Dix ans, déjà. La planète s’apprête à « fêter » en 2017 le dixième anniversaire de l’explosion de la bulle des subprimes, dont l’économie mondiale peine toujours à se relever. Depuis, gouvernements et autorités financières n’ont qu’une obsession : éviter une récidive. Les JP Morgan, Deutsche Bank ou BNP Paribas sont surveillés d’aussi près qu’un opéré du cœur en salle de réanimation. Des capteurs sont posés à chaque recoin de leur bilan afin de mesurer d’éventuelles tensions sur la liquidité, carences en fonds propres et poussées de fièvre sur les portefeuilles de risques.
Le système financier en est-il plus sûr qu’auparavant ? Même pas. « Les risques globaux qui menacent la stabilité sont probablement aussi élevés que par le passé », analyse sans illusion un rapport publié le 16 novembre 2016 par le Groupe des Trente, très chic cénacle d’éminents anciens banquiers centraux ou régulateurs. Certes, les banques sont plus solides, mais il y a « une crainte que la menace sur la stabilité financière se soit déplacée des banques vers le “shadow banking” », pointe le cercle de réflexion.
Cette « finance de l’ombre », ou finance parallèle, rappelle la célèbre publicité des années 1980 pour un soda « doré comme l’alcool », dont le « nom sonne comme un nom d’alcool », mais qui n’en est pas. Ces banques « Canada Dry » n’ont rien de secrètes. Ce sont des assureurs, des hedge funds, des fonds communs de créances ou encore des fonds monétaires, autant d’entités qui peuvent emprunter et prêter de l’argent, comme le feraient des banques, mais qui n’en sont pas et ne sont donc pas soumises au même contrôle prudentiel.
Un rouage indispensableLa palette est large et hétérogène. Cela va de Lendix, la plate-forme de financement participatif qui a octroyé 46 millions d’euros de prêts à des PME en 2016, à BlackRock, le premier gestionnaire d’actifs mondial, qui gérait plus de 5 100 milliards de dollars (4 827 milliards d’euros) au 30 septembre 2016, soit près de deux fois le PIB de la France ! En novembre 2015, le Conseil de stabilité financière – une instance basée à Bâle et chargée par le G20 de renforcer la solidité du système financier mondial – indiquait que cette finance de l’ombre, susceptible de « faire peser un risque sur la stabilité financière », atteignait 36 000 milliards de dollars en 2014, deux fois le premier PIB mondial, celui des Etats-Unis.
Attention, toutefois, à ne pas sombrer dans la caricature. Au début du mois d’octobre 2016, les téléspectateurs de L’Emission politique, sur France 2, avaient eu la surprise de voir Jérôme Kerviel – le tradeur condamné pour une fraude ayant coûté près de 5 milliards d’euros à la Société générale – interpeller le candidat à la primaire de la droite, Alain Juppé, en ces termes : « Il n’y a aucune réglementation sur les techniques du shadow banking. »
C’est faux. « Nous n’avons rien d’un électron libre », s’agace Thibault de Saint Priest, associé gérant du groupe financier Acofi, qui a collecté 2,3 milliards d’euros auprès d’investisseurs institutionnels pour distribuer des prêts. « Nous obéissons à une réglementation draconienne. En tant que société de gestion de portefeuilles, nous sommes extrêmement surveillés, à la fois par nos investisseurs et par l’Autorité des marchés financiers (AMF), qui contrôlent la compétence de nos équipes ou la qualité de nos systèmes. »
Il ne faut pas l’oublier non plus, cette finance non bancaire constitue un rouage indispensable à l’économie, au moment où les établissements de crédit traditionnels, de plus en plus contraints par la réglementation prudentielle, affalent leur bilan et sont réticents à prêter aux entreprises. La politique monétaire ultra-accommodante menée par les banques centrales accentue le mouvement de transfert : dans un environnement de taux nuls, voire négatifs, les fonds de pension et assureurs raffolent des produits de dette d’entreprises, qui offrent encore de beaux rendements.
C’est bien tout le paradoxe, les remèdes de la crise ont accentué le poids du shadow banking, qui avait pourtant été désigné comme le principal vecteur de contagion lors de la crise des subprimes. Le terme, inventé en 2007 par Paul McCulley, un économiste de Pimco, ciblait alors un circuit de financement très précis, celui du marché immobilier américain. Dans cette grande usine dans laquelle des prêts hypothécaires consentis aux ménages étaient recyclés en instruments financiers complexes, quasiment toute la chaîne de transformation échappait à la vigilance des régulateurs.
Les experts avaient bien identifié la montée inquiétante d’instruments comme les dérivés de crédit, mais, faute de transparence, beaucoup pensaient qu’ils favorisaient une dispersion des risques, façon puzzle. Dès lors, si un défaut venait à se matérialiser, jugeaient ces optimistes, cela toucherait certes un grand nombre d’acteurs financiers, mais faiblement, et personne n’en mourrait…
Cela ne s’est pas passé ainsi. D’abord, parce que le risque final s’est avéré beaucoup plus concentré que prévu sur certains acteurs, comme Bear Stearns ou Lehman Brothers. Ensuite parce que la vague de défaillances a provoqué, par effet domino, une crise de confiance aiguë qui a gelé le fonctionnement même des échanges entre banques. « S’il y a une leçon à retenir de la crise, c’est la vitesse à laquelle les apporteurs de crédit à court terme retirent leurs financements », a rappelé Daniel Tarullo, membre du Conseil des gouverneurs de la Réserve fédérale américaine.
Recensement des acteurs systémiques
Bonne nouvelle, « les formes de crédit qui ont joué un rôle complexe en 2007 ont presque disparu », souligne Adair Turner, l’ancien patron du régulateur financier britannique, qui a piloté ces travaux du Groupe des Trente. On ne devrait plus entendre parler des CDO (Collateralized Debt Obligations) et autres monstruosités qui ont contaminé les bilans des banques du monde entier. Les nouvelles formes d’intermédiation apparaissent moins risquées.
La mauvaise nouvelle, c’est que d’autres poches de risques ont surgi.
L’une des grandes préoccupations des experts porte sur la montée en puissance de la finance parallèle en Chine. Les entreprises des pays émergents ont emprunté à tour de bras, souvent en dollars, en court-circuitant les banques, souvent avec leur complicité. Que se passera-t-il quand les taux remonteront ? Dès 2010, le G20 réuni à Séoul demandait au Conseil de stabilité financière (Financial Stability Board, FSB) de s’attaquer aux risques qui se développent en dehors du système bancaire. « Le G20 des ministres des finances veut progresser vers une régulation plus stricte des marchés financiers, en particulier concernant le shadow banking », a de nouveau plaidé l’Allemagne, qui a pris, le 1er décembre 2016, la présidence tournante du G20.
L’un des grands chantiers en cours vise à recenser les acteurs systémiques – dont une éventuelle défaillance serait de nature à entraîner un chaos planétaire par effet domino. Objectif : leur imposer des contraintes strictes de capital ou de reporting. Chacun garde en tête cette fameuse réunion d’urgence du 23 septembre 1998, dans le bureau du gouverneur de la Fed de New York. Les patrons des grandes banques d’investissement avaient été sommés de voler au secours du hedge fund LTCM, dont la faillite avait de grandes chances de provoquer un krach sur les marchés obligataires.Les grands assureurs ont bataillé dur pour y échapper mais le Conseil de stabilité financière a fini par établir une liste de 9 compagnies systémiques, où figure le français Axa. Les gérants d’actifs, en revanche, comme BlackRock, ont réussi à convaincre le bras armé du G20 qu’ils n’avaient pas besoin de renforcer leur capital, puisque le risque final de leurs portefeuilles est porté par les investisseurs.
Le Conseil, toutefois, a émis en juin une liste de recommandations visant à renforcer notamment la liquidité de ces institutions. Les discussions sont loin d’être achevées avec les gérants d’actifs. Mais ceux-ci ne sont pas les seuls dans le collimateur. De façon ironique, BlackRock a d’ailleurs enjoint le FSB de s’intéresser de près à la solidité toute relative des chambres de compensation, acteurs essentiels pour le bon fonctionnement des marchés.
Réglementation ou assouplissement
En parallèle, les autorités financières américaines et européennes cherchent à réglementer activité par activité. En octobre, les Etats-Unis ont ainsi réformé les règles du jeu des fonds monétaires – qui représentent 2 700 milliards de dollars. En Europe, la nouvelle réglementation Marchés financiers et infrastructures (MIF 2) doit entrer en vigueur en janvier 2018. « Alors que MIF 1 n’imposait la transparence que sur les quelques milliers d’actions admises aux négociations sur un marché réglementé européen (environ 6 000), MIF 2 étend cette exigence à des centaines de milliers d’instruments financiers, en particulier obligataires et dérivés », indique l’AMF.
Les écarts de liquidité sont surveillés comme le lait sur le feu. Est-il raisonnable pour des fonds d’offrir aux épargnants la possibilité de retirer à tout moment leurs capitaux, quand des mois sont souvent nécessaires, par exemple, pour vendre un immeuble ? Un début de panique a touché le Royaume-Uni, début juillet 2016, après le vote du Brexit, lorsque des grands acteurs de la gestion ont suspendu les rachats de parts dans leurs fonds consacrés à l’immobilier commercial britannique, en raison d’un « manque de liquidité immédiate ». L’affaire en est restée là. Mais en août 2007, l’assèchement soudain du marché secondaire des CDO avait incité BNP Paribas à geler les retraits sur trois de ses sicav monétaires, dont les portefeuilles regorgeaient de ces produits toxiques. Cette décision avait sonné officiellement le début de la crise financière…
Bref, la route s’annonce longue et difficile. La volonté affichée par Donald Trump, dès son élection en novembre à la présidence des Etats-Unis, d’assouplir la loi Dodd-Frank a fait l’effet d’une douche froide. Cette réglementation votée en 2010, sous l’impulsion des démocrates, visait notamment à réduire les liens entre la finance parallèle et les banques, afin d’éviter que l’une ne contamine l’autre, comme ce fut le cas en 2007-2008.
Sachant que les Etats-Unis représentent 40 % du shadow banking, cette position du président élu pourrait bien sonner le glas de la coopération mondiale en matière de régulation financière. Dans la foulée, les Européens et les Japonais ont fait bloc pour empêcher le Comité de Bâle, le régulateur bancaire international, de resserrer encore le carcan prudentiel imposé aux banques. Sur fond de guerre économique, aucune juridiction n’a envie de handicaper son propre système financier si les autres lâchent la bride. Ce n’est pourtant pas le moment de baisser la garde. Faute de quoi, la finance de l’ombre pourrait bien, à nouveau, faire trembler le monde.