Pour transformer le #quotidien, il est nécessaire non seulement de défaire les rapports de classe, de sexe et de race, mais aussi de renouer avec la matière et la ruralité. L’entre-subsistance permet de fissurer le système capitaliste et patriarcal.
Dans Quotidien politique, #Geneviève_Pruvost présente le quotidien comme un espace-temps qui donne matière à la critique écologique, féministe, anarchiste et anticapitaliste. En partant de son étude ethnographique d’une dizaine d’années sur les #alternatives_rurales françaises, la sociologue (médaillée de bronze au CNRS) explore les liens entre le féminisme, l’#écologie et la #subsistance à travers un corpus théorique dense et divers empruntant à la sociologie du quotidien de Henri Lefebvre, aux féministes de la subsistance telles que Maria Mies, Veronika Bennholdt-Thomsen, Françoise d’Eaubonne, Vandana Shiva, Silvia Federici et aux perspectives anarchistes de Murray Bookchin et Henry David Thoreau.
Modes d’attention et manières de vivre
Le livre installe un rythme cyclique, qui fait instantanément écho au rythme de la subsistance, en semant des pistes qui finissent par devenir des évidences pour transformer le quotidien et « passer de la critique du #capitalisme à l’acte » en repérant les marges de manœuvre disponibles (p. 291).
Le quotidien ainsi politisé favorise le jusqu’au-boutisme de l’analyse écologique et féministe, puisqu’il centre la fabrique des choses – des petites mains – et des matières qui permettent la subsistance. Si le quotidien moderne est aliéné en raison de la méconnaissance des matières qui le peuplent, des rapports d’exploitation qu’il implique et de l’abstraction au territoire et au voisinage qu’il impose, l’entre-subsistance représente pour Pruvost une alternative permettant à la fois de renouer avec la matière, de défaire les rapports de classe, de sexe et de race et de s’ancrer dans la terre. La critique de la vie quotidienne place alors au cœur de l’analyse la production de l’entre-subsistance et propose la création de brèches dans le système capitaliste et patriarcal.
En s’appuyant sur les écrits du sociologue Henri Lefebvre, Pruvost définit le quotidien des sociétés paysannes comme « un mode d’attention au monde » (p. 8). Ce monde inclut notamment les autres, les non-humains, les écosystèmes : pour reprendre les termes du forestier Aldo Leopold, il implique la communauté biotique. Cette perspective est proche de la notion de care développée par Joan Tronto en 2009, qui renvoie à l’attention et à la sollicitude déployées historiquement par les femmes pour le soin du monde, tout en s’en distanciant à travers une approche frontalement matérielle visant la destruction de la séparation privé/public à partir du travail de subsistance. Le quotidien des sociétés paysannes et des alternatives rurales est « un monde de présence » dans lequel la fabrique de la subsistance est visible et partagée (p. 9).
L’analyse de la transformation du quotidien de la société paysanne à la société industrialo-capitaliste permet alors de mettre en lumière les multiples pertes – des matières, des savoirs, des maisonnées – qui se jouent dans la modification de l’organisation sociale moderne. Celle-ci implique d’abord l’invisibilisation de la matière et de sa fabrique, non pas uniquement dans la sphère domestique, mais aussi à travers la division internationale du travail et l’externalisation des coûts. La transformation de la société signifie également une perte d’ancrage dans un lieu donné (p. 7).
Les ménages modernes sont hors-sol, interchangeables et s’inscrivent dans une société de démocratie représentative anonyme où les savoirs des experts et la professionnalisation règnent. Ce qui pourrait se révéler comme une libération des relations d’interconnaissance qui prévalaient dans les sociétés paysannes est, selon Pruvost, la face cachée d’une dépossession organisée des savoirs vernaculaires qui permettaient de « faire les choses à sa mesure ». La dépossession des savoirs de subsistance favorise l’expansion du marché, l’enfermement des travailleurs et des travailleuses et la dépossession des terres en communs (p. 12). Pour Ivan Illich, auquel Pruvost se réfère, « le capitalisme mène une guerre contre la subsistance ».
Les femmes entre Amazones et housewives
Selon les féministes de la subsistance et la féministe marxiste Silvia Federici, l’enclosure des terres et l’avènement du capitalisme ne sont pas uniquement une guerre contre la subsistance, mais également une guerre contre les femmes qui permettra de les confiner à la sphère domestique. Les sociétés paysannes fondées sur des maisonnées permettaient aux femmes une indépendance qui leur sera confisquée, notamment à travers la chasse aux sorcières qui les enferma dans le rôle de reproductrices de main-d’œuvre pour l’industrie. « Le capitalisme repose sur le remplacement des communautés paysannes et des maisonnées par des couples conjugaux hétérosexuels » (p. 143).
Ce que les féministes de la subsistance permettent d’éclairer ici, c’est le processus de housewification qui s’enclenche par la destruction des sociétés paysannes. Les femmes alors confinées à la sphère privée doivent fournir la main-d’œuvre nécessaire à la production capitaliste et créer des espaces de vie permettant aux ouvriers de supporter les conditions de travail délétères. Les femmes ne sont pas seulement là pour effectuer le travail de reproduction dans la sphère privée ; elles sont aussi les actrices toutes désignées pour nourrir le système capitaliste en tant que consommatrices des ménages.
Les féministes de la subsistance et les écoféministes proposent des contre-récits dans lesquels l’avènement du patriarcat et du capitalisme sont datés. Selon elles, les premières sociétés étaient matrilinéaires et s’organisaient autour de la subsistance commune (p. 100). Ces contre-récits sont subversifs en ce qu’ils permettent d’imaginer de nouvelles organisations sociales : « Si le patriarcat a un commencement spécifique dans l’histoire, il peut aussi avoir une fin » (p. 101).
La démocratie directe et les brèches
Ce que Geneviève Pruvost présente est une lecture féministe de la décroissance qui s’ancre dans la subsistance. Il s’agit là de l’une des contributions majeures de cet ouvrage, qui développe une perspective différente de la décroissance tout en réinscrivant ses thèmes principaux : les communs, le partage de la subsistance, l’autonomie face à l’État, l’interdépendance, la démocratie directe, la vie bonne, le bien-vivre, la décroissance choisie et la modification de l’organisation sociale et politique.
La perspective de la subsistance permet à Pruvost de proposer des pistes à partir de points de vue ancrés, expérimentés et situés, notamment dans l’expérience de femmes qui rejettent le totalitarisme du capitalisme-patriarcat et qui invitent à se réapproprier des pratiques de subsistance en dehors des rôles genrés construits dans la sphère domestique. Pour y arriver, certaines tactiques doivent être employées – mettre à distance la peur du viol, mettre en acte la « théorie King Kong » de Virginie Despentes, réincarner la force des Amazones qu’invoque Françoise D’Eaubonne. Elle propose donc d’explorer la puissance des femmes dans la création même des conditions qui permettent la vie ou qui produisent la vie elle-même.
Un autre apport de Geneviève Pruvost est d’avoir mis en avant une littérature écoféministe autour de la subsistance, qui est largement passée sous le radar dans le monde francophone et qui permet de tisser ensemble l’enfermement des femmes dans la sphère privée, dans le rôle de reproductrices et de consommatrices. Ce tissage permet de formuler une critique de la consommation dont la solution ne passe pas par une meilleure gestion, mais par une réorganisation totale en remplaçant le travail-consommation par le travail de subsistance.
Cette réorganisation propose des pistes concrètes et permet d’envisager la construction de brèches. Une déprise du monde capitaliste. Les marges de manœuvre sont à identifier, notamment à travers une géopolitique du proche : « Commencez là où vous êtes » (p. 292). Ainsi, la quotidienneté est l’espace de bascule, le lieu de l’émergence des contradictions et de leur résolution (p. 33).
La force du livre est le refus de hiérarchiser les actes de résistance. Le réagencement du quotidien en collectif d’entre-subsistance des alternatives rurales actuelles n’a rien à envier à la mobilisation politique urbaine et aux réunions militantes. Il s’agit de la mise en acte d’idées politiques et de critiques sociales réfléchies. Geneviève Pruvost identifie plutôt un continuum de luttes qui bénéficient à tous ceux et celles qui rêvent d’un autre monde ou du « plurivers » (Escobar), les militant(e)s urbain(e)s pouvant se joindre occasionnellement aux alternatives et vice versa. Pour Pruvost, « le travail de subsistance est une action directe sur le vivre-ensemble et sur le bien-vivre » : il permet de se mettre enfin à l’écoute du vivant (p. 330).