstrué. Une fois encore les perches et les piquets pour en sortir resteront inutiles. Il fait encore nuit. Tous remontent et se recouchent dans leur lit, le cœur à la fois palpitant mais aussi écrasés de fatigue. Le petit dort encore. Il commence à être un peu lourd pour être porté. Les parents ont dit aux grands de le laisser là, il finira sa nuit, de toute façon il a sa couverture.

    Mais le petit se réveillera eune paire d’heures plus tard dans l’obscurité angoissante de la cave. Il aura peur, très peur, peur de devoir trouver seul, personne ne répond, son chemin vers la sortie de la cave. Se demandant, sans doute, s’il n’est pas en train de frayer son chemin vers la sortie au milieu des cadavres de ses frères et sœurs, au royaume des morts. Il a beau être un petit moujingue, de sept ans, maintenant, il a compris tôt l’éventualité des grands malheurs. Mais non, personne. Un filet de jour maigre passe sous la porte d’entrée de la cave, entrouverte. Les parents ont demandé aux grands de laisser la porte de la cave ouverte pour que le petit ne soit pas effrayé quand il se réveillera, et tant pis si ce n’est pas la chaleur qui remonte de la cave.

    Le cœur haletant Nicolas rejoindra cette porte et sa peur cessera d’un coup. Son grand frère l’attendra et lui prendra la main pour l’emmener dans le jardin, couvert de curieuses lanières argentées. Il improvisera une petite chasse aux trésors de guerre, avec ces quelques bouts d’avion, ces éclats d’obus ou même de bombes, ces douilles, formes de métal contrarié qui tiennent en elles toute la violence des hommes. Mais une fois encore l’imagination débordante de Gabriel en fait des trésors inestimables qui rejoindront l’étagère du musée de la guerre. Finalement le petit Nicolas aura eu sa chasse aux trésors de Pâques dans le jardin.

    L’enfant plus tard, des années plus tard, devenu grand-père lui-même, dira qu’il revoit parfaitement les bandes de papier argenté, comme du papier aluminium. Elles étaient longues comme ça, ces deux doigts décrivant un écart d’une vingtaine de centimètres sur la toile cirée. Mais il n’a aucun souvenir des rues dévastées environnantes. L’étonnement de ces bandes argentées avait recouvert les autres souvenirs. Ou y avait-il eu le grand, Gabriel, qui une fois de plus avait réussi à détourner le regard de son petit frère, lui faire oublier et lui masquer la vue les décombres, l’odeur âcre des incendies et la poussière grise de toute une ville bombardée, retombée sur les jardins et les toits des maisons en une neige triste.

    Ce grand frère-là était un immense magicien, mais ignorait tout de ses extraordinaires pouvoirs, assez puissants pour composer au-dessus de son petit frère un bouclier contre la guerre. Un puissant magicien, très modeste. Et qui a donné pendant toute la guerre son chocolat à son petit frère.

    #qui_ca

  • J – 87 : En dépit du terrible filtrage que j’oppose à tout ce qui pourrait venir dans ma direction en matière d’information à propos de la mascarade électorale en cours, j’ai eu vent, malgré tout, par le biais d’un jeu de mots laid — Fillon c’est comme le steak, s’il n’est pas cru il est cuit , je n’en félicite pas l’auteur pour lequel j’ai néanmoins beaucoup de tendresse filiale — des déboires assez divertissants tout de même de Fillon, cet homme qu’on ne pourrait pourtant pas prendre en défaut d’une hygiène quotidienne que l’on devine méticuleuse, et du coup mon collègue Julien, qui sait pourtant ma quête d’étanchéité n’a pas pu résister à me montrer sur son téléphone de poche intelligent un twitt de Fillon, celle-là je suis obligé de te la montrer : Beaucoup de Français ont l’impression de travailler pour ceux qui ne travaillent pas . Beaucoup de Français ont l’impression de travailler pour ceux qui ne travaillent pas. Évidemment, dans le contexte de ce qui semble désormais porter le nom de Penelopegate c’est une citation embarrassante pour Fillon.

    En revanche je me désole, et pour cette raison, entre autres raisons, je vais m’empresser de retourner dans mon abri garanti de la mascarade en cours, que personne ne semble relever le fond du problème, outre le scandale en cours : on devrait au contraire se réjouir de vivre dans une société organisée de telle sorte que les plus valides permettent à ceux qui sont en difficulté de vivre dignement. On devrait même en être fier, et pour ceux qui ont cette force, au nombre desquels j’ai le plaisir de me compter, cela devrait donner un courage et une ardeur supplémentaire au travail.

    Je ne sais pas si un jour le texte de Qui ça ? deviendra un livre imprimé, s’il plaira assez à mon éditeur, en revanche si c’est le cas, je lui demanderai à ce que le livre dans les vitrines des libraires soit orné d’un bandeau que je veux bien prendre en charge financièrement sur lequel on pourra lire : Qui ça ? , l’Affaire Fillon comme vous ne l’avez jamais lue . Et ce bandeau, tout en ironie, sera tout sauf de la publicité mensongère.

    #qui_ca With a little help from https://rinsa.link/ideas/PCG

  • J – 88 : Je m’en doutais un peu, cela ne marche pas à tous les coups.

    Ce n’est pas parce qu’un jour une pause méridienne particulièrement réussie nous a donné à vivre une journée réussie, qu’il suffira dorénavant de s’appliquer à bien réussie ses pauses méridiennes pour le reste de l’existence prenne ce pli heureux. Ou est-ce, c’est possible, que la pause méridienne ne fut pas tout à fait réussie, ainsi, une nouvelle organisation du travail au restaurant de la Très Grande Entreprise rend le service interminable et presque discourtois et on voit bien comment cette réorganisation a été calculée au plus juste pour diminuer de deux ou trois personnes le nombre d’employés qui continuent de servir dans des conditions dont on voit bien qu’ils vont avoir du mal à les maîtriser et sans doute au prix d’une fatigue dont il est à douter qu’ils soient remboursés un jour, naturellement une telle innovation est adroitement maquillée par une nouvelle vaisselle et un paix très fortement à la hausse pour le repas dont je ne dirais pas que la qualité gustative a été améliorée et ressortir du restaurant d’entreprise incapable d’y voir la marque désormais omniprésente de la régression, mais jusqu’à quand cette pente lente, prendre des nouvelles des personnes de la Salamatane expulsés par la mairie de Montreuil depuis la semaine dernière par des températures négatives, à eux aussi sans doute les policiers ont dérobé les couvertures comme ils l’ont fait un peu partout dans les camps sauvages de réfugiés les deux dernières semaines où il a fait un temps de janvier, se rendre compte que leur situation n’évolue pas favorablement, contribuer, modestement, à leur caisse de solidarité, avoir le goût amer que ce n’est pas grand-chose, peut-être moins que cette tape amicale sur l’épaule pour dire bon courage, s’aventurer au Nord-Ouest, plutôt que la dernière fois au Nord-Est, prendre quelques photographies, mais pester contre cette nouvelle manie de faire des photographies où tout est conçu d’avance, il est où le plaisir ? prendre un café dans un bistro d’un autre temps dont les murs sont couverts de maximes médiocres parfaitement encadrées, l’amitié est un investissement sur le long terme au revenu incertain, le mariage c’est affronter à deux des difficultés que l’on n’aurait jamais eu seul — manque d’accord du participe passé, encadré un accord fautif — digérer avec difficulté l’entrée de Humus particulièrement chargée en ail pilé, ou est-ce les quelques lardons planqués dans la quiche qui portent désormais sur l’estomac après mon premier mois de végétarien ? continuer de se promener en prenant des photographies et rentrer maussade, sans bien comprendre pourquoi ?

    Je devrais essayer sans doute, mais j’y répugne tout de même, mais ne devrais-je pas écrire mon Essai sur les journées ratées ? Les journées se suivent et ne se ressemblent pas. Les pauses méridiennes se suivent mais ne se ressemblent pas.

    #qui_ca

  • http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/videos/054.htm

    http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/sons/agnel_minton.mp3

    J – 89 : Une jolie dame brune, habillée comme toutes les jolies dames en hiver, un loden sombre sur les épaules sur lesquelles est accroché un sac de dame, sorte de grande fourre-tout, dans lequel les dames puisent, souvent en aveugle, les accessoires qui font d’elles des dames, beaucoup plus rarement de ces sacs elles tirent des balles de ping-pong, du fil de fer, des baguettes de bois, une mailloche, une enclume, un vibrato électrique — habituellement l’apanage des guitaristes électriques —, quelques objets contondants, un peigne, une enclume de secours, dingue tout ce que l’on peut sortir dans le sac d’une dame et que cette dernière, et quelle dame ! dispose sur les côtés du Bösendorfer des Instants Chavirés qui doit trembler en se demandant ce qu’il va prendre à nouveau et qu’est-ce qu’on va encore essayer de tirer de lui ce soir ? et, les outils de la dame étant disposés sur les flancs du piano, elle se penche sous le capot comme le fait un garagiste, et effectivement tel un garagiste triture avec science un ou deux câbles, putain c’est encore la tête de delco qui fuit, rebouchonne le merdier, remet le contact, la la la la, oui, c’est bon ça sonne, sourire amusé de cette jolie dame, Sophie Agnel, merveilleuse pianiste qui remet son manteau pour ressortir aller en griller une et qu’on l’appelle quand on aura besoin d’elle.

    Ce qui finit par se produire quand Phil Minton, délicieux vieux monsieur anglais, finit par s’installer sur son siège haut de bar face à un microphone auquel il va raconter des histoires à dormir debout tout en chuintements, sifflements, raclements de gorge, soupirs, respirations exaltées, reniflements, percussion des cordes vocales, vocalises, fredonnements, chant, chuchotements, paroles inaudibles, charabia, tachycardie, imitations, appeaux vocaux, expectorations, claquements de la langue, claquements des dents, grincement des dents, percussion de la langue contre les dents, léchage sonore des babines, mimiques diverses pas toutes sonores, paroles qui lui passent par la tête, imitation, très drôle, de Donald Duck, roucoulements, amples respirations, expirations modulées, vibrations diverses de la gorge, tapes sur les joues, enfoncement de la langue dans les joues, grattements de la barbe très amplifiés, fermeture très outrée des lèvres, clapotements d’on ne sait pas d’où ils viennent, rythmes de gorge divers, circulation bruyante de la salive dans les bajoues, hésitations puis de nouveau, murmures et conciliabules, sifflements de comptines et de Nursery Rhymes, bref un arsenal assez exhaustif de ventriloquie bouche ouverte.

    Le délicieux vieux monsieur anglais et la belle dame ont l’air de très bien s’entendre que c’en est fusionnel entre eux, ils se relancent sans cesse, s’interrogent en commun, tentent, essayent, ratent, essayent encore, ratent encore, ratent mieux, divaguent et digressent, reviennent au carré un, recommencent, sautent des passages, improvisent et inventent, dialoguent, ne sont pas d’accord sur tout, mais s’entendent sur l’essentiel, démarrent au car de Tours, ou manquent de concert le train pour Caen, essayent des nouveaux trucs, cherchent à étonner, séduire désarçonner l’autre, hésitent, ne peuvent plus avancer mais avancent, se jettent dans le vide ensemble mais ne tombent pas, se relèvent, partent en croisière sans quitter le port, partent à la pêche au gros et trouvent des champignons, partent à la chasse et gardent leur place, échangent des points de vue, pèsent et soupèsent, trient ou mélangent c’est selon, assemblent et construisent, puis démolissent avec de grands gestes empressés ou au contraire sabotent en silence, échangent de place sans bouger ? ce qui n’est pas le plus piètre de leurs tours, quand on ne sait plus bien qui produit quelle sonorité ? se disputent et se rabibochent, s’aiment et s’admirent même, se sourient, rient sous cape, ont peur, n’ont plus peur, affrontent les grandes décisions, partent mais ne bougent pas. Rideau.

    C’est ensuite une jeune femme qui se joint au vieux monsieur anglais, Audrey Chen, et là pareil, mais à deux et sans piano, amples respirations, expirations modulées, appeaux vocaux, chant, charabia, chuchotements, chuintements, circulation bruyante de la salive dans les bajoues, clapotements d’on ne sait pas d’où ils viennent, claquements de la langue, claquements des dents, enfoncement de la langue dans les joues, expectorations, fermeture très outrée des lèvres, fredonnements, grattements de la barbe très amplifiés, grincement des dents, hésitations puis de nouveau, imitation, très drôle, de grimaces de Donald Trump, imitations, léchage sonore des babines, mimiques diverses pas toutes sonores, murmures et conciliabules, paroles inaudibles, paroles qui lui passent par la tête, percussion de la langue contre les dents, percussion des cordes vocales, raclements de gorge, reniflements, respirations exaltées, roucoulements, rythmes de gorge divers, sifflements de comptines et de Haïkus de Ryôkan, sifflements, soupirs, tachycardie, tapes sur les joues, vibrations diverses de la gorge, vocalises, essais et débats à propos de la ventriloquie en milieu ouvert, on dira que la jeune femme a plus de capacités, notamment purement sonore, mais elle n’a pas encore l’imagination débridée du vieux monsieur.

    Pause d’un quart qui dure une demi-heure.

    Ensuite ils ont fait un peu comme on fait au bureau, une réunion de synthèse mais ils sont cependant procédé très différemment, d’abord le patron si tant est qu’il y en est un, disons que ce soit Phil Minton, puissance invitante est resté en retrait pour bien écouter Sophie Agnel jouer avec Audrey Chen, puis quand elles étaient bien lancées sur un bon rythme de croisière pour ce qui est d’affronter les grandes décisions, assembler et construire, avoir peur, chercher à étonner, démarrer au car de Tours, désarçonner l’autre, dialoguer, digresser, divaguer, échanger de place sans bouger, échanger des points de vue, essayer des nouveaux trucs, essayer encore, essayer, hésiter, improviser, inventer, mais avancer, mais ne pas tomber, mais s’entendre sur l’essentiel, ne pas être d’accord sur tout, ne plus avoir peur, ne plus pouvoir avancer, ou au contraire saboter en silence, ou manquer de concert le train pour Caen, partir, partir à la chasse et garder sa place, partir à la pêche au gros et trouver des champignons, partir en croisière sans quitter le port, peser et soupeser, puis démolir avec de grands gestes empressés, rater encore, rater mieux, rater, recommencer, revenir au carré un, rire sous cape, s’admirer même, s’aimer, s’interroger en commun, sauter des passages, se disputer, se jeter dans le vide ensemble, se rabibocher, se relancer sans cesse, se relever, se sourire, séduire, tenter, trier ou mélanger c’est selon, il est venu progressivement ajouter son grain de sel qui ne manquait pas de sel et emmener, les trois ensemble, ce trio vers des rivages inconnus, pas tous beaux, certains oui, tous inconnus, jamais foulés. Rideau.

    Tonnerre d’applaudissements. Mérités. Je suis reparti des Instants en empochant vivement le disque de Phil Minton avec Sophie Agnel que j’écoute en boucle depuis et donc depuis je vis dans un monde infiniment décalé, un monde dans lequel les objets ne produisent pas les sonorités que l’on attend d’eux, une verre en tombant et en se brisant fait le bruit du vent qui lorsque ce dernier souffle et me décoiffe produit le son de mes doigts sur le clavier lequel me renvoie des chants d’oiseaux, lesquels en piaillant font des bruits de démarreurs poussifs un matin d’hiver, monde curieux dans lequel les uns et les autres échangent librement dans des langues de Pentecôte, des lambeaux d’affiche sur les panneaux de la ville ont tenté, un moment, sans succès d’attirer notre attention sur la nécessité de remplacer l’ancien chef par un nouveau chef, nous les ignorons tous en suivant, médusés, les mimiques du vieux monsieur anglais délicieux.

    #qui_ca

  • http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/sons/agnel_minton.mp3

    J – 90 : C’est souvent que je pense et repense au livre de Peter Handke, Essai sur la journée réussie , qui pour moi aura longtemps été une manière de modus vivendi, peut-être pas autant que Mon Année dans la baie de personne , mais malgré tout une référence. J’aime, par-dessus tout, cette idée qu’il faut réussir sa journée. Que c’est une manière d’œuvre. Qu’il faut pour cela déployer les mêmes moyens que ceux que l’on met en branle qui pour un texte réussi, qui pour une sculpture réussie, qui pour une image réussie, qui pour une musique réussie et dans cette forme très singulière de la réussite que l’on soit son seul juge impartial. J’ai même essayé il y a un an, quand j’avais réarrangé ma chambre après le funeste été 2015 et son invasion de punaises de lit, de laisser le livre un peu en évidence, comme je le fais d’autres livres dont j’aime bien soit la couverture en elle-même, c’est par exemple le cas de la Perte de l’image de Peter Handke avec sa photographie d’Arnaud Class, effet de décoration un peu stupide dans mon cas puisque je dispose de l’originale, je sais c’est idiot, ou encore Breakdows d’Art Spiegelman, Les Américains de Robert Frank, Mon Année dans la baie de personne de Peter Handke, naturellement le Temps retrouvé de Marcel Proust, on ne se refait pas, mais aussi Les Saisons de Maurice Pons, La Chambre claire de Roland Barthes et en fait toutes sortes d’objets aussi, parmi lesquels, en plus des œuvres au mur, une immense tête de lièvre en céramique de Martin, et des ailerons de requins dont quelques-uns en céramique, les autres en pâte à modeler et j’espérais que la simple vue du titre de ce livre en me levant agirait chaque fois comme une admonestation à une telle réussite et tout ce que cela demandais finalement d’effort.

    Mais comme l’explique si clairement Peter Handke, c’est souvent le hasard qui réussit la journée pour nous, et ce n’est pas juste une manière d’enchainements heureux, de dispositions des petits astres de notre journée selon des alignements prometteurs qui est la traduction du hasard, je pense qu’au contraire il s’agit d’une disposition d’esprit, quelque chose qui aurait à voir avec notre capacité d’accueil de la nouveauté. Là c’est moi qui extrapole, Handke est plus engagé dans des enjeux littéraires notamment des ingrédients de la journée réussie.

    Par exemple, cela fait quelques temps que j’ai décidé de me moquer éperdument du jour de la semaine, non pas l’ignorer mais décider une mauvaise fois pour toutes qu’il n’y avait pas de journées noires parce qu’elles étaient mangées par le travail en open space ou encore qu’il pouvait se produire que je ne fasse pas grand-chose d’un samedi ou d’un dimanche au cours desquels j’étais seul et sans enfants à la maison et que si cela me chantait d’écouter de la musique ou de bouquiner tout du long du week-end en buvant des hectolitres de café, be it. Il importait en revanche que je sois accueillant de ce qui viendrait qu’un lundi matin en arrivant au travail, au lieu d’être morose de me réjouir d’une joie simple d’être parvenu à me garer dans la dernière place du parking, dans le troisième sous-sol tout au fond, sans manœuvre et en roue libre tout du long. Que cela en soi était une réussite exemplaire, de noter que j’y étais parvenu en écoutant les Variations Golberg de Bach, et du coup de me connecter un peu plus vaillant que d’autres fois à mon poste de travail, après tout pourquoi pas ? en soi ce n’était pas plus idiot comme désir d’une émancipation minuscule que cet autre chantier que je conduisais par ailleurs, à savoir tout ignorer de la campagne électorale en cours, désormais certain que ce qui serait présenté comme des faits immenses seraient en fait des taupinières et qu’au contraire rien de ce qui importe ne serait abordé, juste par acquis de conscience, rassurez-moi, est-ce que le moindre des candidats à cette mascarade aborde quotidiennement le sujet des réfugiés ou encore celui de la politique carcérale ou encore de l’évasion fiscale ou bien encore de la part de la dette odieuse qui écrase els fiances publiques ? non sans doute pas. Je fais donc bien de continuer à ignorer toutes ces gesticulations et à poursuivre mes petites expériences d’émancipation minuscule.

    Et à défaut de réussir toute la journée aujourd’hui, je pense que j’aurais au moins réussi ma pause méridienne, j’ai aimé, comme chaque midi arriver dans les tout premiers et bénéficier de ce fait d »un réfectoire encore calme et non saturé par la brouhaha de discussions qui toutes ne me font pas plaisir pour le peu que j’en capte, j’ai aimé mon filet de poisson et ses carottes bicolores, j’ai aimé la salade de cœurs d’artichaut et la part d’ananas, j’ai aimé ressortir de la cantine au moment même où cette dernière allait bientôt être saturée par le vacarme collectif, j’ai aimé le tour du pâté de maison que j’ai fait, en prenant quelques photographies à l’aide du téléphone de poche offert par Clémence pour mon anniversaire, j’ai aimé m’arrêter au Bistro du Marché pour prendre un café au comptoir, j’ai aimé tomber par hasard — c’est à cet endroit précis que le hasard a frappé avec grâce — lire cet article du journal Libération qui trainait sur le comptoir et que je n’ai pas eu à ouvrir puisque l’article que j’ai lu était le portrait en dernière page de Cédric Herrou, je n’ai pas aimé la photographie mise en scène de ce portrait, l’article lui était plus neutre et meilleur, mais j’ai aimé cette petite lecture le temps d’avaler mon café, j’ai aimé boucler le tour du pâté de maison en photographiant mes premières affiches détournées de cette campagne électorale, c’est idiot mais je ne demande pas de plus grande récréation visuelle que celle de quelques affiches arrachées t les formes qu’elles produisent par hasard à la manière des travaux de Raymond Hains et Jacques Villeglé. J’ai aimé échanger quelques messages textuels avec Madeleine qui m’informe qu’elle n’a pas trop mal réussi son épreuve de bac blanc d’histoire géo, non sans redouter un hors sujet, j’ai ironisé avec elle sur le faut que l’on ne pouvait pas être hors sujet en histoire que l’histoire n’avait ni de début ni de fin, cela nous a bien fait rire.

    Et je suis remonté au travail, prendre note de tout cela. J’ai un peu réfléchi à la question du repas de ce soir, je pense que je vais faire une quiche et je me suis fait toute une joie d’aller au concert ce soir aux Instants écouter Phil Minton, qui plus est en duo avec Sophie Agnel.

    Après tout ce n’était peut-être pas que la pause méridienne qui était réussie.

    #qui_ca

  • J-91 : Voilà typiquement comment se passe le travail d’équipe quand j’écris un roman. Je sais travail d’équipe pour écrire un roman cela jure un peu, mais je m’en voudrais que certaines contributions, majeures, soient ignorées.

    D’abord j’écris tout seul dans mon coin. C’est classique, je n’invente rien. Je lis, je relis ce que j’ai écrit, je le transforme, j’ajoute, je retire, je modifie, j’enlève l’excédent de gras, en général j’en ajoute ailleurs, je ne peux pas me retenir, en fait j’imprime le texte, et à force de corrections j’en produis une nouvelle version que j’imprime, et je recommence corrections, suppressions et rajouts, je réimprime et je recommence. Je fais cela une douzaine de fois. Dans les dernières fois je refais des passes avec une thématique, une passe pour la concordance des temps un de mes écueils. Une passe pour la ponctuation. Un autre de mes écueils. Une passe, très acrobatique, pour tenter d’endiguer le flux important de mes phrases qui ont ni queue ni tête, qui, à force de digressions, de précisions et de parenthèses et autres incises entre tirets cadratins, en ont perdu jusqu’au verbe. Et puis arrive un moment, plus ou moins à la douzième passe, je me dis que cela commence à tenir la route, c’est alors que je l’envoie à deux amis très sûrs, Sarah et Julien.

    Et là, cela ne rigole pas.

    Pour vous donner une idée, Sarah s’est penchée sur Une Fuite en Egypte ce qu’elle a accepté de faire en me demandant de supprimer les dix premières pages du livre, beaucoup trop sauvages, dures, on n’a pas le droit d’agresser pareillement les lecteurs, et ensuite le vrai travail a commencé. Ce sont donc trois ou quatre relectures avec pléthore de corrections qui ont été apportées au texte, toutes, ou presque, qui avaient le souci de veiller à sa fluidité.

    Et j’étais loin de me douter qu’une fois tout ce travail fait en amont, quand le texte a finalement été accepté chez l’éditeur, il y a eu encore plusieurs relectures, celle de l’éditeur qui m’a demandé la suppression de deux passages — dont l’un, c’est vrai, qui m’avait été signalé par Sarah comme tendancieux et inutile, j’aurais dû l’écouter — lesquelles suppressions m’ont demandé trois relectures pour m’assurer que les rustines que j’avais produites pour masquer ces deux suppressions étaient étanches et ne généraient pas de potentielles incompréhensions par la suite, ou en amont, nouvelle relecture de l’éditeur avant que le texte ne parte en composition et corrections et là je ne sais pas combien de fois une certaine Mathilde a de nouveau relu le texte pour y dénicher une bonne vingtaine de corrections à faire parmi lesquelles un travail de déminage de mes doubles négatives.

    On doit dépasser les vingt relectures.

    C’est Julien qui s’est collé à Raffut.

    Julien a un style de relecture très différent de celui de Sarah. Là où Sarah avait commencé par le gros œuvre, l’ablation des dix premières pages, Julien a commencé par les travaux de réparation, ou comment quelques virgules redistribuées aux bons endroits permettent à certaines de mes phrases au long cours de tenir la route. Et une fois que tout a été remis d’aplomb, Julien a eu cette vision d’ensemble que je n’aurais pu avoir : il fallait reprendre la ponctuation d’une partie molle du récit, celle de l’articulation entre ses deux parties, celle des suites immédiates de l’agression et celle de la comparution immédiate au tribunal. Et le conseil fort judicieux de Julien tient en une seule phrase, ponctuer à l’inverse des deux parties, donner par la ponctuation un nerf que ne peut pas avoir cette articulation entre les deux parties.

    Le lendemain. C’était mercredi. Et je pourrais presque en dire qu’il ne s’y est rien passé. Aucun fait saillant. Si ce n’est qu’en fin d’après-midi j’ai reçu un appel du gardien de police Untel qui m’a informé que l’agresseur d’Émile passerait en comparution immédiate au tribunal de Créteil à la ixième chambre. M’indiquant par ailleurs que si je le souhaitais je pouvais encore me constituer partie civile. Et, en tout état de cause, assister à cette audience de comparution immédiate. Sur le coup je me suis demandé si je ne devrais pas appeler mon avocate pour lui demander conseil. Nous constituer partie civile. L’idée ne me plaisait pas beaucoup. Et ce qui a achevé de me convaincre de ne pas appeler mon conseil c’est que j’étais à peu près assuré que j’allais me faire engueuler par elle. Qui me trouve toujours trop libéral et qui s’emploie à chaque fois à me démontrer que mon comportement est illogique. Ou encore que je suis trop bon. Et je vois bien que dans sa bouche cela veut souvent dire trop con. Et je n’exclus même pas que ce soit le cas d’ailleurs. Mes parents m’avaient proposé de prendre Émile chez eux. De telle sorte que je puisse me rendre à la comparution immédiate. Sans le souci, soit d’y être accompagné par Émile, dont j’anticipais que les enjeux de la situation lui échapperaient pour une bonne part, peut-être à tort, ou soit encore que son comportement ne serait pas entièrement adéquat au caractère cérémonieux que je prêtais à une audience au tribunal d’instance. Je me posais toutes sortes de questions à ce sujet. J’en débattais avec les uns et les autres au téléphone. Nul n’était vraiment capable de beaucoup m’aider. J’avais laissé un message sur la messagerie du téléphone de poche de la mère d’Émile. Je n’avais pas de réponse. Je n’en attendais aucune d’ailleurs. Je n’avais eu aucune réponse aux trois messages laissés la veille sur la même messagerie pour la tenir au courant des différentes évolutions de la situation. La nécessité d’aller déposer. La nécessité d’aller au service médico-légal de l’hôpital de Créteil. Et le fait d’en être revenus, entre autres choses, avec des nouvelles plutôt rassurantes sur la santé d’Émile. J’aurais été surpris qu’elle vienne au tribunal. D’autant, qu’à vrai dire, je n’avais aucune idée de là même où elle se trouvait ces derniers temps. Non, je comprenais bien que je devais apprécier cette situation seul. D’un côté je craignais qu’en plus d’être difficilement compréhensible par lui, la comparution au tribunal puisse être inquiétante pour Émile. Sans compter qu’il serait confronté, au moins du regard, à son agresseur. Mais alors je me posais la question de savoir si ce n’était pas précisément un des buts permis par le tribunal. Que l’agresseur et la victime puissent être réunis de nouveau. Mais cette fois dans un périmètre qui devait garantir la victime. Voire la réparer. Émile était-il capable de comprendre tout cela ? Émile était-il capable de se comporter d’une façon qui ne soit pas parasite ou une distraction malvenue en pleine audience ? Dans l’absolu je me faisais la réflexion que le combat que je menais, quasiment au quotidien, pour la bonne intégration d’Émile dans notre société, singulièrement à l’école, cette lutte passait peut-être justement par d’autres épreuves que celles du quotidien. Que non seulement il bénéficierait en apprentissage d’une telle scène. Mais que toutes les personnes présentes au tribunal également. C’est-à-dire que la singularité d’Émile permettrait de gommer ce qu’il y aurait nécessairement de générique dans la description des faits mais aussi d’Émile lui-même. Que ce serait une occasion qu’il ne soit pas seulement décrit comme personne handicapée mentale. Mais qu’il soit là. Présent de corps. Avec sa grosse voix trébuchante et ses airs patauds si l’on devait lui poser une question. J’y songeais. Mais je pensais aussi que ces contextes n’étaient pas les plus faciles. Ou encore que l’affaire ne gagnerait pas en clarté si tout d’un coup Émile décidait de s’entretenir avec le juge de sa passion pour les requins ou les serpents, ou même encore de rugby. Ce qui sans doute ne manquerait pas de poésie mais est-ce que la poésie, celle-là en tout cas, ne risquait pas de nuire à la clarté de ce dont le tribunal aurait à décider et à trancher. Et, de ce fait, est-ce que de telles incursions dans l’illogisme ou la poésie ne troubleraient pas la sérénité du juge et donc son impartialité ? Et j’ai vraiment gambergé la chose dans cette polarité non résolue et qui ne risquait pas de l’être. Avant que je ne cède à une voix qui à défaut d’être celle de la raison serait celle de la plus grande facilité pour moi. Émile chez mes parents m’apporterait un peu de calme. Sans compter que le gardien de police en me donnant le lieu et l’heure de la comparution avait eu la précaution de m’expliquer que l’ordre de passage des affaires était à la discrétion du juge. Que la première affaire serait examinée à quatorze heures. Mais qu’il y en aurait d’autres. C’était là une perspective peu engageante. Celle de faire attendre Émile pendant possiblement plusieurs heures d’affilée. J’imaginais par ailleurs que notre affaire n’étant pas l’affaire du siècle. D’autres affaires si elles passaient avant la nôtre mangeraient beaucoup de temps et entameraient sérieusement les capacités de patience d’Émile. Et je souriais un peu à l’idée qu’au moment de l’appel des affaires, je lève la main et précise au juge, en brandissant la carte d’invalidité d’Émile, que de ce dernier, en vertu de son handicap, avait le droit, le droit donc, de passer avant tout le monde. Et je me posais sincèrement la question : c’était effectivement un droit d’Émile, mais quand bien même nous nous trouverions dans un tribunal, c’est-à-dire dans une manière de temple du droit, est-ce que ce droit lui était vraiment garanti ? Est-ce que ce droit minuscule avait la moindre chance d’être pris en considération si par ailleurs le tribunal étudiait au moins une affaire dans laquelle il n’y aurait pas nécessairement mort d’homme mais au moins quelque enjeu d’importance au regard duquel le droit d’Émile à couper les files d’attente serait jugé, jugé donc, comme négligeable. Et d’ailleurs la question se posait. Est-ce que dans le cas où nous ne nous présentions pas comme partie civile ce droit d’Émile était opérant ? Et alors, pour en avoir le cœur net, j’imagine qu’il faudrait que j’appelle mon avocate. Et je l’entends déjà me dire mais comment cela vous ne vous constituez pas partie civile ? J’ai une peur bleue de mon avocate. Qui est par ailleurs une femme charmante, intelligente et très cultivée. Donc la balance penchait plutôt pour ne pas y aller avec Émile. Mais les questions que l’on se pose parfois.

    Je ne pouvais pas prédire que l’affaire de l’agresseur d’Émile passerait en tout premier.

    Émile était donc chez mes parents. J’avais donc tranché. Incertain que ce ne fut pas d’ailleurs par facilité. Le jeudi matin j’avais déposé les filles à leur école en face du zoo de Vincennes, en face de son rocher. J’étais parti travailler. Mon patron m’avait demandé des nouvelles d’Émile. Je profitais de la question pour lui répondre qu’Émile allait bien. Qu’il était bien remis. Que pour le moment il était chez mes parents. Que cela me permettait de souffler. Mais que là, cet après-midi, il faudrait que j’aille au tribunal. Parce que l’agresseur d’Émile passait en comparution immédiate. Il m’a répondu que bien sûr. Qu’en tant que partie civile, il était impératif que j’y sois. Je n’ai rien répondu. J’ai juste précisé que je partirai vers treize heures. Mais que je ne savais pas si j’aurais la possibilité de revenir après. Détaillant qu’on savait à quelle heure était étudiée la première affaire parmi plusieurs, mais que nul ne pouvait savoir à quelle heure passait une affaire en particulier. Et je me suis salement interrogé sur ce mensonge par omission. Pourquoi n’avais-je pas répondu à mon patron que non seulement je ne m’étais pas porté partie civile mais que de surcroît j’allais surtout au tribunal dans l’idée qu’il serait sans doute utile à l’agresseur d’Émile que je puisse offrir quelques éclairages. Notamment à propos de la personnalité d’Émile. De telle sorte que ne soit, par exemple, pas retenue contre son agresseur la circonstance aggravante du handicap d’Émile ? Pourquoi n’avais-je pas détrompé mon patron sur le fait que je ne me portais pas partie civile ? Et pourquoi ne prenais-je pas la peine de lui expliquer qu’au contraire je ne souhaitais pas alourdir cette procédure. Dont j’avais déjà jugé pour moi-même qu’elle relevait de la dispute entre deux jeunes gens sans grave conséquence. Et que d’une certaine manière ce qui me motivait le plus à me rendre au tribunal était que je voulais m’assurer que cet éclairage soit celui qui finisse par tomber sur la scène de cette agression. Et que les choses reprennent leur juste place. Je pouvais facilement anticiper que mon patron, dont je sais qu’il est tout à fait conservateur dans ses vues, notamment politiques, ne serait pas du tout d’accord avec cette façon de voir les choses. Et d’agir. Mais était-ce une raison pour ne pas, justement, argumenter ? Peut-être même gagner un peu de terrain sur le conservatisme ? Au moins celui de mon patron ? Ou pensais-je qu’il était inutile d’argumenter dans ce sens ? Que c’était peine perdue ? Et quelles étaient les conséquences de ce mensonge aussi infime soit-il ? Pour commencer, comme pour tout mensonge, il faudrait que j’en garde la comptabilité. Que je me souvienne que ce matin du 7 février 2014, vers 8 heures 15, je n’avais pas contredit mon patron lorsqu’il avait compris que je me portais partie civile. Mais surtout je voyais bien que cela participait d’une propension plus ample de ma part qui consistait à fuir les aspérités des récits. À omettre ce qui ne participait pas d’un éclairage unique. Parce que j’avais le sentiment que les disparités remettaient trop en question les récits, dont je pensais bien pour moi-même qu’ils n’étaient pas indemnes d’un certain fourmillement et d’une grande variété de facettes et d’éclairages. Mais c’était comme si je ne parvenais pas à faire entièrement confiance à mon interlocuteur d’être pareillement à même de faire la part des choses. Aussi je lui épargnais ce qui faisait exception. Ce qui ne participait pas, avec une même force, à la règle. À la direction générale et à la compréhension globale d’une situation. Et combien de fois m’étais-je retrouvé dans des situations où j’avais oublié du tout au tout que j’avais omis, ou tordu, tel détail dans ce but de simplification et d’aplanissement ? Et alors je déclenchais, je m’en rendais bien compte, chez mon interlocuteur qui se souvenait bien que je ne lui avais peut-être pas dit exactement comment les choses s’étaient produites, je déclenchais chez lui des mécanismes inévitables de méfiance et de contradictions. Sans compter qu’il n’était jamais tout à fait exclu que pour contrecarrer les interrogations qui désormais pleuvaient sur moi, toutes trempées dans la méfiance, j’en vinsse à inventer et monter de véritables fictions pour expliquer approximations et simplifications, ouvrant alors des comptes multiples à mes interlocuteurs pour cette fameuse comptabilité du mensonge, dont les taux d’intérêt devenaient très variables, et j’aurais aussi bien fait de capituler, de reconnaître qu’ayant eu peur que l’on ne me croisse pas, j’avais, un peu, un tout petit peu, travesti la vérité, le récit, plutôt que de le défigurer désormais tout à fait. Les choses auxquelles on pense en étant au bureau. Tâchant de se rendre utile autant qu’on le peut. Le nez dans une feuille de calcul fautive. Et dont, justement, on traque l’erreur. Tandis qu’on a l’esprit encombré à l’extrême par la pensée prégnante de l’agression de son fils. Et de la comparution immédiate de son agresseur l’après-midi même.

    Et d’ailleurs une nouvelle fois cet agresseur était au centre de mes pensées. Où était-il ? Où en était-il ? Les quarante-huit premières heures de garde à vue avaient vraisemblablement eu lieu au commissariat de police de Vincennes. En soit cela ne devait pas être un moment très agréable. Une expérience proche de la torture. J’exagère à peine. Le manque de sommeil. Des repas s’il y en avait. Oui. Quand même. Qui ne devaient pas être très roboratifs. Des conversations bâclées avec un avocat commis d’office. Ne vous inquiétez pas. Oui, j’ai parlé à vos parents. Bien sûr ils m’ont dit qu’ils viendraient à l’audience. J’imaginais même que l’avocat prenait les mesures de son client pour lui acheter un costume pour le jour de l’audience. Bref toutes sortes de choses auxquelles on pense. Et pour lesquelles on dispose d’un ample réservoir de références de fictions. Et avec lesquelles on finit par tisser un récit. Qui n’a, en fait, aucune prise avec la réalité. Ainsi le centre médico-légal de l’hôpital de Créteil dispose sans doute d’une salle d’autopsie. Mais ce n’est sans doute pas l’endroit qui sert le plus. Au contraire de la petite salle d’attente. Son téléviseur avec magnétoscope intégré. Qui donne sur les jardins ouvriers sur les bords de la Marne. De même le cabinet du médecin légiste. Cabinet médical qui ne dépareille pas de tous les cabinets médicaux auxquels nous sommes tous habitués. De tels lieux, bien réels, auraient peiné pour devenir un décor crédible de fiction cinématographique. Même d’un très mauvais film policier. En fiction, singulièrement cinématographique, l’intrigue avance avec des bottes de sept lieux. Quand les faits réels, eux, bien souvent se développent à une vitesse qui n’est pas perceptible à l’œil nu. Non, le plus vraisemblable était encore que l’avocat de Youssef soit passé en coup de vent au commissariat de Vincennes. Ait écouté ce que Youssef aurait tenté de dire pour sa défense. Ait lu en diagonale la déposition de Youssef. Et peut-être même celles d’Émile et des éventuels témoins de l’agression. Et lui ait rapidement donné quelques conseils. Que Youssef n’aurait sans doute pas tous compris. Et sans doute pas tous su mettre en œuvre pendant le reste de sa garde à vue. Qu’en un mot il ait fait le strict minimum. Qu’il ait agi avec détachement. L’esprit ailleurs. Peut-être même captif des lacets d’une affaire à la fois plus complexe. Plus intéressante et, peut-être même aussi, plus fructueuse. Et que les deux nuits que Youssef avaient passées au commissariat aient été, pour l’avocat, la première, l’occasion d’une bonne soirée télévision, la chaîne Arte entamait un cycle à propos du cinéaste Otto Preminger, avec ce soir donc, Autopsie d’un meurtre avec James Stewart et la musique de Duke Ellington, c’était le film préféré de tous les avocats et celui de Youssef ne dérogeait pas, et la deuxième, d’un dîner, le mardi soir donc, chez des amis, lui est avocat aussi et elle, organisatrice de séminaires dans le monde des affaires, oui, un mardi on s’excuse mais avec l’emploi du temps de ses messieurs on ne va pas reporter le dîner aux calendres grecques, là aussi le cinéma, surtout lui, nous offre une très vaste palette des tranches de vie que l’on prête aux avocats, notamment une vie sociale riche et intense en même temps que simultanée des affaires complexes, nécessairement complexes, qu’ils ont à traiter et qui peuplent leur esprit jusqu’à un encombrement qui les empêche de profiter pleinement de cette vie sociale enviable seulement en apparence. Décidément on ferait bien de s’interroger de cette prégnance du cinéma de fiction à brosser d’aimables tableaux d’une certaine catégorie sociale, en plus d’un cinéma tout acquis aux œuvres policières. Oui, pendant que je mentais par omission à mon patron et m’interrogeais abondamment sur les conséquences de cette minuscule anicroche faite au réel, il ne faisait pas de doute que Youssef affrontait sa condition d’emprisonné dans une solitude terrifiante. Dans des conditions spartiates de confort. De même il devait se tenir une réflexion apeurée à propos de son avenir proche. De son entrée dans l’âge adulte dont il avait pensé, hâtivement et à tort, que ce serait surtout une libération. Qu’il allait pouvoir passer son permis. Qui sait même, envisageait-il de voter aux prochaines élections. Et même l’année prochaine projetait-il de commencer à chercher du travail. Et toutes sortes de petits mouvements qui tous concourent, souvent trop lentement à leur goût, à l’émancipation des jeunes gens. Entrée dans un monde d’adultes qui s’était soudain lestée de responsabilités écrasantes. Et qui prenaient surtout l’apparence d’ennuis et de tracas hors de proportions. Aucun qui aille dans le sens de davantage de liberté. Au contraire. Bien au contraire. Tout trempait désormais dans le mercure. Encore que ce n’était certainement pas de cette manière que Youssef se représentait les choses. Mais vous vous doutez bien que pour les décrire je fasse appel à toutes sortes de souvenirs personnels au même âge, parmi lesquels il y avait justement celui-ci, celui d’une impression de pesanteur extrême qui figeait chacun de mes pas, rendant ma progression laborieuse et insupportablement lente.

    Au restaurant d’entreprise de la Très Grande Entreprise dont je suis l’employé, j’ai pris une petite entrée de crudités, le couscous du jeudi et une pomme. Non. Deux finalement. Que j’ai remisées tout de suite dans mon sac pour plus tard. J’avais beau accompagner du mieux que je le pouvais, en pensées empathiques, une personne que je n’avais jamais vue de ma vie, je n’en perdais pas l’appétit pour autant. Surtout un jeudi. Jour de couscous. La plupart des tables étaient libres. Sur le créneau de 11h30 il n’y a pas grand monde. J’ai déjeuné seul près de la baie vitrée qui donne sur un jardin irréprochablement entretenu. Mais pas très chaleureux. Sans doute du fait de son absence absolue de désordre. À l’ombre des grandes barres d’immeubles qui abritent les bureaux de la Très Grande Entreprise dont je suis l’employé. Et donc, aussi, le client du restaurant d’entreprise. J’ai pris le temps d’un café. J’avais pensé à prendre un jeton en composant mon plateau-repas. Et, le café bu, je suis descendu au deuxième sous-sol. Où j’ai trouvé ma voiture qui, en démarrant, a libéré, plein pot, des myriades et des myriades de notes de piano affolées. Keith Jarrett au piano. Gary Peacock à la contrebasse. Et Jack DeJohnette à la batterie. La fin de l’album Tales Of Another . Une merveille mais dans laquelle il n’était pas facile de prendre pied, comme cela, au beau milieu du disque et d’un morceau. Sans compter que je crois qu’on s’en moque un peu du disque que j’écoutais dans la voiture en allant au tribunal. Qu’était-il plus important de noter et de révéler ? Que j’avais pris le couscous du jeudi ? Ou que j’écoutais Tales Of Another ce jour-là dans ma voiture ? Et il doit y en avoir comme cela un certain nombre d’indications que je peux donner depuis le début de ce récit dont je ne suis pas certain de la pertinence. Il va y avoir un gros travail de relecture. Je le sens d’ici. J’ai navigué sans aucune difficulté jusqu’au grand immeuble qui accueille en son sein les différentes cours du palais de justice du Val-de-Marne à Créteil. De même j’ai trouvé à me garer en un rien de temps, quasiment dans l’ombre pluvieuse de cette grande tour.

    #qui_ca

  • J – 93 : Nuit de cauchemar, le chat de Laurence, à quatre heures du matin, est venu me vomir dessus, j’ai débord senti une chaleur dégeulasse me couler sur les joues, le long des parois du respirateur, je n’ai pas bien compris ce qu’il se passait et quand je l’ai compris, en retirant mon masque qui me pulse un air qui vient d’un peu plus loin, j’ai été rattrapé par cette odeur putride. Je n’ai eu que le temps de me précipiter aux toilettes pour rendre moi-même. Faut-il que j’aime Laurence pour m’occuper de cette bestiole neurasthénique et que j’ai du respect à revendre pour son père dont c’était la dernière volonté qu’une bonne âme vienne à s’occuper de cette petite chatte tendue comme un arc.

    Je suis parvenu à me rendormir et j’ai même domri un peu au-delà de huit heures ce qui n’est pas fréquent pour moi, non seulement les jeunes gens commencent à me céder leur place assise dans le métropolitain mais en plus je comence à faire comme les vraiment vieux qui se lèvent, quoi qu’il arrive, et sans effort, à 6 heures du matin.

    http://www.desordre.net/bloc/ursula/2014/sons/20140924_jacques_demierre001.mp3

    J’ai passé une belle matinée, écoutant le disque de Jacques Démierre, Jonas Kocher Axel Dörner, buvant et me refaisant du café, travaillant dans le garage, dans un premier temps à ce que j’ai fini par décider, une imbrication en spirale des différentes pages bâties sur le mode d’ Ursula , bénissant le dieu des ivrognes de m’avoir fait conserver un suffixe en .html et non .htm comme presque toutes les autres pages du Désordre pour la page index de telle sorte qu’il a été facile de renommer cette dernière en pele-mele.htm et de faire des rechercher/replacer de tous les liens vers cette page index.html dans les nombreux répertoires et sous répertoires des différentes formes Ursula . Avant de déjeuner j’ai pris le temps de transférer et d’importer deux nouveaux fichiers vidéographiques dans le programme de projection pour Apnées , notamment la fameuse séquence de machine à écrire acquise de haute lutte.

    Je me suis rapidement cuisiné des filets de cabillaud, j’ai fait une sieste trop rapide à mon goût, je me suis refait un dernier café pour la route et puis j’ai pris le chemin de l’exposition à propos du Bauhaus au Musée des Arts Décoratifs, exposition dont je me faisais toute une joie, laquelle a été douchée avec fracas par une exposition entièrement centrée sur les arts décoratifs — d’un autre côté le nom de l’institution aurait pu me mettre sur la voie — et pas du tout, mais alors pas du tout, sur tout ce que le Bauhaus avait pu réunir d’artistes géniaux, Klee, Moholy Nagy, Albers, etc ... cela m’a toujours amusé comment c’est finalement à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs que l’on m’aura enseigné (inculqué) cette forme de dégoût viscéral de tout ce qui est décoratif, y compris, finalement, un comble, le Bauhaus . Par jeu tout de même, en dépit d’une foule abondante, j’ai tenté, et généralement échoué, à retrouver de tête les noms des artistes ayant produit les œuvres qui avaient tant intrigué ou plu à intrigué @reka ( https://seenthis.net/messages/562127 ). En sortant, considérant que dans l’intervalle de trois quarts d’heure qui a duré ma visite (ma vitesse de circulation dans une exposition est une mesure très juste de mon désintérêt en général, à Arles ma fille Madeleine m’a déjà chronométré dans une exposition de l’oncle Raymond de la qualité française, dix secondes, pas plus), la queue n’a pas beaucoup raccourci, je souris à l’idée qu’arrivant sur les lieux j’ai envoyé un petit message à Julien qui avait décliné mon invitation à aller visiter cette exposition ensemble, lui disant qu’en déclinant il s’évitait une queue longue d’une bonne centaine de mètres, me souhaitant bon courage, espérant pour moi que cette queue en vaudrait la chandelle (merci de l’intention, louable mais pas très performative), je lui avais répondu qu’une seule photographie de Moholy Nagy valait de faire la queue pendant une heure s’il le fallait, et, de fait, dans cette exposition il n’y avait guère que ce petit duo de photographies de Moholy Nagy de même que les deux petits collages de Kurt Kranz qui ont trouvé grâce à mes yeux.

    J’ai eu un peu d’étonnement tout de même à regarder la grande carte du rayonnement du Bauhaus dans le monde, relevant ce que je savais à propos de Moholy Nagy à Chicago, souriant à l’idée qu’il avait donc été le professeur de Barbara Crane , cela ne s’invente pas, non, mon étonnement est venu du signalement que le camp d’extermination d’Auschwitz avait été architecturé par un ancien du Bauhaus qui avait apparemment mal fini, un certain Fritz Ertl. J’ai repensé, toutes proportions mal gardées, à ces deux sales cons en première année aux Arts Déco qui étaient des militants du Front National, se destinant donc plus tard, l’un au graphisme des affiches du FN (étant donné le sujet, je ne suis pas certain que les Arts Déco étaient la meilleure filière possible) et l’autre de la bande dessinée de propagande (et là pareil, terrible erreur d’orientation, les Arts Déco étant sans doute le pire endroit qui soit pour en faire tant il y avait du mépris pour cette matière, même par les professeurs d’illustration censés l’enseigner à ceux qui voulaient), je me demande ce qu’ils sont devenus, quittant les Arts Déco après une première année qui avait dû sérieusement les décevoir — je me souviens que l’un d’eux faisait du plat à Daphna ce qui la dégoutait un peu, je la comprends, et ce qu’elle a balayé d’un revers de main en lui expliquant qu’elle était juive, les choses auxquelles on pense en visitant l’exposition décevante du Bauhaus au musée des arts décoratifs.

    A la recherche d’un catalogue plus compréhensif que cette exposition de ce que fut le Bauhaus (je me suis rabattu que le livre de Taschen , apparemment bien meilleur de par ses choix éditoriaux, de sa qualité d’impression, de sa maquette et même de son papier, pour la moitié du prix que celui du catalogue de l’exposition, je dis ça je ne dis rien) je me suis dit qu’ils n’avaient pas été bien malins dans la boutique du musée des arts décoratifs à n’avoir pas songé à une petite édition de rien du tout, en bois, du jeu d’échecs de Josef Hartwig, un vendeur m’indiquant qu’en fait si, mais que cela était parti comme des petits pains à la période de Noël, mais qu’en me connectant au site du fabricant, NAEF, je pourrais sans doute en acheter un, et je me disais tiens voilà une petite idée d’un cadeau pour Nathan, un bel objet, Nathan avec lequel il n’est pas toujours facile d’échanger en terme de beauté des choses, mais voilà, de fait, je me suis connecté sur le site du fabricant qui me propose de me soulager de trois cents euros pour un jeu d’échecs qui est parti comme des petits pains au moment des fêtes, ça va, ce n’est pas la crise pour tout le monde et je me demande combien de ces jeux connaissent un peu de vie aujourd’hui dans leurs salons bourgeois où nul doute ils sont remisés sur une table basse, la case noire droite en bas à droite, ce qui est l’indication irréfragable d’une maison dans laquelle on ne connait même pas les règles du jeu, bref on l’aura compris j’étais d’humeur mitigée quand je suis rentré à la maison.

    Je me suis fait une tasse de thé et je suis descendu dans le garage tenter de travailler un peu à Apnées , et apprivoiser ma nouvelle table MIDI bien plus réduite que l’ancienne, je me suis un peu énervé en écrasant par maladresse, et par deux fois, la nouvelle configuration acquise de haute lutte avec l’ancienne désormais sans objet, mais ça va. J’ai tenté, pour le moment sans succès, d’acquérir les images vidéos produites par mon appareil-photo en direct pour quelque effet de mise en abyme auquel je pense, mais là aussi ce n’est pas encore acquis, dans le foisonnement de tous les câbles que je garde par devers moi, pas un seul de type HDMI qui aurait sans doute permis l’effet désiré, ce n’est que partie remise, ej vais bien en trouver un qui traine dans une armoire du boulot.

    http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/doneda_le_quan_ninh.mp3

    Je suis remonté dans la cuisine me faire une soupe chinoise que j’ai avalée avec d’épouvantables bruits de succions de ses vermicelles tout en écoutant Lê Quan Nihn avec Michel Doneda, j’ai commencé à lire un peu le livre sur le Bauhaus , dont j’ai compris que c’était effectivement le livre qui manquait à ma compréhension historique de cette école, puis je suis monté au Kosmos pour y voir Neruda de Pablo Larrain. Que j’ai adoré à mon plus étonnante surprise vu comment je trainais des pieds pour y aller.

    En allant me coucher, après un peu de lecture à propos de la Guerre du Cameroun, je me suis dit que cela avait été une excellente journée en dépit de son début peu ragoûtant, tout de même se faire vomir dessus dans son sommeil par un chat.

    #qui_ca

  • J – 94 : Julien m’a renvoyé ses corrections dans Raffut . Comme toujours c’est extrêmement précis et très constant. Je ne sais pas combien de fois Julien a noté en marge, en commentaire que juge ne s’écrivait pas Juge ou encore qu’il fallait éviter la double ponctuation, il serait temps en effet que j’apprenne que l’on peut faire suivre un point d’interrogation ou un point d’exclamation d’un bas de casse et de cette sorte on comprend bien que la phrase est encore ouverte, qu’elle n’est pas finie et que j’ai encore des choses à y dire. En dépit de mes efforts dans ce texte pour cheviller solidement mes phrases interminables (j’aurais été marqué au fer rouge il y a trente ans par la lecture d’ Under the vulcano de Malcom Lowry et cette façon vertigineuse de Lowry d’exprimer dans une même phrase les trois ou quatre pensées simultanées du Vice-Consul alors qu’il est sous mescal, et donc de vouloir faire un peu pareil, mais sans les moyens proprement hallucinants de Lowry, peut-être devrais-je essayer le mescal, encore que j’ai peur que cela ne soit plus trop de mon âge, déjà qu’on me laisse une place assise dans le métropolitain, il ferait beau voir que je joue les auteurs sous influence) et faire en sorte d’éviter à tout prix hypallages et propositions insuffisamment relatives ou subordonnées et des phrases substantives par défaut comme s’il en pleuvait, dans lesquelles le sujet à force d’être séparé du verbe finit par le perdre tout à fait, en dépit donc de tels efforts pour me gendarmer un peu, mais néanmoins dans le désir, dans la première partie de donner à lire comment le quotidien, déjà pas simple du narrateur, s’augmente de cette agression de son fils et comment dans la deuxième partie il est submergé par les méandres des enjeux contradictoires de la comparution immédiate de l’agresseur de son fils, j’avais malgré moi, bien malgré moi, laissé quelques passages qui égaraient même un lecteur aguerri comme Julien.

    Et, toute affaires cessantes, profitant d’un open space encore fort désert le matin, seul presque pendant deux heures, je me suis lancé à corps perdu dans les corrections, celles simples, pointées en marge en commentaires, et celles plus épineuses qui ont même nécessité pour certaines d’entre elles que je les imprime et que je reproduise des exercices de grammaires anciens, encerclant le verbe, encadrant le sujet, puis dessinant tous les petits wagons d’un train parfois fort long de marchandises. Et, suivant la suggestion de Julien, je crois qu’il faut que je retravaille la journée de mercredi du récit, celle dans laquelle il ne se passe pas grand chose et qui sert d’articulation entre la première et la dernière partie, lui trouver, comme le suggère habilement Julien une ponctuation propre, très différente des deux parties et de leurs phrases pleines de méandres, donner à cette partie intermédiaire un rythme propre.

    Et je pourrais imprimer et donner ce nouveau récit à lire à mon éditeur, j’aime bien dire mon éditeur .

    Chose amusante, quand j’y pense, en fait, je ne suis pas plus rassuré que je ne l’étais avant de le rencontrer et d’avoir emporté son adhésion avec Une Fuite en Egypte , si cela se trouve, il ne va pas du tout apprécier Raffut . Il ne trouvera pas dans Raffut les qualités qu’il avait trouvées dans Une Fuite en Egypte . C’est même bien pire que cela, j’ai le sentiment que l’on ne peut pas aimer à la fois Une Fuite en Egypte et Raffut .

    #qui_ca

  • http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/videos/052.htm

    http://www.desordre.net/bloc/ursula/2014/sons/20140924_jacques_demierre001.mp3

    J – 95 : C’est rare mais cela peut arriver : la première partie d’un concert est d’un intérêt supérieur à la seconde partie qui elle avait motivé que vous ressortiez de chez vous par un froid mordant. Ainsi je voulais aller écouter Jonas Kocher à l’accordéon accompagné de Joke Lanz aux platines, en grande partie parce que j’avais été estomaqué par le jeu de Jonas Kocher en trio avec Jacques Demierre au piano et Axel Dörner à la trompette, cette fois je n’aurais pas été déçu nécessairement, en tout cas pas par le jeu toujours extraordinaire de Jonas Kocher, mais déçu parce qu’il m’a semblé qu’en une poignée de minutes Joke Lanz avait soit montré les limites de son dispositif, soit les siennes et que d’une certaine manière Jonas Kocher a donc été incapable de tirer ces dix minutes vers l’heure de jeu tout en nous maintenant captif de son jeu. En soi ce n’est pas un mauvais concert, juste une association qui ne fonctionne pas. Pas bien. Et justement rien à voir (et entendre) avec le trio avec Jacques Demierre et Axel Dörner dont je découvre, par bonheur, deux ans et quelques plus tard, qu’il a été enregistré, et très bien enregistré au vu des difficultés insignes que doit représenter un enregistrement d’une musique qui laisse une certaine part à l’à peine audible.

    En revanche, en première partie, Johanny Melloul (graphiste) et Ogrob (boutons) avaient par ailleurs, ce qui n’était pas prévu au programme mais qui a été infiniment heureux, invité Annie Lam, danseuse buto, laquelle est montée sur la scène au fond de laquelle un écran avait été tendu sur lequel un vidéo projecteur, dans un premier temps envoyait une lumière blanche un peu âpre dont on comprenait sans mal que c’était l’image renvoyée par une caméra filmant une grande feuille blanche au banc titre. Après une dizaine de minutes d’un solo de danse en silence, n’était-ce le bruit de la respiration rauque de la danseuse, des petits grattements se sont fait entendre d’abord doucement et dont on a vite compris qu’ils étaient produits par les feutres avec lesquels Johanny Melloul dessinait, épousant le corps de la danseuse, frottement et grattements qui n’ont pas tardé à être amplifiés et triturés par Ogrob aux boutons, danse, images et sons se renvoyant sans cesse les uns aux autres dans une spirale ascendante vertigineuse. Par moments on voyait les avant-bras de Johanny Melloul faire irruption dans l’image se mélangeant à la fois avec le corps de la danseuse et aussi par échange de tatouages, ceux, discrets, du graphiste sur les avant-bras et ceux de la danseuse, sur tout le corps, des épaules aux mollets. Il est assez difficile de décrire en quelques mots les sensations du spectateur devant cette osmose entre les trois artistes, mais il n’y avait pas que le plaisir esthétique de cette affaire qui entrait en jeu, rendant cette œuvre tricéphale admirablement émouvante, fragile et merveilleuse à la fois et condamnant les spectateurs à une certaine forme de mutisme bêtifiant : c’est beau. En tout cas le spectateur que je suis, qui, par ailleurs, n’a, pour ainsi dire, aucune connaissance en matière de Buto qui permettrait d’étayer un peu le propos, au delà du c’est beau. C’est merveilleux.

    Et en dépit du fait que c’était effectivement beau et merveilleux, sans compter, et c’est peut-être là que se tient le magique de ce spectacle : une tension de tous les diables. Avec trois fois rien. Du papier et des feutres, une danseuse nue et une console MIDI et d’autres tableaux pleins à craquer de fiches comme celles des opératrices du 22 à Asnières.

    #qui_ca

  • http://www.desordre.net/musique/guionnet.mp3

    J – 98 : Les deux rêves étranges de cette nuit. Le premier, celui qui me réveille en sursaut au milieu de la nuit, un ancien ami avec lequel je suis très fâché désormais, sans doute de façon irréconciliable, me rend visite et me souffle de cette drogue dont Madeleine m’a parlé récemment, le souffle du dragon , qui annihile temporairement le jugement et permet d’obtenir de celui auquel on souffle cette poudre au nez tout ce que l’on ne pourrait pas obtenir de lui de son plein gré, tel le code de la carte bancaire, son mot de passe ftp, ou je ne sais quelle faveur sexuelle bien entendu, dans le cas présent, mon agresseur veut m’emmener dans le garage pour comprendre comment je travaille en ce moment — depuis quelques temps, deux ou trois ans, plus vraiment moyen de savoir sur quoi je travaille, il y a bien eu le Jour des Innocents et Février qui laissaient penser que je n’avais entièrement abandonné mes efforts, mais lui sentait bien que je devais travailler sur autre chose encore et il veut savoir, il veut tout savoir, il veut connaître les scripts que j’utilise, au fond de moi j’ai envie de lui répondre que tout est plus ou moins en ligne et que la plupart du temps il suffit d’afficher le code pas très compliqué des pages du Désordre , je ne fais rien de tout cela, je ne suis pas maître de moi-même, je réponds au contraire à toutes ses questions, il veut connaître les URL des projets en cours, je voudrais lui répondre d’aller se faire enculer et au contraire j’annone les URL en questions que je vois partir quasiment instantanément sur des réseaux sociaux que je vomis habituellement, c’est une torture extraordinaire, étouffante, tout en mon être refuse de répondre et je réponds, je dis tout, je dévoile tout.

    Lorsque je me réveille, je suis à bout de souffle, pourtant non, mon respirateur est sur son rythme nocturne de 14-6 — je ne connais pas l’unité de mesure et quand bien même je ne saurais pas à quoi cela correspond — et l’air que j’expire s’en va bien par la petite valve. Autour de moi les ombres de mes rayonnages, des tableaux au mur et des ailerons de requin finissent par m’apaiser, mais je peine tout de même à retrouver le sommeil. J’y parviens malgré tout semble-t-il puisque je suis visité par un tout autre rêve.

    Je rends visite à mon ami Jean-Luc Guionnet, qui, dans mon rêve, pas dans la réalité, habite un immense atelier parisien qui donne sur un jardin dans lequel deux très grands arbres ont été transformés en sculptures monumentales par Jean-Luc, ce garçon a tous les talents, les deux arbres, l’un un tilleul, l’autre un grand chêne, ont tous les deux été entièrement repeints dans un couleur verte émeraude, à la fois sombre et saturée, même les feuilles qui forment désormais une canopée permanente. Pendant que Jean-Luc prépare un café me laissant tout à la contemplation des deux sculptures, nous sommes rejoints par une petite foule très bigarrée (et fort jeune, un lendemain de fête) un peu dans le goût de la Factory d’Andy Warhol et pareillement peu vêtue mais très maquillée. Mon regard passe des racines découvertes des deux grands arbres en un rhizome extravagant, à la poitrine, dénudée et peinturlurée à la manière des premiers combines de Robert Rauschenberg, d’une jeune femme qui ne semble même pas s’apercevoir de ma présence fort habillée, quand Jean-Luc me tend une tasse de café, Jean-Luc paraît avoir rajeuni, buvant son café, je comprends que toutes ces personnes ont des apparences fort jeunes parce qu’elles sont toutes des artistes prolifiques et qu’elles ne semblent pas remarquer ma présence parce que je suis vieux, ce qui est le signe que je suis devenu une manière d’artiste stérile.

    Ce rêve serait un peu vexant, n’était-ce la très grande beauté de ces deux grandes sculptures d’arbres.

    #qui_ca

  • J – 99 : Chouette dimanche avec les enfants, nous déjeunons chez Julien et M., j’avais prévenu les enfants qu’on mangeait toujours très bien chez eux que ce soit M. ou Julien qui cuisinaient, nous sommes gâtés M. a fait une merveilleuse soupe de Hash , soupe traditionnelle iranienne, et Julien un somptueux plat de poissons au four souligné de basilic, de fine tranches de cheddar et d’un hachis d’ail et d’olives noires, accompagné de pommes de terre au fous mêlées avec du de fenouil, et des tomates. Nathan et moi donnons une nouvelle vie à l’échiquier de la mère de Julien, qui, de fait, avait un peu pris la poussière, nous faisons deux très belles parties, comme d’habitude si je résiste aux coups de boutoir de Nathan en ouverture, je passe mieux le milieu de partie et obtient parfois de belles combinaisons, mais je remarque que Nathan a gagné en sang-froid et peut laisser sa reine en prise pendant qu’il joue des coups forçant contre mon roi. Ma toute première tarte tatin est un succès, je juge que la pâte est un peu sèche, mais l’alliage sucré entre les poires et le caramel est une réussite.

    En fin d’après-midi nous rendons une visite surprise à mes parents qui reviennent tout juste du Nord où ils ont enterré Mon Oncle Jean — le soir même sur internet je serai surpris de trouver mention de ce décès dans la Voix du Nord — les filles sautent sur ma mère pour un faire une partie de Monopoly avec le jeu de Lille, on est parfois obligés de corriger leur prononciation fautive de certains noms de rue, Wazemmes pas Vazemmes, pendant ce temps-là mon père et moi nous nous relayons pour soutenir les assauts de Nathan sur l’échiquier de mon Grand-Père Oscar, qui lui n’aura jamais vraiment connu la poussière. Le réfrigérateur de mes parents partis en hâte dans le nord est vide aussi ma mère propose d’aller chercher des pizza, ce qui est très bien accueilli par les enfants.

    Nous rentrons le soir, traversons le bois de Boulogne, je laisse Madeleine prendre le pouvoir sur l’autoradio, elle est assez gentille pour se concentrer sur le rap américain dans son répertoire de lecteur de fichier audio compressés, je crois que l’on appelle cela des mp3, que je tolère nettement mieux que leurs contreparties françaises pour lesquelles je manque cruellement de patience.

    Nous sommes tous assez fatigués finalement, douches et son se couche. Je reprends la lecture du Cy Twombly de Roland Barthes — lu une première fois il y a très longtemps, je venais de rentrer aux Arts Déco, je découvrais à la fois Cy Twombly, avec passion, et Roland Barthes dont je venais de lire La chambre claire. Ce soir je suis ébloui par la puissance de cette réflexion. Et je souris à l’idée que cet après-midi j’ai vu ce petit livre sur le bureau de Julien qui doit le lire en ce moment même.

    #qui_ca

  • Comme promis à @intempestive et @reka

    J – 100 : Pour faire une chouette tarte tatin aux poires. Installez sur la platine le disque de Paul Bley (piano) avec John Surman (anches), Gary Peacock (contrebasse) et Toni Oxley (batterie préparée), versez un monticule approximatif de farine, creusez-y un petit puis dans lequel il faut ajouter une quantité approximative de beurre, un peu de seul et un filet d’huile. Mélangez jusqu’à obtenir quelque chose d’à peu près homogène, puis ajoutez un peu d’eau, pétrissez, rajoutez un peu d’eau, pétrissez, répétez l’opération jusqu’à ce que la boule formée transpire, roulez la alors dans la farine, puis la réservez dans un bol au réfrigérateur. Sortez avec votre fils faire le tour du lac des Minimes dans le Bois de Vincennes, prendre une petite centaine de photographies notamment du petit lac gelé, d’abord à contrejour, puis au contraire dans un éclairage très favorable à la fois chaud et rasant de fin de journée. Partagez une boisson chaude avec vos enfants, eux chocolats chauds, vous un thé. Mettez un disque de Bill Evans au Village Vanguard (Scott La Faro à la contrebasse juste avant de mourir dans un accident de moto, Paul Motian, unique rescapé à l’heure actuelle de ce trio, à la batterie), sortez la pâte du réfrigérateur et laissez-la pas très loin de vos prochaines activités près du réchaud, pour qu’elle se réchauffe gentiment. Préparez un caramel dans lequel vous faites fondre un bon morceau de beurre, ce que votre amie Isa appelle un caramel (un peu) cochon, tout est dans le un peu. Beurrez très légèrement les bords du moule à tarte et faites couler le caramel dans le fond du moule, répartissez le uniformément à l’aide d’une maryse, ou, plus difficile et qui demande un peu de sang-froid étant donné la température du caramel, en agitant élégamment le moule dans des mouvements elliptiques et déliés. Pelez les poires entières à l’économe, répartissez les en quartiers, retirez les trognons puis débitez en quatre ou cinq tranches les quartiers et rangez les harmonieusement dans le caramel qui entretemps a figé (nulle crainte dans la chaleur du four, il va refondre). Mettre un autre disque, Axel Dörner (trompette) avec Phil Minton (voix et autres effets produits avec la gorge), farinez votre plan de travail et un rouleau à pâtisserie, et roulez votre pâte avec lenteur. Décollez-la lentement, pliez-la en deux puis en quatre et posez-la sur les poires et dépliez-la, bordez-la en enfonçant bien la pâte contre les bords beurrés du moule, faites un trou au centre qui servira de cheminée d’évacuation, mettez au four à 200 degrés Celsius pendant une quarantaine de minutes, démoulez dans un plat plus grand (foncez chez vos voisins en emprunter un si vous n’aviez pas bien prévu le truc) juste à la sortie du four. Photographiez votre tarte, ratez votre photographie, pas votre tarte.

    http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/sons/bley_surman_peacock_oxley.mp3

    http://www.desordre.net/musique/evans_vanguard.mp3

    http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/sons/axel_dorner.mp3

    Et la promenade au bois de Vincennes avec Nathan : http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/images/winter_leaves/index_masque.htm

    #qui_ca

  • J – 101 : Des fois je tombe sur des murs d’incompréhension. Je ne comprends pas ce que d’autres comprennent. Cela me rendrait presque malheureux.

    Ainsi ce soir projection suivie d’un débat en compagnie du chef opérateur du film Diamond Island de Davy Chou. La présentation du film est pour le moins enthousiaste, on va voir ce que l’on va voir. Et en plus on pourra discuter tout notre saoul avec le très talentueux chef opérateur de toutes sortes de questions d’images, je m’en lèche les babines d’avance.

    Quand apparaît enfin le générique après une heure quarante de plus compact des ennuis de ma part, je suis très tenté de ramasser vite fait mes affaires et de rentrer dare-dare à la maison voir si des fois je ne pourrais pas travailler aux dernières pages de Qui ça ? dans le garage, mais une chose m’en empêche, nous ne sommes pas très nombreux dans la salle à avoir bravé les intempéries, disons plutôt le froid de saison, présenté en ce moment comme une vague sans précédent — enfant j’ai le vague souvenir, ou est-ce mon père qui m’en a parlé, d’un titre de France-Soir : centième jour de gel consécutif , je dis cela je ne dis rien, alors ne dis rien comme diraient mes enfants — je sais que Nicolas se démène pour ce qui est d’organiser de telles rencontres, et il y en a de très chouettes, Antoine Barraud venant présenter le Dos rouge , Luc Dardenne venant présenter la Fille inconnue , Jean-François Deleuze venant nous parler de génétique après The Boys from Brazil , soyons à la hauteur, restons dans les rangs et gardons-nous d’intervenir, la fois dernière avec Close Encounters With Vilmos Zsigmond ça s’est à moitié bien passé, et si cela se trouve, je vais peut-être rétrospectivement comprendre ce que je n’ai pas compris.

    En fait dès le premier plan je n’ai pas compris où était la grande qualité des images, cadrage indigent, lumière sans contraste, couleurs qui bavent, image numérique incapable d’absorber les hautes lumières notamment celle d’un ciel blanc qui bave, je me suis dit que cela ne démarrait pas très bien. Ensuite la scène du départ du taxi brousse et la figure de l’oncle qui disparait derrière la poussière soulevée par la voiture, travelling arrière m’a paru être un immense poncif de cinéma. Par la suite il y a deux sortes de scène, celles de jour qui continuent de présenter cette problématique d’un traitement très inégal de la lumière et celles de nuit et là il faut reconnaître que les images ne sont pas sans qualité, en grande partie aidée par la très faible profondeur de champ et du coup l’irisation des lumières de la ville en arrière-plan, quelques couleurs vives, voire très vives quand on se retrouve en boîte de nuit et là on n’évite pas non plus un grand stéréotype du cinéma depuis quelques temps, toutes sortes d’effets d’images de la fièvre du samedi soir, en revanche une très chouette scène intimiste entre les deux frères avec la bande-son qui les isole en dépit du raffut de la boîte de nuit. Et puis, c’est bien tout ce que j’ai vu dans ce film.

    Il y a apparemment une narration lente, voulue telle, qui de temps en temps entend nous ouvrir les yeux sur tel ou tel élément de la société cambodgienne contemporaine, mais sans grande idée de suite, le débat après la projection tentera de nous dire cela parle de l’amnésie du peuple cambodgien envers la dictature de Pol Pot, franchement y trouver le moindre signe dans ce film c’est avoir une imagination très débridée, ou alors j’ai vraiment raté plusieurs trains de suite. Il y a bien quelques personnages, mais entre eux règne une psychologie plus pauvre encore que celle de la Guerre des étoiles ? et du coup j’en viens à ma demander si des fois ce ne serait pas cela la clef de compréhension, le lien entre Darth Vador et Pol Pot, mais je dois me tromper, c’est quand même drôlement capillotracté.

    Et ce qui est bien embêtant c’est comment là où je pensais que le débat allait me permettre de comprendre ce que j’avais manqué, nous étions vendredi soir, la semaine avait été fatigante, mon attention n’était sans doute pas à son niveau le plus haut, et bien il n’a fait que confirmer que tout dans ce film était en fait à la surface des choses, évanescent, extrêmement suggestif, un peu comme les tentatives assez risibles d’un Olivier Assayas de nous parler des ravages de la mondialisation dans Boarding gate , sans comprendre que son obsession érotique envers un actrice très médiocre, qui doit passer la moitié du film en sous-vêtements ou à courir en nage et les cheveux au vent — Asia Argento, jugez à la fois de la médiocrité de l’actrice et de la subtilité de l’érotisme — n’est pas le biais le plus convaincant qui soit pour un cours d’économie ou de ce qu’il en a compris, de la même manière une certaine obnubilation pour les corps jeunes dans Diamond Island , fait largement obstruction à toute autre considération.

    Encore du cinéma dont la préoccupation majeure est purement décorative, tentant après coup d’embarquer dans son sillage d’effets esthétisants des considérations autrement plus sérieuses, et ne se rendant pas compte que, ce faisant, elle fait de ces sujets infiniment plus périlleux à traiter de simples éléments du décor.

    C’est moins flagrant que dans le Fils de Saul de Lazslo Nemes, ça n’en est pas moins coupable.

    #qui_ca

  • J – 102 : Telle est l’incroyable grandeur de la scène des Instants chavirés . Pendant les trois prochaines semaines la programmation est compacte et sans fissures et cela commence donc ce soir avec le duo de Fred Van Rohe (piano — le Bösendorfer des Instants qui en aura vu de toutes les couleurs quand on y pense) et Roger Turner (batterie non limitative).

    Fred Van Rohe est un très vieux monsieur, il a l’âge de mon père, qui se hisse avec peine mais envie sur la scène via le petit escalier des Instants, mais une fois calé derrière le piano, il est comme un gamin et c’est tout juste s’il attend que son jeune, plus jeune que lui, batteur s’installer derrière ses fûts, Roger Turner est un type de grande taille qui joue sur une toute petite batterie, ses genoux en enserrant la caisse claire ne cessent de butter contre les limites de la grosse caisse, un adulte qui tenterait à tout prix d’enfourcher le vélo de son enfant, donc à peine assis Fred Van Rohe démarre d’abord piano, pour rapidement entrer dans le vif du sujet, une sorte de Cecil Taylor mâtiné de Steve Reich.

    Ma surprise vient surtout du jeu de Roger Turner qui est à la fois arythmique (quand on exclue quelques drives de cymbale dont on peut se demander s’ils ne servent pas surtout, mais pas seulement, à patienter pendant qu’il farfouille dans un arsenal pléthorique d’objets contondants et de cymbales à main et autres petits objets au rapport bruit/taille avantageux) et pas toujours très percussif, Roger Turner promène et fait survoler baguettes, tiges en acier et balais sur un set selon des gestes qui sont dû lui demander quelques journées d’entraînement pour parvenir à pareillement les canaliser, les repères rythmiques sont presque inexistants et on assiste à une inversion des rôles quasiment entre le piano qui sert de boussole et la batterie qui brode.

    Je repense à un très lointain concert de Paul Bley et John Surman, Gary Peacock à la contrebasse et donc Toni Oxley à la batterie, l’installation du set de ce dernier ayant pris trois bons quarts d’heures, cela commençait à siffler un peu dans la salle mais nous avons tous fini par comprendre que cette installation avait tout son sens parce qu’elle ne cessait d’anticiper les ricochets entre cymbales et timbales

    Les deux musiciens ne semblent pas beaucoup échanger, pas même quelques regards et il est étonnant de les entendre se retrouver sans mal pour des fins cut de morceaux au long cours. C’est une musique passionnante qui est fabriquée littéralement sous nos oreilles, entièrement improvisée selon des grammaires acquises depuis longtemps, plus jamais révisées, tenues pour correctes et non fautives depuis des lustres, ce qu’ils jouent-là n’aurait rien à voir s’ils l’avaient joué une heure plus tôt ou une heure plus tard, en cela c’est une matière brute que l’on débite à intervalles données laissant à voir des tranches sans cesse changeantes, comme le sont les sculptures de Ulrich Rückheim.

    Et l’un des grands bonheurs des Instants c’est de pouvoir être le nez sur ce que font les musiciens ou encore d’engager librement la conversation avec eux à la fin du concert, ne serait-ce que pour les remercier de certains de ces voyages invraisemblables dans lesquels ils nous entraînent.

    Fred Van Rohe :
    http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/sons/van_rohe_gratkowski_oxley.mp3

    Roger Turner :
    http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/sons/turner_yoshihide.mp3

    Les deux, ensemble :
    http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/videos/049.htm

    #qui_ca

  • J – 103 : Se réveiller, parcourir encore quelques pages de Merci aux ambitieux de s’occuper du monde à ma place de Georges Picard (je peux aussi bien le finir, si j’en lis un tous les cinq ans ce n’est pas cela qui va abimer mes yeux et aggraver ma presbytie), prendre le petit déjeuner avec Nathan peu disert ce matin, descendre dans le garage armé d’une tasse de café, mug offert par mon ancien collègue Bruno sur lequel est écrit, un jour j’irai vivre en théorie parce qu’en théorie tout se passe bien , un véritable héritage d’ingénieur informatique, travailler à la mise en forme des dernières pages de Qui ça ?, en suer pas mal avec toutes les références dans l’article à propos de Close Encounters With Vilmos Zsigmond , me rendre compte que tant et tant de noms propres ont déserté ma mémoire, comme il m’a été difficile de retrouver le noms de certains photographes, avoir connu un certain contentement de m’être tiré d’affaire en m’aidant avec le livre The Legacy Of Light plutôt qu’avec internet, m’interroger de pourquoi, me refaire un café, préparer le déjeuner, nouilles sautées au curry et au lait de coco, pas spécialement réussies, emmener Adèle à son atelier de céramique et découvrir son petit projet d’un animal imaginaire, déposer Madeleine au cheval, en chemin lui parler de politique, d’historicisation même, repasser chercher Adèle et l’emmener chez l’orthophoniste, continuer de lire Merci aux ambitieux de s’occuper du monde à ma place , désormais détaché de tout enjeu (je n’en ferai pas la chronique, livre insuffisamment résistant je trouve, et comme c’est amusant de lire quelques lignes de Georges Picard être fort critique à propos de Cioran dont il boude le caractère philosophique jugé insuffisant, je suis d’accord avec lui, mais continuer de lire pour les plaisirs littéraires de certaines rédactions, je suis d’accord avec lui, mais à la fois pour Cioran, mais pour Georges Picard lui-même) repasser par la maison, répondre au téléphone à mon père qui m’apprend la mort de son frère aîné, douze ans de plus que lui, je console mon père, étonné d’être accessible moi-même à une certaine tristesse pour un homme que je n’ai pas du croiser plus d’une demi-douzaine de fois, mais je crois que cela a trait à cette fameuse scène que j’ai écrite dans le Déluge de Pâques , mes grands-parents, leurs sept enfants, mes oncles et tantes et mon père donc, la tante, Adèle dans le livre, réfugiés dans la cave pendant les bombardements alliés notamment celui de Pâques 1944 quand les Alliés avaient nuitamment tenté de raser la gare de Lille-Délivrance, à l’époque plus grande gare de tri d’Europe et avaient manqué leur cible de neuf kilomètres, rasant ainsi les villes de Lomme, Loos et Lambersart et un peu le Nord-Ouest de Lille aussi, j’avais prêté à Mon Oncle Jean, que je connaissais si mal, les traits du Grand Paul pestant que les cochons d’Anglais , emmener Nathan chez son psychologue, échanger brièvement avec ce dernier puis aller lire transit de froid dans la voiture, finir Merci aux ambitieux de s’occuper du monde à ma place. Déclencher à distance (Nathan envoie un message à Adèle pendant que je conduis) l’allumage sous le bouillon de cuisson des gnocci . Dîner avec les enfants. Aider Adèle avec son Allemand, Adèle fort fâchée avec le genre neutre, concept qu’elle ne comprend pas du tout, elle tolère que les genres soient inversés, Der Mund , la lune, die Sonne , le soleil, mais alors das Stern c’est quoi ce délire ? Faire une partie ou deux d’échecs avec Nathan, en gagne une (un Gambit de la dame pépère, j’attaque la case h7 avec sacrifice), en perdre une (démoli que je suis dans l’ouverture espagnole que je ne sais plus du tout jouer avec les Noirs, Nathan le sait et me l’impose presque systématiquement quand il a les Blancs), descendre dans le garage, traiter quelques images, bailler et monter lire un peu, replonger dans la Guerre du Cameroun . Rechercher aussi sur la tablette ce passage du Déluge de Pâques que je dédie donc à mon Oncle Jean que j’ai si peu connu.

    Tout tremble, cela ne durera que deux fois une demi-heure. Mais ce sont deux demi-heures d’éternité. Souvent le sentiment de rejoindre ceux déjà avalés par l’éternel. L’aîné jure contre les cochons d’Anglais et les sœurs plus pieuses prient pour éloigner le vol de ces forteresses volantes. Mais pas sûr que Dieu lui-même puisse entendre la complainte de ses fidèles au travers de ces grappes d’explosions, par dizaines, par centaines vraiment, qui secouent la terre et défont la belle ouvrage des débuts. La création de Dieu est détraquée, peut-être au-delà du réparable. De la poussière tombe de la voute en brique, du plafond de la cave. Après la première demi-heure, quand les bombes se sont tues, La mère en profite pour se lever et vérifier que le petit dort encore. Attente dans l’anxiété de la sirène qui dit que l’orage est passé. Mais la sirène ne délivre pas encore cette fois. C’est la colère du ciel et des avions obèses qui revient et c’est une nouvelle demi-heure de secousses, d’explosions, d’éclairs tamisés, de ciment poudreux qui tombe sur les longs cheveux des filles. Pleurs. Reniflements, les filles essaient de renifler doucement, d’étouffer leurs éternuements de poussière, pour ne pas faire de bruit dans le tintamarre.

    – Ils n’ont pas bientôt fini ces cochons d’Anglais, explose l’aîné.
    – Paul, répond le Père, qui, de ce seul nom, ordonne le silence de son fils.

    Extrait du Déluge de Pâques

    #qui_ca

  • J – 104 : Il se passe quelque chose. Quelque chose de très neuf pour moi. On me prend au sérieux. Avant, et cela me peinait quand même, on ne me prenait jamais au sérieux, à quelques exceptions près ? le numéro 109 de Manière de voir et Formes d’une guerre . Mes deux horizons professionnels insurpassés. Pour le moment.

    Et cela change beaucoup de choses. Il semble même, de façon objective, scientifique presque, que cela produit ces deux effets étranges sur ma santé, je respire mieux (les tests effectués par ma pneumologue sont à ce sujet fort concluants) et je perds du poids (ou est-ce ma balance qui trouve épuisant de mesurer ma masse et finit par afficher des chiffres qui manquent de précision pour côtoyer de près les limites de ses capacités si je me fie aux indications sur son envers.

    L’été dernier mon éditeur, j’aime bien dire mon éditeur , m’a accueilli dans sa maison et quand nous avons travaillé de concert sur Une Fuite en Égypte , je n’ai pas cessé d’être surpris que je n’avais pas besoin de me battre pour faire entendre mon point de vue, rétrospectivement, il m’a laissé faire un peu comme je voulais par exemple pour des choix aussi importants que le choix de l’image pour la couverture et du coup l’extrait que j’ai choisi pour mettre en regard de ce choix d’image un peu décalé tout de même, pour la photographie de moi, il s’est rangé derrière mon choix d’une photographie sur laquelle j’ai les yeux fermés, bref tout ceci était un peu nouveau pour moi, il faut bien le dire.

    Cet après-midi, j’avais rendez-vous dans un café à Paris avec mon producteur, j’aime bien dire mon producteur , qui est en train de boucler un dossier de demande de subventions en s’appuyant sur mon script pour la Petite fille qui sautait sur les genoux de Céline que je trouve pourtant bien fragile.

    Et je rencontre donc un jeune homme à l’œil vif et doux qui me fait signer un contrat en bonne et due forme dans la plus insolente des confiances, du coup je me demande si je suis vraiment obligé de faire comme je le fais de pérorer à propos du livre que je suis en train de lire, et que j’étais effectivement en train de lire en l’attendant, Merci aux ambitieux de s’occuper du monde à ma place de Georges Picard, de lui expliquer par exemple que ce livre est pour moi comme tous les autres livres que j’ai lus du même auteurs, une fois tous les lustres finalement, un livre avec un très bon titre dont le début est assez enlevé avant que l’on ne comprenne avec retard que c’est écrit par un esprit aigri, revenu de tout et qui jouit surtout de la bienveillance d’un éditeur (et quel !) pour écouler par écrit sa râlerie de vieux con qui pense encore que son point de vue peut avoir la moindre incidence et même trouver quelque audience auprès des plus jeunes, ou encore de lui parler avec une telle assurance — finalement est-ce une si bonne idée de contribuer à une telle aisance de ma part, j’en suis reconnaissant pour ce qui est des répercussions heureuses sur ma santé, mais je ferais bien de me gendarmer que de telles conséquences fastes ne soient pas au prix de telles péroraisons — j’aime bien le verbe pérorer et j’aime beaucoup le mot péroraison — surtout auprès de jeune gens qui ont sans doute des choses beaucoup plus intéressantes et constructives à faire que de soigner un vieil obèse pneumo insuffisant de mon poil.

    Il serait presque à espérer que d’ici un mois ou deux quelques critiques littéraires me tombent assez radicalement sur le râble et étrillent Une Fuite en Egypte , qu’Éric Chevillard me démollisse (et m’en fasse voir de toutes les couleurs) comme lui seul sait démollir du haut de sa chronique désopilante du Monde, que je finisse par rentrer sous terre et que j’y reprenne une place que je n’aurais jamais dû quitter, et qui étais-je pour pareillement pousser du col ?

    Oui, finalement, je ne peux pas donner tort à ceux qui jusqu’alors étaient dans le vrai et ne me prenaient pas au sérieux, dussé-je en souffrir.

    #qui_ca

  • J – 105 : Ciné-club au Kosmos , cycle Cinéma-parano , ce soir Ces garçons qui venaient du Brésil ( The Boys from Brazil ) de Franklin J. Schaffner, avec comme intervenant, non pas une personne pour nous parler du film en cinéphile, mais un spécialiste du génome humain, généticien, Jean-François Deleuze, qui vient nous parler au contraire de l’angle scientifique de ce très étrange récit de science-fiction nazie.

    Il n’y a pas grand-chose à retenir de cet épouvantable nanar d’un autre âge, dont l’admirable distribution pouvait laisser espérer bien mieux, Gregory Peck, en vieil homme refusant les insultes de l’âge, dans le rôle de Josef Mengele, Laurence Oliver, un peu décati, qui joue le rôle d’un Simon Wiesenthal fictif, James Mason en ancien officier de la SS et Bruno Ganz, tout jeune, en généticien bienveillant qui intervient trop tard dans le film pour le racheter complètement, et dont l’intervention ressemble un peu à celle décalée de Henri Laborit dans Mon Oncle d’Amérique d’Alain Resnais. Le film enfile les perles de fantasmes à propos du Nazisme, allant jusqu’à donner crédit et corps à la démarche pourtant antiscientifique de Mengele à Auschwitz, imaginant qu’il y aurait posé les jalons de découvertes fracassantes de génétique au point de pouvoir, accrochez-vous bien, dans les années septante, au Paraguay, cloner, en une centaine d’exemplaire, Hitler lui-même, on n’ose imaginer à partir de quel fragment de l’oncle Adolf. Un vrai nanar de cinéphile. Et j’ai eu un petit accès de rire quand au générique est apparue la mention que toute ressemblance avec des personnes ou des faits avérés était fortuite. Sans déconner.

    Et franchement lorsque la lumière est revenue dans la salle j’en étais à me demander quelle mouche avait encore piqué Nicolas d’inviter un généticien de renom pour nous parler d’un tel navet. Et je le trouvais bien brave d’oser poser la question de savoir quel était, dans cet épouvantable navet à la si brillante distribution, sans parler de scènes de tournage dans quatre ou cinq pays différents, donc pas le film à petit budget, non un vrai grand ratage dans les grandes largeurs, quelle était donc, dans ce naufrage, la part de véracité scientifique ?

    J’ai bien cru que je n’étais pas complètement sobre quand notre généticien de renommée mondiale a répondu sérieusement que la partie scientifique du film était quasi irréprochable, parfaitement documentée, et complètement en phase avec les connaissances de l’époque et que certainement le film avait bénéficié d’un conseil scientifique très compétent et que les extraits de films qui étaient projetés par le personnage de chercheur en génétique interprété par Bruno Ganz dans ses explications à Herr Liberman (Laurence Oliver) étaient probablement d’authentiques films de laboratoire qui étaient par ailleurs parfaitement commentés. Notre généticien avançait cependant qu’il s’expliquait mal comment le personnage de Mengele dont il disait tout ignorer (apparemment en terminale il devait avoir de meilleures notes en sciences qu’en histoire) pouvait passer de méthodes qui consistaient par exemple en l’injection de solution de bleu de méthylène dans les yeux d’enfants juifs aux yeux marrons (fait historiquement avéré et qui laisse bien voir quel genre de scientifique sérieux était Mengele) aux expériences de clonage trente ans plus tard avec notamment cette préoccupation de recréer un contexte, un environnement, comparable à celui de la véritable biographie d’Adolf Hitler, choyé par une mère jeune et aimante, sans doute de trop, et ayant eu à souffrir le décès du père plus âge, quand il avait treize ans.

    S’en suivent des explications extrêmement désordonnées mais passionnantes (ça doit être à la fois génial et fatigant d’être l’étudiant de ce généticien à la pensée tellement profuse et qui part dans toutes sortes de directions simultanées, toutes productives mais pas toutes reliées entre elles) à propos de séquençage, de miniaturisation (j’aime beaucoup l’idée de fabrication d’organes humains à l’échelle de rats de laboratoire pour pouvoir tester différents traitements, en revanche je vis en cauchemar l’idée d’un cerveau humain miniature qui serait prisonnier d’un corps de rongeur, apparemment il y a encore quelques comités d’éthique qui trouvent à redire à ce genre de possibilités, mais pour combien de temps encore ?) de médecine prédictive, et même, même de stockage de données dans des échantillons d’ADN dans lesquels les ressources en matière de stockage paraissent presque infinies, apparemment ce seraient des milliers de films que l’on pourrait stocker (je n’ai pas bien compris comment, mais j’aime bien l’idée et je ne suis pas le seul dans la salle puisque Nicolas demande s’il serait techniquement possible de projeter le film qui serait obtenu par le séquençage de son ADN).

    On se quitte dans un froid mordant et pénétrant, je fais remarquer à Nicolas que parfois les rencontres de ciné-club avec un intervenant non cinéphile sont fort riches. Amical clin d’œil à ma déception s’agissant de Close Encounters With Vilmos Zsigmond . Ou encore que la qualité du film ne laisse rien présager de la qualité des débats d’après projection. Par exemple qu’on peut donc atteindre au sublime en terme de débat avec Ces garçons qui venaient du Brésil , vrai navet et avoir un débat désespérant après Otto e Mezzo (absolu chef d’œuvre), mais confiez les débats au désespérant Pacôme Thiellement et vous serez rentré tôt.

    #qui_ca

  • J-107 : Je ne sais pas si la sortie, cet été, de Marcher droit, tourner en rond d’Emmanuel Venet a fait beaucoup de bruit, si elle a même été remarquée, je fais une confiance sans restriction à l’incompétence crasse de la critique pour s’être aimantée à des ouvrages très secondaires avec lesquels les grandes maisons d’édition ont voulu les aveugler dans l’espoir, sans doute, de vendre du papier et de l’encre, je leur fais cette confiance donc, pour n’avoir pas remarqué l’étrangeté de ce livre, Marcher droit, tourner en rond , sa beauté et surtout l’entrée fracassante d’un narrateur autiste (Asperger) dans la littérature vieillesse comme on dit dans la littérature jeunesse, dans laquelle l’autisme est nettement moins tabou que dans le champ de la littérature vieillesse (voir Le bizarre incident du chien pendant la nuit de Mark Haddon et la Preuve par sept de Georges Bayard, corpus auquel je ne désespère pas un jour de pouvoir y ajouter la Débroussailleuse ).

    Emmanuel Venet reprend le principe du monologue intérieur qui avait donné ce récit admirable de Rien , ou quelles sont toutes les pensées confuses qui traversent l’esprit d’une personne à laquelle on demande à quoi tu penses ? et qui répond la seule chose que l’on puisse répondre à une telle question : à rien. Et c’est un rien extrêmement profus et épais auquel nous sommes invités, livre qui avait la beauté de nous faire toucher du doigt l’admirable richesse de nos pensées quand on ne pense à rien. Ici le narrateur ne répond pas à une question, il assiste aux funérailles de sa grand-mère quasi centenaire, et il est révolté d’y entendre un éloge funèbre sans aucun rapport avec la véritable personnalité de la disparue qui était d’une admirable bassesse. C’est d’autant plus choquant à ses oreilles qu’atteint du syndrome d’Asperger, il entretient un rapport passionné avec la vérité et est entièrement imperméable à toutes les compromissions par lesquelles les neurotypiques de notre espèce parviennent à arrondir les angles d’une vie commune rendue tellement difficile par la mise en avant de nos intérêts divergents.

    La société, nous, ses semblables en prenons pour notre grade, à la fois pour nos compromissions dans les grandes largeurs et nos minuscules bassesses lesquelles s’amalgamant les unes aux autres finissent par créer de grands désordres :

    « on nous serine à plus grande échelle qu’il nous faut à la fois abattre les dictatures et vendre aux tyrans des armes pour équilibrer notre balance commerciale ; produire plus de voitures et diminuer les émissions de gaz d’échappement ; supprimer les fonctionnaire et améliorer le service public ; restreindre la pêche et manger plus de poisson, préserver les ressources en eau douce et saloper les aquifères au gaz de schiste »

    . comme on le constate Emmanuel Venet est très habile à se servir de l’autisme d’Asperger de son narrateur pour révéler, comme Voltaire le fait dans Micromegas , naïf auquel il faut expliquer les raisons de la guerre, l’explication n’étant pas vraiment destinée à un géant imaginaire mais bien au lecteur, à quel point nos logiques sont à la fois viciées et aveugles, et, finalement, mensongères, ce qui est ce qui heurte le plus la susceptibilité du narrateur.

    Il est par ailleurs admirable de voir qu’Emmanuel Venet évite avec bonheur l’écueil des bons sentiments et se garde bien de faire de son Micromegas autiste un saint ou, plus exactement, une manière d’omniscient ou encore de creuset de la vérité. La vérité n’existe pas, Emmanuel Venet en a pleinement conscience qui donne à voir aussi comment les rouages autistiques du narrateur produisent également des logiques avariées, fou amoureux de Sophie Sylvestre, camarade de classe au lycée et qu’il n’a pas revue depuis, mère d’un enfant atteint de mucoviscidose, il ne comprend pas comment cette ancienne camarade prend ombrage de son conseil pourtant bienveillant de recourir pour cet enfant à l’euthanasie, pour le narrateur autiste Asperger de Marcher droit, tourner en rond , toute situation, quelle qu’elle soit, peut se résoudre comme une énigme de scrabble , jeu qui le passionne et qui lui sert autant de boussole dans le monde que son autre intérêt aigu pour les catastrophes aérienne, mais seulement celles sur les lignes commerciales.

    Cet étonnant voyage au pays mal connu de l’autisme de haut niveau est par ailleurs écrit dans une langue parfaitement congruente, celle parfois ampoulée et pédante avec quelques incursions dans la plus frappante des franchises, l’autisme d’Asperger fait donc une entrée réussie dans le monde de la fiction littéraire avec une telle aisance que l’on finit par se demander si la littérature n’était pas faite pour de telles narrations, de tels narrateurs, ou encore que cette dernière s’était déjà montrée une forme fort accueillante d’autre narrateurs autistes, le narrateur du Bavard de Louis-René des Forêts ou encore les différents narrateurs de Thomas Bernhard, notamment celui du Naufragé qui voit dans son camarade Glen Gould un véritable exemple à suivre.

    #qui_ca

    • @reka Non, pas ce matin, ce week end. En fait les chroniques de Qui ça ? sont écrites au fil de l’eau, ensuite, et c’est ce qui prend le plus de temps, je les mets en forme et en ligne dans un endroit tenu secret pour le moment, selon un protocole très contraignant, et seulement quand j’en ai des petits paquets de trois ou quatre, je les copie colle dans seenthis pour les camarades.

      Dans un peu plus d’un mois maintenant, tu prendras conscience de la taille du truc et tu seras épaté, enfin je crois, j’espère. Ou pas du tout. Tu seras, et d’autres avec toi, terriblement déçu. Voir sentiment d’imposture évoqué avec @aude_v ( https://seenthis.net/messages/563253 )

    • Il y a au moins eu des critiques élogieuses dans le monde (par Chevillard) et mediapart, j’en ai vu sur quelques blogs. Ma libraire était aussi dithyrambique, mais son influence est sûrement plus limitée.
      Le gars sait écrire et le début du livre est assez drôle, mais ensuite ça vire à l’acharnement contre les femmes, ce qui rend la lecture pour le moins pénible.

      En fait, les travers de la société, c’est surtout ceux des femmes de sa famille, qui sont coupables de toutes les hypocrisies et mensonges, et qui mènent les hommes à la baguette, quand elles ne causent pas leur mort à petit feu. Il y en a bien une qui se fait battre par son compagnon, mais sa parole est mise en doute, c’est sûrement là aussi un coup tordu. Sa mère, qui est une des rares à le laisser tranquille, est elle coupable de s’en désintéresser complètement pour faire carrière. Et je ne parle pas de la façon dont leur apparence physique est décrite, car évidemment en plus elles sont laides. Il n’y a qu’auprès des hommes qu’il trouve du réconfort. Je conçois que je n’ai peut-être rien compris au livre et à l’autisme, mais ses qualités n’ont pas compensé le dégoût qu’il m’a inspiré.

    • @lyco Tout ce que tu dis là est absolument vrai. Mais aussi parfaitement raccord avec ce narrateur, et je pense que c’est une des grandes forces de ce livre que d’attendre de son lecteur qu’il comprenne que ce narrateur Asperger est à la fois capable de tendre un miroir à la société et ses compromissions et d’être dans le même temps dans un manque patent d’intelligence sociale au point donc de recommander l’euthanasie de ce pauvre garçon atteint de mucoviscidose à sa mère dont il est follement épris. Il y a là un équilibre assez parfait entre la carricature et, au contraire, la fulgurance.

      Par ailleurs les personnages masculins prennent assez cher aussi, mon père est gentil mais il ne me comprend pas du tout (limite il serait trop bête pour ça, voire limité), mes deux grands parents scientifiques étaient des gens merveilleux, ma grand-mère Viollette était une femme merveilleuse d’intelligence et de douceur, mon grandpère était un pochtron lâche, mes cousines se sont mariées avec des hommes de peu de valeur.

      Et quant à sa mère, il semble parfaitement comprendre et excuser qu’elle soit partie et qu’elle soit, ce qu’il respecte, une chercheuse scientifique reconnue.

      En fait en y réfléchissant c’ets plus trouble qu’il n’y parait.

    • Bon, comme j’ai jeté le livre je ne pourrai pas aller me refaire une idée... Comment comprends-tu alors cette épigraphe (je crois que c’est comme ça qu’on dit) de Freud faisant état de sa perplexité devant ce que veulent les femmes ?

    • @lyco Je me suis un peu posé la question, mais certainement pas avec l’acuité avec laquelle tu la poses et pas dans le même éclairage.

      Emmanuel Venet, de ce que j’en sais est psychiatre, donc on peut penser que Freud est son livre de chevet. Cette référence intervient, de mémoire, au milieu du livre quand une des tantes, pas la plus brillante, explique à son neveu Asperger que Freud n’a rien compris aux femmes, que ce qu’elles veulent tient en trois mots : « manger sans grossir ». A la fois la citation et cette grosse bêtise de la part d’une des tantes ne sont sans doute pas à prendre au premier degré, ce que fait précisément, du fait de son autisme d’Asperger, le narrateur.

      Donc peut-être est-ce une manière un peu capillotractée de la part d’Emmanuel Venet de prévenir ses lecteurs que le second degré sera de toutes les lignes de ce qui suit.

      Je dois dire cependant que tes remarques me font vaciller. Et je réalise in fine que peut-être mon enthousiasme à l’entrée d’un authentique Asperger dans le champ de la fiction littéraire m’a aveuglé au point que je n’ai pas remarqué que le reste du livre était problématique. Et que tout ceci ne peut sans doute pas être expliqué à la seule lumière de l’autisme très particulier du narrateur.

      Tu me pousses à une relecture très rapide dis-donc !

    • Oui, désolé de cette question au débotté, je voulais profiter de tes souvenirs de lecture sûrement plus récents que les miens. J’avais vu cette phrase comme une confirmation de mes impressions mais je ne me suis pas vraiment intéressé à l’autisme du narrateur ni n’ai soupçonné que le décalage qu’il induit entre sa vison des choses et ce qu’elles sont effectivement puisse faire l’objet d’une lecture à part entière, le considérant assez vite comme un simple masque derrière lequel se cache l’auteur. Quand tu dis que le narrateur prend cette remarque au premier degré alors qu’elle était vraisemblablement une blague, tu as certainement raison. Mais il me semble que l’auteur ne nous donne pas à voir cette sélection partiale faite par le narrateur, car il ne nous donne aucun autre élément. Il me semble que jamais il ne nous laisse supposer que le narrateur se trompe de voie ou qu’il ne marche pas si droit.

    • Si j’ai bien compris tu n’as pas pu ire le livre jusqu’au bout, heurtée que tu étais par la vision pas très progressiste des femmes du narrateur ? Et du coup je pense qu’effectivement, à moins de connaître un peu le syndrome d’Asperger, tu peux passer à côté de ce qui vient nettement plus tard dans le récit, le dévoilement par déclarations fracassantes (typiquement Asperger) de certaines énormités qui fait alors comprendre que la position de l’auteur par rapport à son narrateur est vraiment une position d’emprunt (ce qui est flagrant dans le conseil de recours à l’euthanasie qui est épouvantable et à la fois logiquement rigoureux).

      En revanche, je viens d’en relire quelques pages, certes certaines énormités s’expliquent par le syndrome Asperger du narrateur (et je maintiens que c’est de ce fait une narration passionnante et très juste, de ce seul point de vue), en revanche je pense que tu vois plutôt juste dans le fait qu’un fond de sexisme existe bel et bien chez l’auteur et que la caricature ne s’explique pas entièrement pas l’autisme du narrateur.

      Même si le narrateur s’en prend pas mal aussi à ses personnages masculins, il est manifeste que ce n’est pas avec la même acidité. Et sur ce point, tu as entièrement raison, et pour ma part, comme je le disais dans le commentaire précédent, j’ai été aveuglé par l’arrivée d’un narrateur autiste dans une œuvre littéraire, arrivée disons officielle, parce qu’une fois encore, je continue de penser que certains narrateurs fameux (et les auteurs, pas moins fameux qui se cachent derrière eux) présentaient déjà de très beaux mélanges d’acuité et de sévérité excessive envers leurs semblables...

    • @lyco Du coup, si tu l’as lu en entier, je ne comprends pas très bien ce qui t’a échappé de compréhension quant à la nature autistique d’Asperger du narrateur : quand il se fait rembarrer par Sophie Sylvestre dont il est amoureux depuis une trentaine d’années et qu’il n’a pas revue et qu’il lui suggère par mail de recourir à l’euthanasie de son fils atteint de mucoviscidose, on doit normalement comprendre (ou est-ce moi qui suis trop impliqué dans le bazar de l’autisme pour ne pas me rendre compte que ce ne sont pas des clefs aussi flagrantes que je veux bien le croire ?, et je dois dire que la lecture de ce passage a été l’occasion d’un éclat de rire pas très discret de ma part) que le narrateur a des logiques pour le moins autonomes.

    • Son autisme ne m’a pas échappé mais... à la fin, pour moi, il est surtout un prétexte pour sortir des énormités qui ne m’ont vite plus fait rire. Il m’a manqué quelque chose dans l’écriture qui m’aurait fait sentir qu’ici les codes sont chamboulés et qu’on peut y dire ces énormités. Là elles m’ont juste accablé. Elles n’ont pas suffi à créer la distance avec laquelle visiblement tu as réussi à lire le livre. Mais c’est peut-être que je manque un peu de subtilité et, comme tu le dis, que je ne suis pas du tout familier de cette logique particulière de l’Asperger.

  • J – 108 : Je crois que je peux dire que j’aime le cinéma, pour mon plus grand malheur, en revanche, je crois que je déteste profondément ses professionnels, une engeance à la fois immodeste et inculte et tellement, mais alors tellement contente de soi, cela doit être douloureux de s’aimer à ce point.

    Vendredi soir au Kosmos , projection et rencontre débat, autour du film Close Encounters with Vilmos Zsigmond de Pierre Filmon en présence du réalisateur et du distributeur.

    Vilmos Zsigmond est un des grands chefs opérateurs de l’histoire du cinéma, autrement appelés directeurs de la photographie ou même cinématographes, donc personne responsable de l’image, à la fois l’éclairage, souvent le cadrage, mais aussi la façon d’exposer le film et de le développer du temps de l’argentique, et Vilmos Zsigmond est un chef opérateur du temps de l’argentique. En fait vous n’imaginez pas le très grand nombre de films que vous avez vus pour lesquels il a été le directeur de la photographie : John McCabe de Robert Altman, Delivrance de John Boorman, The Long Goodbye de Robert Altman, The Rose de Mark Rydell, Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino avec lequel il fera également la Porte du paradis , Rencontre du troisième type de Steven Spielberg Blow out de Brian de Palma, bref, beaucoup de films très connus, parmi lesquels quelques chefs d’œuvre comme Voyage au bout de l’enfer , The Long Goodbye et Delivrance et des navets hollywoodiens, Spielberg etc…, de la grosse artillerie hollywoodienne dans l’ensemble, pas un amateur, pas un manchot.

    Close Encounters with Vilmos Zsigmond de Pierre Filmon s’ouvre sur un plan assez génial dans lequel on voit une discussion entre Vilmos Zsigmond et le chef opérateur de Close Encounters with Vilmos Zsigmond , échange entre les deux chefs opérateur dans lequel Vilmos Zsigmond prend un peu la main, met son grain de sel et donne son avis sur tous les paramètres de l’image que l’on voit se construire, image qui n’est pas non plus très complexe, mais justement cela permet de bien voir que chaque petit choix de lumière ou de cadrage ou encore de position de la caméra sont absolument déterminants sur le résultat final et la perception que nous, spectateurs, avons. On se dit cela part très bien, on va se régaler, on va parler image et on va voir ce que l’on va voir, on pourrait même imaginer un peu de déconstruction à l’œuvre.

    Sauf que.

    Sauf que les gens de cinéma ils aiment surtout parler d’eux-mêmes. Oh bien sûr, ils ne seraient pas assez crasses pour nous bourrer les côtes en s’exclamant et tel plan ou tel autre, vous avez vu comme c’est génial, non c’est bien plus subtil que cela et c’est nettement plus orchestré que cela. En fait les Anglais ont une expression pour caractériser cette façon de faire, cela s’appelle scratch my back and I’ll scratch yours (gratte-moi le dos, je gratterai le tien). Donc plutôt que d’auto-promouvoir son génie, ce qui serait tellement vulgaire, pensez, on demande à des amis de le faire pour vous, et puis quand ce sera le tour de ces amis de se faire gratter le dos, vous vous y emploierez d’importance. Et du coup c’est très décevant de voir défiler tous ces grands hommes du cinéma, les réalisateurs, Boorman, donc, mais aussi Rydell ou Schatzberg, pour vous dire comment il est fortiche le Vilmos, et puis gentil vous n’avez pas idée, modeste même, et comme si cela ne suffisait pas, vous réunissez quelques grands noms de la direction de la photographie autour d’une table avec des bières ou du thé, des enfants terribles du cinéma très vieillis désormais, mais toujours avec des blousons en cuir et des casquettes de baseball, et alors là c’est le royaume des anecdotes et tu te souviens le jour où Steevie — bien sûr, c’est au spectateur de comprendre qu’en fait Steevie c’est Spielberg et Bob, Robert Altman, au moins ce ne sent pas trop fort l’entregent, et c’est même assez curieux que Pierre Filmon nous ait expliqué après le film qu’en fait ils se respectent tous tellement qu’en fait ils se tutoient tous, ce qui est une assez belle prouesse dans une langue, l’anglais, dans laquelle le tutoiement n’existe pas — et là vous comblez avec je ne sais quelle histoire que votre cousin vous a racontée lors du dernier mariage ans votre famille et c’est pratiquement le même effet. Sans compter que des fois, malgré toute cette bonne éducation, ces professionnels du cinéma se contiennent mal et finissent par raconter telle anecdote où ils avaient vu passer une ombre sur le visage de Michelle Pfeiffer et qu’ils étaient les seuls à l’avoir vue et qu’il a fallu retourner la scène, et alors tu te souviens, Vilmos il a fait un truc extraordinaire, suspense, il m’a remercié, à côté de quoi, effleurer la cuisse de Jupiter, c’est rien bien sûr. Et tout un chacun autour de la table fait semblant de se souvenir en riant un bon coup, ah ce Vilmos quand même ! Et nul pour douter qu’à force d’anecdotes, ce qui est dit, eh bien, cela devient très anecdotique.

    Mais notre Vilmos quand même. Et puis modeste vous n’avez pas idée.

    D’ailleurs Vilmos, pour vous dire sa modestie, il vous reçoit dans sa piscine et vous pouvez tremper avec lui, laquelle donne sur un des nombreux lacets enchanteurs de Big Sur — ce qui avec Londres doit être l’endroit au monde où l’immobilier est le plus recherché et donc le plus cher —, c’est pour vous dire la simplicité du gars.

    Si vous regardez Close Encounters with Vilmos Zsigmond de Pierre Filmon en ayant malencontreusement débranché votre esprit critique, vous aurez le sentiment que le petit Vilmos qui nous vient de Hongrie, modeste comme tout, et bien il a tout inventé en photographie, comme par exemple le coup du pré-voilage pour les scènes nocturnes de John McCabe , histoire présentée comme du génie absolu, en fait une technique qui remonte au Zone System d’Anseln Adams (je viens de regarder sur internet, c’est quand même bien pratique internet, le Zone System d’Anseln Adams date de 1941, Vilmos Zsigmond avait onze ans). Ou encore, que sans lui les ingénieurs de chez Kodak auraient été fort démunis pour ce qui est d’innover avec des nouvelles émulsions et de nouvelles chimies de développement — au point sans doute qu’il faudrait créditer Vilmos Zsigmond de l’invention du Kodakrome . Quant à l’éventuelle contribution des photographes dans ce champ du traitement de la lumière, elle passe avec perte et profit — à part une courte citation de deux noms de la photographie façon la culture c’est comme la confiture, Diane Arbus et Henri Cartier Bresson dont on ne pourra pas dire ni pour l’un ni pour l’autre que le traitement de la lumière fut l’occasion d’une très grande réflexion, chez Diane Arbus le génie était ailleurs quant à Cartier Bresson, vous savez bien ce que j’en pense —, c’est comme si les photographes comme William Eggelson, Richard Misrach, Joel Meyerovitz, Barbara Crane, Lucas Samaras, Richard Avedon, Cindy Sherman, Barbara Kasten, Sally Mann, Louise Lawler ou encore Mary-Ellen Mark, n’auraient rien été sans la contribution de Vilmos Zsigmond, habile retournement du sens de lecture historique. Ce qui est surtout frappant avec la vision panoptique des différents films de ce grand directeur de la photo, finalement, c’est, en fait, son suivisme en matière d’esthétique, chaque fois, la texture de ses images est celle qui était à la mode au moment du tournage, notamment dans la publicité.

    De façon touchante Vilmos Zsigmond mentionne aussi deux peintres, pour vous dire qu’i a de la culture, le Caravage et Georges de la Tour, en gros deux peintres connus l’un, entre autres choses, pour ses ombres portées et ses éclairages dramatiques, l’autre pour ses scènes éclairées à la bougie, c’est bien Vilmos Zsigmond a remarqué que cela parlait de sa partie, de son petit monde à lui, l’éclairage.

    Et quand cette œuvre d’autopromotion, dont chacun espère toujours que cela sera son tour d’être bientôt gratté dans le dos, ne suffit plus, on invente. C’est très touchant d’écouter Isabelle Huppert parler de ces éclairages tellement chaleureux qui nous enveloppaient, nous, les comédiens sur le plateau de la Porte du paradis, sachant que les dits éclairages devaient être de quelques milliers de watts et pas aveuglants pour deux sous, pensez, la douceur du (modeste) Vilmos. Évidemment aucune contradiction quand, quelques plans plus loin, on explique que le directeur de la photographie du temps de l’argentique était le seul qui savait à quoi ressembleraient les éclairages tellement chaleureux décrits par une Isabelle Huppert presciente.

    En fait, vous l’aurez compris facilement, la vie des étoiles de cinéma que l’on récompense avec des statuettes en toc, ces cérémonies où ces messieurs du cinéma embrassent de force leurs contreparties féminines, des étoiles gravées dans le pavé de Sunset Boulevard, je m’en tamponne un peu, je me dis que ces gens-là doivent beaucoup s’aimer pour avoir de tels besoins de reconnaissance et d’encensement, que pour nombreux d’entre eux l’immaturité doit pousser jusqu’à ne pas pouvoir se satisfaire de villas avec piscines qui surplombent les criques du Pacifique comme marques tangibles de cette reconnaissance et qu’à ce spectacle donc, il faut encore ajouter le dévoiement des moyens stupéfiants de l’image-cinéma pour nous stupéfier encore plus, pour ajouter de la stupéfaction à la stupéfaction.

    Je me demande bien ce qui se cache derrière cet aveuglement volontaire. J’aime mon idée sur le sujet. Le pouvoir, la domination, la consanguinité du milieu et d’avec le pouvoir, et, sans doute aussi, la nudité du roi.

    C’est terrible de s’aimer comme cela. Le cinéma aime le cinéma. Et le cinéma fait de bruyantes déclarations d’amour, à soi-même. On aurait envie d’expliquer au cinéma que les déclarations d’amour ne concernent que la personne à laquelle on déclare sa flamme et que l’amour physique de soi se pratique mieux garanti des regards, sinon c’est un peu dégoûtant tout de même.

    #qui_ca

  • http://desordre.net/bloc/ursula/2017/videos/047.htm

    J – 109 : Concert au Triton du trio Da da da , Emile Parisien, saxophone, Roberto Negro, piano, et Michele Rabbia, percussions, découverte des deux premiers, jeunes gens très talentueux et inventifs, Roberto Negro puise dans un demie queue ouvert toutes sortes de sonorités pas toutes probables de la part d’un piano, et surtout met admirablement en lumière le jeu envoutant de son saxophoniste, Emile Parisien véritable pile électrique, qui combine l’art du saxophone avec celui d’une danse de Saint-Guy très impressionnante, son jeu de jambes étant le soulignement gracieux des mélopées de son saxophone.

    Et je ne vous présente plus Michele Rabbia, très en forme ce soir-là, dans un entre deux de ce qu’il est capable de faire en jouant avec Dominique Pifarély c’est-à-dire un jeu surtout sur la couleur, et ce qu’il joue, plus percussif, plus batteur, plus énergique, plus en force avec le quartet de Régis Huby. Son set s’est augmenté de quelques instruments très métalliques dont il tire des sonorités tellement subtiles, même dans les passages très free et très énergiques de ce concert, y laissant une énergie qui ferait presque peur quant à sa santé tant il se démultiplie dans le jeu. Était-ce, en revanche l’inspiration d’un soir de faire ainsi, une déficience technique, telles qu’elles se produisent parfois à l’insu du public, heureusement, mais il m’a semblé que Michele ce soir-là était en deçà de ce qu’il produit habituellement en termes de retraitement numérique de ses sons.

    À la réflexion ce n’est pas tous les soirs que l’on écoute un jazz aussi inventif, aussi aventurier, et, oui, adventice, un jazz qui remet sur le tapis ses fondamentaux mêmes, ses bases, celles rythmiques et celles formelles, un jazz qui ne fait pas que s’appuyer sur la déconstruction free pour se renouveler, un jazz qui littéralement pose des bases pour des possibles, un jazz qui louche du côté de la musique sérielle, un peu, mais aussi du côté des grands compositeurs de la fin du XXème, Ligeti notamment. Donc pas le petit concert, un soir au club pour plagier le titre d’un roman de Christian Gailly.

    Et du coup je m’interroge sur cette capacité invraisemblable qu’a Michele se de démultiplier, de s’inventer de nouvelles formes de soi dans toutes ses aventures musicales, en fin d’année, il jouait, un seul soir, ce dont il était très fier, et il peut, le peu que j’en ai entendu, cela avait l’air de sérieusement casser la baraque, avec Roscoe Mitchell, solo, il joue sur d’infimes subtilités de couleurs notamment, ce qu’il fait également avec Dominique, en d’autres occasions, on lui demande presque de faire le batteur de hard rock , peut-être pas, de jazz rock de la fin des années septante oui, contre-emploi dans lequel il tire malgré tout son épingle du jeu, et à chaque fois il apporte sa couleur, son génie, son talent, sa générosité à ces collectifs qui reçoivent en retour de lui des trésors vraiment. Et cette trace est magique, il faut tendre l’oreille pour la déceler dans un enregistrement et pourtant elle est là, bien là, c’est même elle qui fait fonctionner l’ensemble, modestement. Et sans parler de la gentillesse.

    Vivement le 7 février (à 20 Heures pétantes, c’est mal dit) à Suresnes, à la médiathèque, avec Dominique. Franchement vous auriez quoi de mieux à faire que de venir écouter (gratuitement) Dominique Pifarély et Michele Rabbia donner une musique tellement belle à mes images silencieuses ? Présence obligatoire, moi je dis.

    #qui_ca