En Iran, plusieurs millions d’Afghans menacés d’expulsion
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En Iran, plusieurs millions d’Afghans menacés d’expulsion
Par Ghazal Golshiri
Le gouvernement iranien mène actuellement l’une de ses plus vastes campagnes d’expulsion de réfugiés, visant en premier lieu les ressortissants afghans, qui constituent la grande majorité des migrants présents sur son sol. Sur environ 6 millions d’Afghans installés en Iran – ayant fui les guerres, l’instabilité politique et les crises économiques – 2 millions d’entre eux, en possession du document provisoire leur accordant une autorisation de résidence temporaire, sont désormais menacés d’expulsion, au même titre que les migrants sans papiers. Au total, près de 4 millions d’Afghans risquent aujourd’hui d’être renvoyés du pays.
Ces 2 millions de personnes sont titulaires d’une « fiche de recensement », un document délivré par les autorités iraniennes aux migrants en situation irrégulière, en attendant une éventuelle régularisation. Jusqu’en mars, leur présence sur le territoire était tolérée. Depuis, après une annonce du ministère les déclarant privés d’accès aux services de base (éducation, soins, logement), l’étau se resserre. Les expulsions, elles, ont bel et bien commencé. Fin mai, le ministère de l’intérieur a sommé ces migrants de prendre rendez-vous avant le 7 juin pour ouvrir une procédure de régularisation. Passé ce délai, ils seront considérés en situation illégale. Sur les 2 millions de titulaires de ce document, seules six catégories de personnes pourront rester légalement dans le pays – parmi elles, les anciens militaires du régime afghan précédent, avant l’arrivée des talibans, en août 2021. Pour tous les autres, la date limite de départ est fixée au 6 juillet.
La peur est palpable au sein de la communauté afghane d’Iran, où chacun connaît au moins une personne récemment expulsée. Soheil (le prénom a été modifié, comme celui d’autres Afghans), 21 ans, est arrivé en Iran six mois après le retour des talibans au pouvoir. « Dès ce moment, la situation économique s’est encore dégradée [à cause des sanctions internationales]. Je n’ai pas trouvé de travail en Afghanistan, alors je suis venu en Iran », raconte-t-il par téléphone. Depuis 2021, le nombre de migrants afghans dans ce pays voisin a presque doublé. Soheil a profité de la dernière campagne de recensement en 2022 pour s’enregistrer et obtenir une fiche de recensement. A Téhéran, il a enchaîné les petits boulots : serveur, livreur, mécanicien. Fin avril, il a été arrêté dans le garage où il travaillait. Après deux jours passés au commissariat, il a été transféré dans un camp en périphérie de la capitale.
« On était environ 800 personnes. Certains ont été battus, on nous insultait, les propos racistes étaient fréquents. Il n’y avait qu’une dizaine de toilettes pour tout le monde, dans un état déplorable. Ensuite, on a été obligés de payer chacun 1,5 million de tomans [environ 15 euros] pour pouvoir monter dans un bus vers l’Afghanistan », témoigne-t-il depuis Kaboul. « Le système migratoire iranien repose officiellement sur le passeport et le visa, explique par téléphone Arash Nasr, chercheur spécialisé dans la situation des réfugiés en Iran, depuis Téhéran. Mais, en réalité, depuis des décennies, l’Iran a accueilli des vagues successives de réfugiés d’Afghanistan et d’Irak, souvent sans papiers. Pour encadrer leur présence, l’Etat a mis en place plusieurs campagnes de recensement, donnant lieu à la délivrance de documents temporaires, sans base légale claire. Cette politique visait notamment à éviter tout engagement découlant de la Convention de Genève sur les réfugiés, que l’Iran n’a jamais pleinement appliquée. Le pays considère tous les Afghans comme des “invités temporaires”, sans volonté d’intégration durable. »
Depuis août 2021, l’augmentation rapide de la population afghane est particulièrement visible autour de Téhéran, où de nombreux migrants se sont installés. « Cela a entraîné une montée du sentiment anti-afghan dans la société », poursuit le chercheur. Cette hostilité ne s’explique pas seulement par l’évolution démographique, mais aussi par la diffusion massive de fausses informations antimigrants dans les médias officiels et sur les réseaux sociaux, ce qui a profondément influencé l’opinion publique. Alors que la situation économique iranienne se dégrade à grande vitesse, un discours xénophobe s’est développé, proche de celui de l’extrême droite dans d’autres parties du monde. Des vidéos, partagées sur la Toile, montrant des violences à l’encontre de migrants circulent : l’une d’elles montre un jeune garçon à vélo pourchassé par une voiture, dont un des passagers crie : « Cet Afghan essaie de s’enfuir, il faut l’écraser. »
« De plus en plus d’Iraniens perçoivent la présence des Afghans comme la cause de tous les problèmes du pays : chômage, inflation, insécurité, analyse Arash Nasr. Leur présence alimente aussi des théories du complot : certains prétendent que le pouvoir iranien cherche à modifier la démographie en sa faveur, du fait du profil conservateur et religieux des Afghans. » Ce rejet diffus, enraciné dans une vision hiérarchique de la société, a favorisé l’émergence d’un consensus rare dans la vie politique iranienne : de la droite conservatrice aux opposants au régime, beaucoup soutiennent désormais ouvertement l’expulsion des réfugiés afghans pour des raisons différentes. « C’est ce climat qui a permis la mise en œuvre d’un plan d’expulsion massif, sans véritable débat public », conclut le chercheur.
Selon l’Organisation internationale pour les migrations, le nombre de familles afghanes expulsées d’Iran a explosé en mai, atteignant 15 675 – soit 2,3 fois plus qu’en avril, et plus de trois fois le chiffre de mai 2024. Ce pic marque une évolution dans le profil des expulsés : alors que les campagnes précédentes concernaient surtout des hommes seuls (26 % en mai), la part des femmes (28 %) et des enfants (46 %) a fortement augmenté.Interdits de séjour dans la moitié des provinces, les migrants afghans en Iran vivaient déjà dans une extrême précarité : leurs emplois sont limités à des tâches ingrates et mal payées. Née en Iran, Najiyah, 40 ans, travaille dans une entreprise d’import-export en banlieue de Téhéran de manière clandestine. Possédant une fiche de recensement devenue aujourd’hui obsolète, elle a rendez-vous, fin juin, dans l’espoir de régulariser sa situation, mais elle n’y croit guère : « Autour de moi, beaucoup dans le même cas ont déjà reçu un ordre d’expulsion. Etre née ici ne change rien », témoigne cette mère de deux enfants. Le droit du sol n’existe pas en Iran.
Ses proches expulsés récemment n’ont eu qu’un mois pour quitter le pays. Au-delà du délai accordé par les autorités, les migrants doivent payer une amende et risquent d’être inscrits sur liste noire et interdits de visa iranien. « Parmi mes proches expulsés, les enfants n’ont même pas pu terminer leur année scolaire. Les écoles ont dit aux parents : “Vos enfants passeront leurs examens en Afghanistan”. » Najiyah connaît une famille de cinq personnes qui, avant son expulsion, a dû verser 17 millions de tomans pour vingt jours de retard (l’équivalent de 180 euros, soit deux fois le salaire de base d’un ouvrier). « C’est un budget énorme », souffle Najiyah. Depuis le début de la nouvelle vague d’expulsions, les enfants ne vont plus seuls à l’école. Son mari les accompagne, de peur qu’ils soient arrêtés en chemin. En Afghanistan, sa fille de 14 ans ne pourra plus aller à l’école : les talibans interdisent toujours l’éducation des filles au-delà de 12 ans.
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