Ce dont je fais le deuil un #7_Octobre | Le Club
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#Olivier_Tonneau
Enseignant-chercheur à l’Université de Cambridge - Royaume Uni
Je suis aujourd’hui en deuil. Le 7 octobre, j’ai tout de suite senti que quelque chose était mort et je disais à mes amis : « Israël, c’est fini ». Ils ne comprenaient pas et je ne savais pas moi-même expliquer ce que je voulais dire précisément. Dans les mois qui ont suivi, j’ai lu, écouté, écrit plusieurs textes et j’ai peu à peu éclairci ma propre intuition. Israël est mort le 7 octobre parce que son ambivalence a définitivement succombé ce jour-là. Ambivalence inhérente à un projet de libération nationale réalisé par une entreprise coloniale. Cette ambivalence condamnait d’avance le sionisme souverainiste, et la liste est interminable des grands esprits – les penseurs du Bund, Judah Magnes, Albert #Enstein, Hannah #Arendt - qui l’avaient d’emblée compris. Inversement, Zeev Sternhell soulignait à raison la pauvreté de la pensée sioniste, philosophiquement confuse, politiquement contradictoire, se débattant dès les années 1920 avec l’insoluble question palestinienne, allant de l’avant sans en avoir jamais trouvé la solution, à l’aveugle, vers la catastrophe.
Israël fut un projet mal pensé, mal conçu, violemment réalisé. Il ne doit pas son existence au génie de ses pères fondateurs mais à des forces historiques autrement puissantes : l’oppression, l’extermination, l’abandon des #Juifs_d’Europe. Jamais les #sionistes ne seraient parvenus à leurs fins si le monde occidental tout entier, coupable, complice ou passif, ne leur avaient prêté la main. C’est pourquoi tant d’esprits lucides, après-guerre, ont été ambivalents. Pierre #Vidal-Naquet, Raymond #Aron, Maxime Rodinson ou encore Theodor #Adorno suivaient avec angoisse la croissance d’un Etat dont ils n’avaient pas soutenu la création, dont ils craignaient l’évolution, mais pour la population duquel ils ressentaient une profonde compassion. Même un partisan comme Albert Memmi pressentait l’impasse dans laquelle s’enfonçait Israël. Fidèle entre les fidèles, Vladimir #Jankélévich lui-même finit par manifester devant l’ambassade d’Israël contre la première guerre du Liban. Ce furent les décennies de l’ambivalence : on ne voyait pas, on n’a jamais vu, de perspective de paix en #Palestine, et pourtant on ne pouvait pas abandonner Israël. On était réduit à espérer que la société israélienne elle-même bougerait.
L’histoire n’est jamais écrite. #Israël n’est pas le seul pays né du crime, et pas non plus le seul pays né du #colonialisme de peuplement. Son origine, si violente soit elle, ne déterminait pas sa fin. Il eût fallu qu’Israël évolue, qu’il connaisse son mouvement pour les droits civiques, son Mai 68, sa jeunesse antiraciste. C’est le contraire qui s’est produit. Parqués derrière un mur, les Palestiniens sont devenus l’invisible support de toutes les haines. La #shoah est devenue religion nationale mortifère. Le fanatisme a pénétré jusqu’au sommet de l’Etat. Soixante ans d’accoutumance à la violence dès la jeunesse ont sapé les capacités humaines fondamentales d’un peuple. Sans doute n’ai-je pris que faiblement et tardivement conscience de ces mutations profondes de la société israélienne. Je me suis fait des illusions sur Israël, non sur les crimes qu’il commettait, sur l’injustice structurelle qui le fondait, mais sur ses ressources spirituelles. Ce sont ces illusions qui se sont effondrées le 7 octobre.
J’ai d’emblée, le 7 octobre, pensé à ce qui allait suivre. Alors que j’appelais mon ami Noam pour m’assurer qu’il était vivant, mon effroi se projetait déjà vers les crimes qu’Israël allait commettre. Il n’y avait aucun doute à avoir : la riposte serait au-delà de tout ce que l’on avait connu, et elle serait soutenue par la population. L’horreur des événements qui ont suivi ont encore dépassé mes craintes. Et l’ambivalence est morte quand il est devenu manifeste qu’Israël n’avait plus d’illusion sur lui-même : que ses gouvernants assumaient sans ambages, sans pudeur, leur pulsion meurtrière. Se faire illusion sur soi-même, c’est encore quelque chose : c’est ce qui permet une prise de conscience qu’on n’est pas tel qu’on voudrait être. Quand, la prise de conscience ayant eu lieu, on décide de rester tel qu’on est, que reste-t-il à espérer ?
Le 7 octobre, j’ai craint intuitivement qu’Israël ne se damne sans retour. J’ai été d’autant plus anxieusement porté à dire ce qu’avaient été ses ambivalences ; à rappeler de quelle terrible histoire ce pays, ce piège, est né. Je ne supportais pas que les crimes qui s’annonçaient soient rétrospectivement imputés à tant de personnes merveilleuses, Kafka, Magnes, Buber, Jankelevich, Memmi, qui tous ont ressenti un profond besoin d’Israël. Je ne pouvais pas accepter que les crimes d’Israël permettent de balayer d’un revers de main le besoin auquel Israël devait répondre et de criminaliser, par-delà ses actions, l’aspiration dont l’Etat hébreu était né. Pourquoi cela m’était-il à ce point intolérable ? Il m’a fallu des mois pour trouver la réponse à cette question.
Petit-fils de déportés, j’ai grandi dans l’ombre de la shoah et j’ai tout fait pour m’en extraire. Ma sœur et moi refusions obstinément d’écouter ce que notre mère voulait nous en dire. Il est des mémoires qui ne peuvent se transmettre sans empoisonner. Je me suis passionné pour bien des choses dans ma vie mais je n’ai jamais lu le moindre livre sur la déportation. Encore aujourd’hui, je sais que mes grands-parents furent déportés à Mauthausen et Ravensbrück mais je ne sais jamais lequel fut envoyé dans quel camp. J’ai fini par comprendre cette année que j’avais déplacé ma question juive de la shoah vers Israël et qu’en défendant Israël – non pas ses actes, mais son idée, quand bien même il eût mieux valu que celle-ci ne se réalise jamais – je défendais à ma manière la mémoire de la déportation. Je crois être parvenu à une analyse historique assez étayée d’Israël ; je constate pourtant, rétrospectivement, que cette analyse est la projection dans l’Histoire de ma propre histoire.
La violence commise par Israël est pour moi la continuation de la violence de la Shoah. Le peuple Israélien m’apparaît comme un unique rescapé, hanté par la violence qu’il a subi, cherchant aveuglément un refuge, écartant violemment tout obstacle, ne sachant plus, dans la violence qu’il exerce, ce qui relève de la conquête, de la défense, de la vengeance ou de la compulsion post-traumatique. Chaque fois qu’Israël commet un crime, c’est comme si la shoah continuait : comme si le cercle interminable de la violence se perpétuait ; et les massacres du 7 octobre, dans leur cruauté excédant les impératifs de la résistance, apparaissent comme un signe de la contamination des Palestiniens par cette violence. Les Palestiniens, toutes mes rencontres, tous les récits le disent, sont de ces peuples à la douce hospitalité, tels que ceux que j’ai rencontrés, enfant, à l’orée du Sahara – mais c’est une autre histoire. De voir ce peuple-là infecté à son tour par la cruauté, c’est à désespérer. Je comprends ainsi ce que je cherche en Palestine, pourquoi j’ai les yeux braqués sur Israël : le dénouement de ma propre histoire, le moment où les victimes réussiront à s’arracher à la compulsion de la violence. Si Israël est un symptôme de la shoah, l’abcès de fixation de sa part intransmissible, la paix en Israël est la seule manière dont le gouffre de la shoah puisse se refermer. Si le 7 octobre est un jour noir pour moi, un jour de deuil, c’est parce que ce jour-là, je n’ai plus vu aucune raison d’espérer.
Ma névrose est peut-être mauvaise historienne. Dans le monde entier, on s’indigne du déchaînement de violences à Gaza, au Liban, en Cisjordanie. Des voix juives participent à ce vaste mouvement. Elles se font même entendre en Israël, si rares soient-elles. Sauront-elles porter, au-delà du cercle de la vengeance, l’aspiration à la liberté partagée ? La mort travaille, la vie résiste. La vie est toujours la dernière raison d’espérer.