Le jeune homme est mort dans la ZAD du barrage de Sivens, dans le Tarn, après le jet d’une grenade, en 2014. La Cour européenne des droits de l’homme estime que le gouvernement a failli à ses obligations de maintien de l’ordre
Par Arthur Carpentier
Dans un arrêt, rendu jeudi 27 février, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a estimé que l’Etat français avait failli à ses obligations en causant la mort de Rémi Fraisse, le 26 octobre 2014, sur la zone à défendre (ZAD) du barrage de Sivens (Tarn). Elle l’a condamné pour « violation du droit à la vie ». Une décision qui va à contre-courant de toutes les conclusions de la justice française, et pourrait constituer un tournant dans les procès à venir contre les #policiers et les #gendarmes ayant blessé ou tué au cours d’opérations de maintien de l’ordre.
« C’est un soulagement terrible après les multiples déconvenues au fil des années, après dix ans de combat », s’est réjoui Arié Alimi, l’avocat de la famille de Rémi Fraisse. « Cette condamnation établit de manière définitive que Rémi, qui n’avait que 21 ans, a été tué par la France en raison des ordres de maintien de l’ordre et d’usage de la force manifestement disproportionnés. (…) Les membres du gouvernement de l’époque, qui ont donné les ordres, ont la responsabilité de la mort de Rémi », a réagi Jean-Pierre Fraisse, son père, dans un communiqué.
Dans son arrêt, la CEDH établit qu’en raison des « lacunes du cadre juridique et administratif alors applicable » et des « défaillances de l’encadrement dans la préparation et la conduite des opérations litigieuses », l’Etat français n’a pas été suffisamment précautionneux dans son « recours à une force potentiellement meurtrière ». La juridiction conclut ainsi à la violation de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui établit que « le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi ».
« Dangerosité exceptionnelle »
Agé de 21 ans, Rémi Fraisse était venu participer à un week-end de manifestations, les 25 et 26 octobre 2014. Après un samedi émaillé d’affrontements et un début de soirée plus calme, les pandores [oh...] de l’escadron de la gendarmerie mobile de La Réole (Gironde) avaient été envoyés pour sécuriser la « base vie » du chantier, où des agents de sécurité venaient d’être ciblés par des jets de projectiles.
Selon le rapport rendu par le Défenseur des droits, en 2016, les gendarmes avaient affirmé « avoir fait face à environ 150 manifestants “radicaux” munis de divers projectiles ». Vers 1 h 45, après plusieurs sommations, le maréchal des logis-chef J. avait tiré une grenade offensive OF F1. Elle s’était logée entre le cou et le sac à dos de Rémi Fraisse, le tuant sur le coup.
Au cœur de la condamnation de la CEDH figurent surtout le cadre d’utilisation de la grenade OF F1 et des « défaillances de la chaîne de commandement ». Les magistrats européens considèrent l’arme comme étant d’une « dangerosité exceptionnelle », et jugent son emploi « problématique en raison de l’absence d’un cadre d’emploi précis et protecteur ». Deux semaines après la mort de Rémi Fraisse, le gouvernement de François Hollande avait pris la décision d’interdire son utilisation. Du côté de la chaîne de commandement, la CEDH critique surtout « l’absence de l’autorité civile sur les lieux au moment des faits litigieux », en l’occurrence, le préfet du Tarn de l’époque, Thierry Gentilhomme, nommé à peine deux mois plus tôt. Le soir du 25 octobre, il n’était pas sur place et avait délégué l’autorité civile au commandant du groupement de gendarmerie départementale, qui lui-même avait quitté les lieux au début de la nuit et laissé l’opération au commandant du groupement tactique.
« Non-lieu confirmé »
« La cour considère que, même si le directeur de cabinet du préfet était tenu informé du déroulement des événements pendant la soirée, le préfet ne pouvait, à distance, complètement percevoir l’ampleur des affrontements et la situation rencontrée par les forces de l’ordre », peut-on lire dans l’arrêté. « Alors que la situation nécessitait une adaptation permanente des objectifs et du dispositif à mettre en œuvre » par l’autorité civile, la CEDH considère la chaîne de commandement défaillante, et donc que « le seuil d’exigences requis pour s’assurer que tout risque pour la vie avait été réduit au minimum n’a pas été atteint ».
Par ailleurs, si elle n’est pas censée se prononcer sur les responsabilités individuelles, la juridiction précise que « rien au dossier ne la conduit à remettre en cause » le choix fait par le maréchal des logis-chef J. de recourir à la force, notamment de son choix de recourir à un jet de grenade. Pour Jean Tamalet, avocat du gendarme, le « non-lieu dont le gendarme et sa hiérarchie ont bénéficié (…) s’en trouve confirmé. C’est la loi, telle qu’elle prévoyait, à l’époque, la tenue des opérations de maintien de l’ordre, qui est pointée par cet arrêt et non la gendarmerie nationale, ni ses personnels qui l’ont appliquée. La compassion pour la jeune victime de ce dramatique accident et pour toute sa famille reste entière ».
La décision de la cour de Strasbourg arrive après un long parcours juridique en France. Pénalement, le maréchal des logis-chef J. avait bénéficié d’un non-lieu, confirmé par la Cour de cassation en mars 2021. La haute juridiction avait estimé que « les forces de l’ordre ont adapté leur riposte de manière parfaitement proportionnée et que l’usage de la grenade OF F1 était absolument nécessaire », face à « l’extrême violence des assaillants situés à une distance maximale de 20 mètres qui continuaient d’avancer ». Sur le volet administratif, en février 2023, la cour d’appel de Toulouse avait confirmé la décision préalable du tribunal administratif, qui « reconnaît la #responsabilité_sans_faute de l’Etat pour le décès de Rémi Fraisse dans les suites de l’intervention des forces de l’ordre ».
« Des fautes décisionnelles »
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« Sur le volet procédural, la cour estime qu’il y avait une responsabilité de la part des décisionnaires, là où les juges d’instruction français ont toujours refusé d’entendre ces décisionnaires, dont le préfet, souligne maître Arié Alimi. La CEDH dit donc qu’il n’y a pas de violation du procès équitable, tout en considérant qu’il y a des fautes décisionnelles, ce qui remet un peu en cause la procédure menée par la justice française. »
En plus de mettre un point final à une affaire commencée il y a plus de dix ans, cet arrêt de la CEDH pourrait constituer un tournant dans les procédures judiciaires liées aux opérations de maintien de l’ordre. En 2011, la Cour de cassation jugeait que « les Etats (…) sont tenus de respecter les décisions de la CEDH, sans attendre d’être attaqués devant elle ni d’avoir modifié leur législation ». Autrement dit, la justice française devra tenir compte des arguments mis en avant par la cour dans son arrêt.
« Pour éviter de nouvelles condamnations, la France doit maintenant tirer toutes les conséquences de cette décision et revoir en profondeur sa politique de maintien de l’ordre », a également réagi Patrice Spinosi, avocat de Jean-Pierre Fraisse. Dans un premier temps, la cour attend de la France qu’elle dédommage plusieurs proches de Rémi Fraisse pour un montant total de 50 700 euros.