« La République démocratique du Congo est une réserve pour les dominants » | Mediapart
« La République démocratique du Congo est une réserve pour les dominants »
Dans « Barbarie numérique, une autre histoire du monde connecté », le sociologue Fabien Lebrun explique comment la révolution numérique est depuis trente ans l’une des causes des guerres dans l’est de la RDC, où une grande partie des minerais nécessaires sont disponibles.
Michael Pauron (Afrique XXI)
27 janvier 2025 à 20h52
Nous avons toutes et tous des #minerais de sang dans la poche, et sommes les #complices indirect·es de #crimes abominables pour répondre aux injonctions du monde numérique. C’est du moins le propos défendu dans Barbarie numérique, une autre histoire du monde connecté (préfacé par le philosophe québécois #Alain_Deneault, éditions L’Échappée, 2024), du sociologue #Fabien_Lebrun. Dans cet ouvrage, il revisite la « révolution #numérique » au prisme de l’histoire du capitalisme mondial et de la #République_démocratique_du_Congo (#RDCongo #RDC). Pour lui, la « transition » (qu’elle soit énergétique ou numérique) vantée par « l’idéologie du capital » n’existe pas. Seule l’addition de besoins et de technologies (production d’hydrocarbures et extractivisme pour les énergies renouvelables, la numérisation et l’intelligence artificielle) et l’accumulation financière demeurent, avec des conséquences environnementales et sociétales désastreuses.
Les habitant·es de la RD Congo, où la situation dans l’est s’est détériorée ces derniers jours avec l’offensive du M23, groupe armé soutenu par le Rwanda, sont exploité·es depuis toujours pour nourrir une mondialisation effrénée, estime le sociologue. « Scandaleusement » riches, ses terres sont convoitées au mépris des Congolais·es qui vivent dessus. Hier, il s’agissait d’esclaves. Puis du caoutchouc et des minerais pour les armes (dont l’uranium qui a servi pour construire la bombe atomique lâchée le 6 août 1945 sur Hiroshima). Aujourd’hui, le cobalt, le tantale, le tungstène et d’autres terres rares nécessaires pour les smartphones et les batteries électriques suscitent autant d’appétit que l’or au temps des conquistadors, qui ont pillé les Amériques à partir du XVIe siècle.
Les propos de l’auteur, qui semblent dépolitiser la question des guerres à répétition dans la région, sont toutefois contrebalancés par d’autres chercheurs. Comme le soulignent par exemple Christoph Vogel et Aymar Nyenyezi Bisoka dans Afrique XXI, ces points de vue (comme d’autres) ont tendance à enfermer l’Afrique « dans une vision réductrice ». La politique en tant que telle serait « purement et simplement absente ». « Ces récits tendent à réduire l’Afrique à un simple réceptacle de politiques extérieures », écrivent les chercheurs. Selon eux, ces discours perpétuent l’idée du « fardeau de l’homme blanc » ce qui « justifie ainsi les interventions internationales sous prétexte de paix, de stabilité et de développement ».
Fabien Lebrun avance l’idée que ce « technocolonialisme » utilise les mêmes pratiques que le colonialisme et le néocolonialisme : travail forcé, fraude, financements de groupes armés… Dans cet entretien, le sociologue, également auteur d’un essai sur le rôle néfaste des écrans sur les enfants (On achève bien les enfants. Écrans et barbarie numérique, éditions Le bord de l’eau, 2020), estime qu’il est nécessaire de revoir notre rapport à la connexion et aux technologies, d’« entamer une décroissance minérale et numérique » pour préserver des vies en RD Congo. Entretien.
Afrique XXI : Dans « Barbarie numérique », vous reliez les guerres qui déchirent l’est de la RD Congo depuis trente ans à l’exploitation des minerais nécessaires pour construire les appareils connectés... N’est-ce pas dépolitiser ces conflits qui ont bien souvent des ressors socio-politiques plus complexes ?
Fabien Lebrun : Les ressources dont a besoin la « révolution numérique » sont très mal réparties sur terre : la RD Congo est sans doute le seul pays au monde qui dispose dans son sol et son sous-sol de la quasi-totalité de la table de Mendeleïev [qui recense tous les éléments chimiques connus – ndlr]. Et, depuis trente ans, des centaines de milices évoluent dans la région. Qui finance ? les puissances capitalistes et aussi le secteur extractif mondial. Pour moi, d’un point de vue économique et industriel, c’est l’élément central de ces guerres à répétition. Tout cela correspond à la période de la numérisation et de la miniaturisation.
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Une femme sépare le cobalt de la boue et des roches près d’une mine entre Lubumbashi et Kolwezi (RD Congo) en 2015. © Photo Federico Scoppa / AFP
Chaque année, sont vendus environ 1,5 milliard de smartphones, 500 millions de téléviseurs, 500 millions de PC, 200 millions de tablettes, 50 millions de consoles de jeux vidéo… Sans oublier les milliards d’écrans, d’objets connectés (comme le réfrigérateur, la voiture…) qui dépendent de minerais et de métaux dont une grande partie se trouve en Afrique centrale – du moins pour les plus stratégiques.
Pour vous, tout tend à prouver que le retour du groupe armé soutenu par le Rwanda, le M23, en 2021, et qui est sur le point de faire tomber Goma, est intimement lié aux minerais… Quelle est votre hypothèse ?
En 2021, Félix Tshisekedi [président de la RD Congo – ndlr] passe un accord avec l’Ouganda pour faciliter la construction de routes et l’acheminement de produits miniers, forestiers et agricoles. Presque au même moment, plusieurs rapports montrent qu’il va falloir davantage de tantale et de minerais stratégiques pour la 5G et la voiture électrique notamment.
Dans ce contexte, plusieurs observateurs estiment que le Rwanda, qui ne veut pas être privé d’une partie de ce marché, a réactivé le M23 en réaction aux accords entre l’Ouganda et la RD Congo. Je penche pour cette hypothèse, d’autant que le M23 a rapidement mis la main sur la mine de Rubaya, dans le Rutshuru, où sont présentes 15 % des réserves mondiales de coltan. Cela étant dit, certains réfugiés du M23 sont en Ouganda. Kampala a donc au minimum fermé les yeux.
La RD Congo accuse le Rwanda de piller ses sous-sols. On sait que l’Ouganda en profite également... Cette situation pourrait-elle exister sans la complicité de certaines élites congolaises ?
Il existe des intérêts divergents et contradictoires des élites de la région. Pendant les deux guerres du Congo [de 1996 à 1997 et de 1998 à 2002 – ndlr], les armées sur place qui découvrent toutes ces richesses se sont fait beaucoup d’argent. Il y a eu toute une économie de guerre. Ensuite, les armées ne pouvaient pas rester sur place. Des groupes ont donc été téléguidés. 90 % des minerais 3TG [étain, tantale, tungstène et or – ndlr] estampillés rwandais sont congolais. Et ce pillage bénéficie de la complicité de Congolais, c’est évident.
Plonger dans l’Histoire permet de voir une continuité dans l’apparition conjointe d’une révolution industrielle […] et un besoin de prélèvement de ressources naturelles.
Félix Tshisekedi (comme Joseph Kabila avant lui) pourrait stopper ce pillage mais les forces armées de RD Congo participent largement à cette exploitation, comme les centaines de groupes armés. Les élites congolaises, y compris locales, signent des contrats, bradent les terres de leur population et se font beaucoup d’argent.
Mi-décembre 2024, la RD Congo a déposé plusieurs plaintes en France et en Belgique contre des filiales d’Apple (qui rejette ces accusations) qui exploitent des « minerais de sang ». Quelles pourraient en être les conséquences ?
Il y a déjà eu une plainte en 2019 aux États-Unis d’un collectif de juristes contre Apple, Dell, Microsoft et Tesla pour complicité de mort d’enfants dans des mines de cobalt congolaises. La plainte a finalement été rejetée en mars 2024. Mais le fait que ce soit désormais un État qui attaque est inédit. Tant mieux si cette plainte conduit à une prise de conscience plus large, car il y a déjà eu de nombreuses campagnes contre les minerais de sang sans que cela change quoi que ce soit.
À travers l’histoire de la RD Congo et de la « révolution numérique », vous dénoncez une continuité du capitalisme, de la traite négrière à l’extractivisme des métaux nécessaires pour construire nos appareils connectés. Quels sont les points communs entre le commerce triangulaire et l’exploitation des mines en RD Congo ?
La démarche du livre est de remettre en perspective le dernier quart de siècle du numérique avec cette grande histoire du capitalisme. À travers la technologie et l’histoire du Congo, on reprécise ce qu’on entend par capitalisme et son développement, ses racines et sa naissance. On peut se concentrer sur ses pratiques, son rapport à la terre et à l’exploitation minière.
Je pars de ce que Karl Marx appelait [dans Le Capital. Critique de l’économie politique, 1867 – ndlr] « l’accumulation primitive du capital », à savoir la longue période de la traite négrière et du commerce triangulaire, du XVIe au XIXe siècle, qui met en relation Europe, Afrique et Amérique. Il s’agit du commencement de la mondialisation, qui participe aux premiers profits, ou capitaux, notamment européens à travers les conquistadors et les colons (espagnols, portugais, français, hollandais et anglais). Nous assistons à la naissance de l’extractivisme : l’or et l’argent, énormément puisés sur le continent américain dès le XVIe siècle, ont fait la richesse de l’Espagne et du Portugal.
Les pratiques criminelles se poursuivent dans ce nouveau stade du capitalisme : extractivisme, fraude et travail forcé.
Plonger dans l’Histoire permet de voir une continuité dans l’apparition conjointe d’une révolution industrielle – ou de la transformation du capitalisme – et un besoin de prélèvement de ressources naturelles. Le Congo est à ce titre emblématique : des hommes, des femmes et des enfants ont été « prélevés » pendant la traite négrière afin de répondre à la demande de sucre, de café ou encore de cacao en Europe ; à partir de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, la forêt y a été exploitée de manière intensive, notamment pour le caoutchouc avec l’expansion de l’automobile et de l’industrie du pneu ; durant les guerres du XXe siècle, des métaux essentiels à l’industrie de l’armement sont exploités au Congo – citons l’uranium du Katanga et la course aux armements durant la guerre froide ; et, dans les années 1990, avec l’informatisation du monde, le pays répond une nouvelle fois présent avec la richesse de son sous-sol et sa diversité minéralogique.
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Des soldats du groupe armé M23 quittent le camp de Rumangabo dans l’est de la République démocratique du Congo, le 6 janvier 2023. © Photo Guerchom Ndebo / AFP
Vous expliquez que la notion d’extractivisme avait pratiquement disparu. Quand réapparaît-elle ?
Le concept d’extractivisme est revenu il y a vingt-cinq ans lors d’une période qu’on a qualifiée de « boom minier », qui correspond au développement du numérique mais aussi à la forte demande des pays émergents (Inde, Chine…). Plusieurs travaux montrent une forte augmentation de la pression sur les terres, principalement dites « métalliques ». Cette période a été rapprochée du XVIe siècle, baptisé « le siècle de l’or ». C’est une continuité.
Vous parlez également de la continuité du colonialisme, que vous qualifiez de néocolonialisme ou de « technocolonialisme ». Qu’entendez-vous par là ?
L’état d’esprit des structures coloniales et des institutions, ainsi que leurs pratiques, perdurent à travers une division internationale du travail et une production mondialisée. Les pratiques criminelles se poursuivent dans ce nouveau stade du capitalisme : extractivisme, fraude et travail forcé qu’on peut comparer à l’esclavagisme. En définitive, il faut faire travailler les Congolaises et les Congolais pour alimenter notre mondialisation.
Le colonialisme se perpétue également à travers le vocabulaire, comme l’expression de « scandale géologique » pour qualifier la RD Congo...
L’expression vient des colons belges, et plus exactement du géologue Jules Cornet, au début des années 1880, d’abord pour parler du Katanga, puis de l’ensemble de la RD Congo. À travers ce terme, on voit bien la convoitise et la potentielle goinfrerie : le sol est considéré comme riche en matières premières pour développer différents marchés, différentes marchandises, différents produits de la société occidentale. Derrière cette expression, on parle d’un lieu voué à être exploité. C’est une réserve pour les dominants. On parle de la terre pour la maltraiter. On a là un lieu, un territoire qui va participer à l’économie mondialisée. Une projection utilitariste. Ni la nature ni l’humain ne comptent.
Dans votre ouvrage, vous remettez en cause le langage de ce capitalisme numérique, comme les mots dématérialisation et transition. Pourquoi les considérez-vous inappropriés ?
Au niveau de l’idéologie, de l’utilisation des mots et de la langue, le terme dématérialisation est en effet un de mes pires ennemis. Il est central dans l’idéologie capitaliste contemporaine. Dématérialiser sous-entend numériser et informatiser. À travers ce terme et d’autres, comme cloud, cyberespace..., on cherche à rendre « éthérées » des choses sur lesquelles on n’aurait pas de prise. Or, un smartphone, c’est soixante métaux et la voiture électrique c’est soixante-dix métaux, la quasi-totalité des quatre-vingt-huit disponibles dans la croûte terrestre. Plus on vend des technologies efficaces et plus on miniaturise, plus on recourt à l’ensemble de la table de Mendeleïev. Dans les vingt à trente prochaines années, il va falloir extraire plus de métaux qu’on en a extrait dans toute l’histoire de l’humanité. Nous n’avons jamais été dans une société aussi matérielle. Parler de « dématérialisation » est simplement faux.
Il n’y a pas de transition, il y a addition et accumulation […], conformément au principe du capitalisme qui repose sur une croissance infinie.
C’est la même chose avec l’intelligence artificielle. Il s’agit d’une puissance de calcul basée sur une somme de données qu’il faut traiter, stocker, analyser et essayer de rendre plus performant. On va multiplier la construction des centres de données (les « data centers »), ce qui correspond à du béton, du verre, de l’acier et de l’eau pour refroidir.
Les énergies renouvelables reposent sur le même type de ressources. L’idéologie du capital appelle ça une « transition ». Or il n’y a pas de transition, il y a addition et accumulation, comme le montre très bien l’historien Jean-Baptiste Fressoz, et conformément au principe du capitalisme qui repose sur une croissance infinie.
Elon Musk sait que les minerais s’épuisent, raison pour laquelle il veut aller les chercher sur la Lune et sur les autres planètes ou sur les astéroïdes. Emmanuel Macron et d’autres veulent aller les chercher dans les fonds marins. La Russie et la Chine veulent aller sous les pôles. Tous pensent que le XXIe siècle est un siècle extractiviste et que ces nouveaux secteurs permettront d’éviter l’effondrement du capitalisme. Or cet effondrement est déjà entamé.
Votre ouvrage prône la déconnexion. Comment y parvenir dans un monde ultra-connecté ? Comment limiter la marche technologique actuelle pour sauver des vies congolaises ?
Beaucoup de gens me disent que c’est impossible. Mais si on réfléchit à la production de tous ces appareils connectés, on tombe forcément sur l’Afrique centrale et en particulier sur la RD Congo qui concentre de nombreuses problématiques liées à la production des technologies connectées. Dans ce cas, si on pense à la place que prennent ces appareils dans notre vie et aux conséquences que cela engendre au Congo, il m’apparaît évident qu’il faut revoir nos technologies, la façon dont elles sont conçues, et sans doute exiger qu’elles deviennent moins performantes, moins efficaces, afin qu’elles exigent moins de pression sur la terre, la géologie, le foncier et l’humain.
Il faut réintroduire la notion de limite. On n’a pas le choix. Il va falloir entamer une décroissance minérale et numérique. Se déconnecter d’un seul coup est compliqué mais il faut politiser la technologie car elle donne une direction à notre monde, à notre société et à différentes formes de domination et d’oppressions. Tout cela devrait être débattu dans toutes les assemblées, dans toutes les administrations et dans toutes les entreprises.
Il faut se questionner sur nos besoins réels et non pas ceux créés par l’industrie. Un téléphone à clapet, c’est une trentaine de métaux, soit deux fois moins de pressions qu’un smartphone. D’un point de vue coût-bénéfice, un smartphone avec soixante métaux est inutile.
Michael Pauron (Afrique XXI)