• « Il nous faut réussir le tour de force de transformer la situation en prélude à la reconversion écologique de nos sociétés » - Dominique Méda
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/18/dominique-meda-penser-l-apres-une-chance-a-saisir_6036993_3232.html

    Dans sa chronique, la sociologue avertit que la pandémie de Covid-19 doit être comprise non pas comme une catastrophe naturelle dont il faudrait juste éviter qu’elle ne se reproduise, mais comme un coup de semonce exigeant une bifurcation radicale.

    Chronique. Le 15 mars 1944, en pleine seconde guerre mondiale, le Conseil national de la Résistance (CNR) publiait un court document de quelques pages – son programme – qui présentait à la fois « un plan d’action immédiate » et « les mesures destinées à instaurer, dès la libération du territoire, un ordre social plus juste ». La même année, William Beveridge, l’auteur du célèbre rapport qui avait dessiné dès 1942 les contours du Welfare State (« Etat-providence »), précisait dans une autre publication majeure toute teintée de keynésianisme, Full Employment in a Free Society, l’ensemble des politiques économiques et industrielles à mettre en œuvre dès la sortie de la guerre pour organiser le monde d’après sur des principes en rupture radicale avec ceux qui avaient conduit au désastre. Le 10 mai 1944, la Conférence générale de l’Organisation internationale du travail, réunie à Philadelphie (Pennsylvanie), adoptait à l’unanimité une déclaration qui établissait les fondements du consensus de Philadelphie.

    Dans la plupart des pays occidentaux, la reconstruction s’est opérée en prenant appui sur ces principes, formulés au cœur même de la crise par ceux qui avaient compris que les leçons devaient être tirées au plus tôt non seulement pour raviver l’espérance et mobiliser les énergies mais aussi pour éviter que la coalition des intérêts particuliers ne fasse obstacle aux transformations nécessaires. C’est bien dès aujourd’hui qu’il nous faut engager la bataille pour éviter le retour du « business as usual » , et pour que l’événement que nous sommes en train de vivre soit compris non pas comme une catastrophe naturelle dont il faudrait juste savoir éviter le retour – par exemple en érigeant partout des murs et des frontières –, mais comme un coup de semonce exigeant une bifurcation radicale.

    Les dégâts de la croissance

    L’irruption du virus a révélé au grand jour les dysfonctionnements majeurs de nos sociétés, et tout à la fois, leur immense fragilité et la folle confiance dans le génie humain qui leur a fait outrepasser toutes les limites. Juste avant le déploiement de la crise sanitaire, la prise de conscience de l’ampleur de la crise écologique et des dégâts de la croissance avait progressé au point que l’on pouvait espérer que nos sociétés finiraient par s’engager dans la voie de la transition écologique. Le paradoxe est qu’aujourd’hui, la réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre que nous cherchions à obtenir est temporairement atteinte en raison de l’arrêt de la production et de la consommation dans une grande partie du monde.

    Cette transition que nous aurions dû organiser sur une ou deux décennies vient de nous être imposée avec une brutalité inouïe : le risque est grand de ce fait qu’au lieu de jouer un rôle d’alerte, cette situation n’incite les gouvernements à pousser comme jamais les feux du productivisme et du consumérisme pour panser les plaies des citoyens et faire repartir l’économie comme avant. Le risque est réel de voir se développer dès la sortie du confinement, du côté des gouvernements, des relances « brunes » massives, et du côté des consommateurs, des pulsions d’achats consolatrices qui contribueront toutes à augmenter la crise écologique dont les conséquences seront pires encore que ce que nous vivons aujourd’hui. Le risque est quasi avéré de voir les légitimes appels à la post-croissance ou à la décroissance balayés d’un revers de main alors que des baisses du PIB massives sont annoncées.

    Il nous faut donc réussir le tour de force de transformer la situation présente en prélude à la #reconversion_écologique de nos sociétés et être capables de penser et d’organiser celle-ci en quelques semaines. L’immense chance que nous avons est que les leçons à tirer de la #crise_sanitaire convergent totalement avec les conditions de mises en œuvre de ce processus : le rôle éminent de l’Etat, de sa fonction d’anticipation et de planification ; la nécessité absolue de relocaliser une partie de nos productions et de réindustrialiser notre pays, « quoi qu’il en coûte », en développant des filières de réparation, de recyclage, de fabrication de biens et services durables permettant de rendre les territoires les plus autosuffisants possible ; l’obligation de rompre avec la division internationale du travail actuelle et le pouvoir exorbitant des multinationales ; l’exigence de réduire considérablement l’éventail des salaires et la béance existant entre la hiérarchie des rémunérations d’une part, et celle de l’utilité sociale, d’autre part ; la nécessité de démocratiser nos entreprises… Nous avons besoin d’un programme équivalent à celui du CNR dessinant les voies que devra suivre notre pays pour organiser une Reconstruction qui soit dans le même temps une Reconversion.

    Tous ceux qui ont profité des recommandations toxiques du Consensus de Washington et de Paris et qui ont tout à perdre d’une reconversion propice à la réduction des inégalités et d’une généralisation de la sobriété s’opposeront sans doute de toutes leurs forces à un tel processus. Mais il est vraisemblable que les classes moyennes et populaires auraient tout à gagner d’un projet qui devrait créer de nombreux emplois notamment dans l’agriculture et l’industrie, mettre au premier plan les métiers essentiels permettant la satisfaction des besoins sociaux et créant de la valeur pour la société plutôt que pour l’actionnaire et promouvoir de nouvelles formes d’organisation du travail.

    Comme en 1944, la conception d’un tel programme ne peut revenir qu’à une large coalition d’acteurs représentatifs de toute la société – parmi lesquels les syndicats, les ONG et les partis politiques – délibérant en assemblée plénière : elle seule saura résister aux forces qui ne manqueront pas de s’opposer résolument à un tel projet.

    #eau_tiède #irénisme (l’économie ne se rend pas)

  • L’alliance entre ouvriers et écologistes est possible - mais il faut la vouloir ! - Reporterre
    http://www.reporterre.net/spip.php?article5852

    Dans un tract vite torché, « Pourquoi l’indifférence ? », à l’extrême fin du conflit, nous écrivions ceci, embrassant les aspirations vertes :

    « (…) Les machines ont permis, dans les usines de pneumatiques comme ailleurs, d’augmenter la productivité : c’est, au fond, une bonne nouvelle, qu’il faille moins d’hommes ou moins d’heures pour produire autant. La consommation de pneus baisse, un peu, pas énormément mais un peu, en France : c’est, au fond, une bonne nouvelle pour la planète. Mais de ces deux bonnes nouvelles, le système parvient à faire une très mauvaise nouvelle : la concurrence entre les travailleurs se renforce, entre eux et avec les pays à bas coût, et on les contraint soit à accepter des reculs, à casser encore davantage leur rythme de vie, leur sommeil, leur famille, soit à perdre leur gagne-pain. Le cas des Goodyear, leur « non » franc et massif, devrait être, pour nous, un point de départ vers autre chose, et qui ne relève pas du rêve : que le progrès technologique, le progrès écologique servent le progrès social. Que, par exemple, si on besoin de moins de pneus, et de moins de temps pour les produire, les ouvriers travaillent deux ou trois heures de moins, ou encore que cesse cette aberration, le travail de nuit. C’est une question essentielle que les Goodyear posent à chacun : de quelle société voulons-nous ? »
    Ce que ce tract signifiait, c’est qu’au fond, cette histoire portait en germe une lutte anti-productiviste. Encore fallait-il en dégager le sens à peine caché, le faire éclore, s’épanouir.

    Et alors, ce combat « catégoriel », « corporatiste » – car oui, pour les ouvriers, il s’agissait d’abord de ne perdre ni leur santé à eux ni leur boulot à eux – aurait pris une valeur plus universelle, plus politique. Des pans, non prolétariens, du pays se seraient interrogés, auraient rejoint la bataille. On se serait mobilisé non plus pour les Goodyear, par altruisme, par compassion, mais pour nous, pour nous à travers eux, parce qu’ils nous auraient représentés, parce qu’ils auraient incarné l’avenir que nous désirons à tâtons, et celui que nous rejetons. Tout comme des Picards, des Alsaciens, des Lyonnais, se mobilisent à Notre-Dame-des-Landes, non pour préserver le bocage nantais en lui-même, mais parce qu’il incarne un avenir que nous désirons à tâtons, et un autre que nous rejetons, parce qu’à travers lui, nous défendons les campagnes picardes, alsaciennes, etc.

    On a pondu ce tract, donc, « Pourquoi l’indifférence ? », quand même, en catastrophe et contre la catastrophe. On y présentait comme « une bonne nouvelle qu’il faille moins d’hommes ou moins d’heures pour produire autant », et comme une « autre bonne nouvelle » que « la consommation de pneus baisse », et on y souhaitait que « les ouvriers travaillent deux ou trois heures de moins, ou encore que cesse cette aberration, le travail de nuit ». Honnêtement, je me demandais comme ce machin serait reçu par les ouvriers eux-mêmes, et par la CGT-Goodyear, si on nous renverrait notre papelard à la gueule... Mais c’est l’inverse qui s’est produit. Les travailleurs l’ont lu en détail et, durant toute une semaine, ils ont eux-mêmes distribué le papier, ils l’ont photocopié comme s’il émanait de leurs rangs, ils l’ont diffusé à leurs rassemblements.

    Ça m’a ému, et ça m’attristé.

    Parce que ça venait trop tard.

    Parce que nous avions loupé le coche.

    Parce que, par timidité, par fatigue, nous n’avions pas rempli notre rôle de, disons-le, d’intellectuel : replacer cette lutte dans un contexte, offrir un regard plus large, en faire un « enjeu de société », bref, lui donner un sens qui échappe parfois à la conscience des acteurs eux-mêmes – et par là, par ces débats, par ces controverses, rallier des fractions de l’opinion, des Attac, des Verts pourquoi pas, des socialistes authentiques, des étudiants à cheveux longs, toute une classe éduquée en qui sommeille aussi une culpabilité, revendiquant souvent un papy mineur, et chez qui l’on peut réveiller une affection romantique pour le bleu de travail du Front populaire. Le sort de Goodyear en eût-il été changé ?

    J’en doute. Mais cette lutte aurait agité et ranimé les esprits, rapproché classes ouvrière et intermédiaire, combiné rouge et vert, semé des espérances pour la suite, bref, marqué un pas politique en avant – quand ça ne restera dans la petite histoire que comme un combat défensif, d’arrière-garde, un bastion prolétaire, un de plus, qui a fait de la résistance, une étonnante résistance, sept années, mais sans alliance, citadelle finalement prise d’assaut.

    Donner un sens à la lutte, c’est aussi la lutte. C’est un enjeu pour la suite, que cette alliance, un impératif. Car dans notre histoire, de 1789 à 1936, de 1793 à Mai 68, rien de grand, rien de beau, ne s’est fait, à gauche, sans cette jonction/ friction entre une fraction intellectuelle et les classes populaires. Et quelle classe peut se dire, aujourd’hui, assez puissante, numériquement, culturellement, politiquement, pour battre en brèche à elle seule l’#oligarchie ?

    #ouvriers #guerre_aux_pauvres #gains_de_productivité #reconversion_écologique_et_sociale_de_l'économie #écologie #transition
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