L’effondrement des arthropodes se poursuit, sans inversion de la tendance. Rendus publics mercredi 30 avril, les derniers résultats de l’étude participative « #Bugs_Matter » indiquent que la population d’insectes volants au Royaume-Uni aurait chuté de 63 % entre 2021 et 2024. Au total, les données accumulées suggèrent un effondrement de plus de 80 % en deux décennies sur le territoire britannique – des chiffres comparables à ceux produits par d’autres travaux conduits ailleurs en Europe.
L’étude britannique est toutefois unique par son ampleur et par sa capacité à relever, année après année, l’évolution des populations d’insectes à l’échelle d’un pays, grâce au même protocole expérimental. La destruction des habitats, le réchauffement mais surtout la présence généralisée de pesticides dans tous les milieux sont en cause, selon les chercheurs interrogés par Le Monde.
L’étude « Bugs Matter » a été conçue et mise en place par deux organisations de conservation de la nature, Buglife et Kent Wildlife Trust, grâce à l’enrôlement de milliers d’automobilistes. Ceux-ci utilisent une application et y téléchargent les photos de leur plaque d’immatriculation, avant et après avoir effectué un trajet routier, dénombrant le nombre d’impacts d’insectes. Une grande diversité d’autres données est collectée : le type de véhicule et son aérodynamisme, sa vitesse de déplacement, l’état de la météo, les zones et paysages traversés, la date et la durée du voyage, etc. Un déclin de 63 % mesuré en seulement trois années est jugé « stupéfiant » par l’écologue Vincent Bretagnolle, chercheur (CNRS) sur la Zone Atelier Plaine et Val-de-Sèvres et spécialiste des interactions entre agriculture et biodiversité.
« Ce #déclin énorme du nombre d’impacts d’insectes sur une si brève durée est vraiment alarmant, déclare Lawrence Ball (Kent Wildlife Trust), principal auteur de ces travaux. Il est plus que probable que vous voyions les effets combinés d’une tendance de fond au déclin et d’un cycle de plus court terme, peut-être lié aux événements climatiques extrêmes de ces dernières années au Royaume-Uni. » Entre 2023 et 2024, le nombre d’impacts a globalement chuté de 8 %, à la suite de déclins plus marqués les deux années précédentes, respectivement de 44 % et 28 %. La baisse moins marquée entre les deux dernières années laisse espérer un aplatissement de la tendance, ajoute en substance M. Ball.
« Conséquences potentiellement catastrophiques »
De son côté, le biologiste Dave Goulson (université du Sussex), auteur de nombreux travaux sur le déclin des pollinisateurs, appelle à être « prudent » dans l’interprétation d’une série de données de seulement quatre ans. Mais il ajoute que ce fort déclin est cohérent avec les résultats d’autres études. « Le pire scénario, que nous devrions envisager très sérieusement, est que le déclin des insectes s’accélère sous l’effet combiné du dérèglement climatique, de la perte d’habitat et de l’utilisation de plus de trois millions de tonnes de pesticides [au niveau mondial] chaque année », dit-il. Un scénario aux « conséquences potentiellement catastrophiques », prévient le chercheur britannique.
Nul rebond jusqu’à présent : d’une année à l’autre, toujours moins de bestioles percutent les calandres des automobiles. Un phénomène remarqué de longue date par les usagers de la route les plus âgés. « Il y a un ressenti populaire selon lequel il y a de moins en moins d’insectes sur les pare-brise, dit le biologiste de la conservation Vincent Devictor, chercheur (CNRS) à l’Institut des sciences de l’évolution de Montpellier, qui n’a pas participé à ces travaux. Je trouve crucial d’avoir quantifié rigoureusement un phénomène que l’on ne peut plus balayer comme relevant d’une intuition ou d’une impression personnelle. Le protocole est standardisé, répliqué et représentatif : ce sont les trois impératifs pour conclure de manière solide. »
« Les résultats de cette étude de science participative sont inquiétants, et reposent sur une méthodologie soigneuse », estime Marion Desquilbet, chercheuse (Inrae) à la Toulouse School of Economics, coautrice de travaux de référence sur les mesures de déclin de l’entomofaune. De même, Vincent Bretagnolle relève qu’un tel protocole, simple et validé, est « idéal » pour relever le défi du recensement de ces organismes très divers et difficiles à dénombrer dans l’environnement.
Les impacts dénombrés sur les plaques d’immatriculation ne permettent pas de préciser les espèces qui disparaissent le plus vite, mais la méthodologie de l’étude permet de couvrir beaucoup de taxons, explique M. Devictor : « Les heures de la journée et les habitats échantillonnés sont très variables. Il ne s’agit donc pas de la fluctuation d’une ou deux espèces isolées : on parle bien d’une baisse des insectes volants qui participent à des interactions écologiques multiples. »
Le poids de molécules #pesticides
Les données collectées intègrent plus de 8 800 trajets effectués, totalisant plus de 380 000 kilomètres parcourus à travers toutes les régions du Royaume-Uni. Les différences d’un pays à l’autre sont relativement faibles : entre 2021 et 2024, le déclin observé est de 62 % en Angleterre, 64,2 % au Pays de Galles, ou encore 55,4 % en Irlande du Nord.
Pour Vincent Devictor, cette homogénéité du déclin indique que le protocole capture bien le caractère systémique du phénomène. « La destruction d’habitats n’est pas en mesure d’expliquer seule ce qu’on observe sur une période de seulement quatre ans, dit le chercheur. Le changement climatique peut avoir un rôle, mais celui-ci devrait aussi conduire à favoriser certaines espèces qui tirent profit de la hausse des températures. L’ampleur du déclin fait plutôt penser à une surmortalité directe d’espèces multiples, compatible avec ce que l’on attend d’une réponse aux insecticides. »
Dave Goulson relève que « l’année 2024 a été la pire année jamais observée au #Royaume-Uni, à la fois pour les bourdons et les papillons, avec des données qui remontent respectivement à seize ans et quarante-huit ans ».
Constat semblable dans l’ouest de la France. « Les années 2022, 2023 et 2024 ont présenté des météos printanières tout à fait catastrophiques, avec de la sécheresse, un excédent de chaleur et de pluviométrie qui ont impacté les insectes, explique M. Bretagnolle. Les populations d’abeilles sauvages par exemple ont été très faibles en 2024 sur notre site. Il est donc très probable que le déclin mesuré en Angleterre soit identique en France, mais au contraire des Britanniques, nous n’avons pas de données nationales. »
Indépendamment de la météo, les études conduites au Danemark, en Allemagne, au Royaume-Uni montrent toutes des baisses d’abondance d’insectes comparables sur le long terme, « souvent supérieures à 50 % par décennie quel que soit le contexte », rappelle M. Devictor. Une convergence évocatrice des effets chroniques de l’imprégnation des milieux, à bas bruit, par un grand nombre de molécules pesticides.
Or, comme le dit Mme Desquilbet, « on sait que les procédures d’autorisation de mise sur le marché des pesticides, qui examinent leur impact sur l’être humain et l’environnement avant autorisation, ne sont pas protectrices pour les insectes ». En effet, précise-t-elle, ces procédures « n’évaluent pas les #effets_chroniques des pesticides, mais seulement leurs effets aigus, et seulement sur quelques espèces qui ne sont pas nécessairement les plus affectées, comme l’#abeille_domestique plutôt que les #pollinisateurs_sauvages ».
Cette négligence réglementaire est dénoncée de longue date par les organisations non gouvernementales. « Notre organisation a mis en évidence que les protocoles d’évaluation de la #toxicité des pesticides sur les insectes avaient été coécrits par des employés de l’industrie des pesticides dans les années 2000, dit Martin Dermine, chargé de mission à Pesticide Action Network Europe. Ce scandale réglementaire se perpétue, car la Commission européenne est actuellement en train de revoir ces protocoles, en incluant à nouveau des scientifiques liés à l’agrochimie. »
#Stéphane_Foucart