Alors que nous allons réouvrir les établissements scolaires, je m’interroge, en « bonne » géographe que je suis, sur l’espace scolaire tel qu’il va être donné à pratiquer par les élèves ces prochains jours.
J’ai lu, relu, lu une dizaine de fois le protocole sanitaire. #Rubalise. Je n’avais jamais lu autant de fois en si peu de pages un mot que je n’avais jamais employé jusque-là.
Mise à l’écart du mobilier scolaire + rubalise. Nous ne pourrons plus accéder aux #manuels, nous ne pouvons faire de #photocopies, les #salles_informatiques et les #tablettes sont interdites. Pour faire cours dans les disciplines où les élèves n’ont pas leur propre #manuel_scolaire, nous allons nous amuser.
Pas grave, j’ai de l’imagination. On va utiliser les #jeux_de_société que j’ai et qui portent sur l’histoire. Ces derniers jours, j’avais repris les règles de « Bruges », parfait pour réviser la ville au Moyen Âge. Ah non, je n’ai pas le droit de prêter du matériel. Faire un plateau fabriqué à coup de photocopies ? Ah non, pas de photocopies. Bon, je range Bruges, Carcassonne, Notre Dame, Agricola, et les Mystères de l’Abbaye. 5 idées sympas pour réviser le Moyen Âge. Rubalise.
Pas grave, j’ai de l’imagination. Si j’utilisais Plickers, c’est top ça, un quizz projeté au tableau, les élèves n’ont qu’à lever le code dans le sens de leur réponse, je photographie de loin leurs réponses, et... ah non, pas de prêt de matériel, mes codes plastifiés ne pourront servir. Rubalise.
Pas grave, j’ai de l’imagination. Oui, mais voilà, pas d’îlot, chaque élève doit disposer de 4 m2 mais ne peut être positionné face à un autre élève. En langues vivantes, ils doivent pourtant leur faire travailler « la #coopération ». Les nouveaux #protocoles_pédagogiques prévoient aussi qu’en français, les élèves doivent maîtriser la tape sur un clavier. Sans clavier. Sans ordinateur. Sans... tout, sauf des rubans autour d’eux. Rubalise.
Bon, passons, regardons plus loin, on réfléchira aux « activités » plus tard. C’est la consigne de l’établissement. On ne fait plus cours, on ne fait plus de séquences qui prennent du sens en tant qu’apprentissages, on devra « plus tard » prévoir des « #activités ». L’école est bien moins qu’un centre de loisirs, les activités sont seules maîtres, certes, mais elles seront prévues en dernier. On va les occuper dans leurs 4 m2 entourés de rubans. Rubalise.
Mais bon, admettons, il y a des circonstances. L’important est certainement de permettre aux élèves de retrouver un lien avec l’école, avec le lieu même qu’est l’école. C’est tout à fait justifié. Mais quel #lien ? Qu’est devenu ce #lieu ?
Aménagement de la salle de classe :
mise à l’écart du #mobilier + rubalise
4 m2 par élève, pas de #face_à_face, pas d’#îlot.
#sens_de_circulation dans la salle indiqué au moyen de #scotch_au_sol
interdire la #circulation dans la classe
Aménagement des couloirs et escaliers :
rubalise, #marques_au_sol pour #distanciation
un sens pour l’entrée, un sens pour la sortie
pas d’accès au #gymnase, pas d’accès aux #vestiaires
Récréation :
pas de descente dans la #cour
#pause en classe (où les élèves n’ont pas le droit de bouger de leur table)
pas d’#objets, pas de #livres, pas de jeux, rien dans les mains
rubalise sur les bancs pour en interdire l’accès le matin
#WC : entrée un à un, sur les 6 points WC de l’établissement, pour un effectif de 1065 élèves
rubalise dans les #toilettes + affichages consignes de #lavage_des_mains
pas le droit au repas
Qu’est-ce donc que ce lieu où tout est mis sous ruban, où il existe des sens circulatoires marqués au sol, où les heures de promenade dans la cour sont limitées dans le temps et dans l’espace, où ces heures doivent se faire sans contact avec les autres prisonniers, euh, je veux dire élèves ?
Qu’est-ce donc que ce lieu où quelques minutes par jour sont consacrés à un « enseignement » qui n’a que pour but de faire croire aux enfermés qu’ils ont quelques minutes loin de leur routine dans l’espace punitif les privant de leurs mobilités ?
Rubalise.
Chaque ligne de plus du protocole m’a glacée. J’ai eu l’impression de relire les travaux d’Olivier Milhaud lorsque, jeunes géographes, nous travaillions et échangions sur nos thèses. Les travaux sur... la #prison.
« #Surveiller_et_punir », écrivait Michel Foucault.
« #Séparer_pour_punir », ont écrit les géographes.
« La prison est une peine géographique : elle punit par l’#espace. Elle tient des populations détenues à distance de leurs proches et les confine dans des #lieux_clos. »
L’école est en train de devenir une #peine_géographique. On n’y enseignera pas, on y contrôlera des élèves qui, heureux de revenir à l’école pour y retrouver un lieu de savoirs et de #socialisation, vont faire l’expérience brutale de cet #enfermement_par_l'espace. Rubalise.
#SansMoi
PS : Je vous recommande fortement la lecture de :
Olivier Milhaud, 2017, Séparer et punir. Une géographie des prisons françaises, CNRS Editions.
Marie Morelle, 2019, Yaoundé carcérale : géographie d’une ville et de sa prison, ENS Éditions, disponible en ligne : ▻https://books.openedition.org/enseditions/11445