• Sophie Wahnich : « La structure des mobilisations actuelles correspond à celle des sans-culottes », entretien avec Joseph Confavreux, Mediapart

    L’historienne Sophie Wahnich confronte la période actuelle avec la Révolution française, de La Marseillaise au portrait de Macron en Louis XVI : parallèles possibles, comparaisons outrées et potentialités à l’œuvre.

    Sophie Wahnich est historienne, directrice de recherche au CNRS, spécialiste de la Révolution française, à laquelle elle a consacré de nombreux livres, le dernier étant La Révolution française n’est pas un mythe, qui vient de paraître aux éditions Klincksieck. Dans cet ouvrage, elle poursuit la réflexion déjà à l’œuvre dans son précédent ouvrage, L’Intelligence politique de la Révolution française (Textuel, 2012), où elle jugeait qu’il ne fallait pas aller puiser dans le passé des « modèles », mais plutôt des « lumières », afin de transmettre « un esprit et des outils plus que des modèles ».
    Pour Mediapart, elle confronte les mobilisations actuelles, où La Marseillaise ne cesse d’être chantée et la référence à 1789 est assumée, avec la période révolutionnaire. Entretien.

    Comment une historienne de la Révolution française regarde-t-elle ce qui est train de se passer en France ?

    Sophie Wahnich : La scénographie qui se déploie ressemble sans doute davantage aux #séditions décrites en son temps par Machiavel dans les Discorsi qu’aux émeutes révolutionnaires dont le projet politique, même immanent, est sans doute plus clarifié. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de potentialités révolutionnaires dans ce qui se passe, d’autant que les raisons desdites séditions sont à chercher du côté d’une sorte de lutte de classe entre popolo minuto et popolo grosso et qu’elles sont déclenchées par les excès du popolo grosso, des grands.
    « Le plus souvent, nous dit Machiavel, les troubles sont causés par les possédants, parce que la peur de perdre engendre chez eux la même envie que chez ceux qui désirent acquérir. En effet, les hommes ne croient pas posséder en toute sécurité s’ils n’augmentent pas ce qu’ils ont. En outre, possédant déjà beaucoup, ils peuvent plus violemment et plus puissamment susciter des troubles. » À force de vouloir toujours dominer davantage et accumuler davantage et ainsi appauvrir et exaspérer le petit peuple qui, lui, veut simplement vivre dignement.

    Car selon Machiavel « le peuple désire n’être ni commandé ni opprimé par les grands, tandis que les grands désirent commander et opprimer le peuple ». Si, pour lui, tous les hommes sont « méchants », ils ne le sont donc pas à parts égales. Les grands ou la noblesse le sont par nature bien davantage que les autres car leur désir vise leur bien particulier tandis que le désir du peuple vise par nécessité un « bien » universel – la liberté de tous identifiée à leur sécurité.
    Cette dissymétrie des désirs n’est de fait pas réductible à un antagonisme ordinaire, à un simple conflit d’intérêts, ce qui s’y joue à chaque fois, c’est la possibilité d’inventer une conception de la liberté comme non-domination. Et cela, oui, a des potentialités révolutionnaires.

    Mais les données structurelles entre la période actuelle et la période révolutionnaire ne sont pas les mêmes. Entre la fin du XVIIe siècle et 1789 existe un processus d’élaboration de la liberté, une critique de l’autoritarisme, une acculturation aux Lumières qu’on retrouve aussi bien dans les couches populaires, avec les idées véhiculées dans les almanachs et les encyclopédies populaires, que dans les cercles lettrés qui fréquentent les académies et les salons.

    Le moment actuel paraît plus ambivalent. Bien sûr, les gens sont éduqués, et les lieux d’éducation populaire se sont multipliés, mais ils ne sont pas tous outillés de la même manière, les buzz sur les réseaux sociaux et la téléréalité ne préparent pas à résister à l’air du temps délétère, mais encouragent à se manifester.

    Le sentiment que nous avons d’une grande hétérogénéité politique du mouvement vient sans doute de là. Il n’y a pas de formation idéologique discursive unifiée, chacun a sa propre grammaire. Dans ce contexte de déréliction, les luttes se mènent dans l’événement et la contre-hégémonie culturelle d’extrême droite est loin d’avoir gagné la partie. C’est une bonne nouvelle d’avoir affaire à des gens « fâchés mais pas fachos ». Même si on voit un effort de l’extrême droite, en Allemagne ou aux Pays-Bas, de ramener les gilets jaunes de ce côté.

    Cela dit, la structure sociologique des mobilisations actuelles est très intéressante car elle correspond à celle des sans-culottes, en plus féminin. On a affaire, aujourd’hui comme hier, à des « hommes faits », pour reprendre l’expression de l’historien Michel Vovelle : des pères de famille, avec un travail, qui ne veulent pas que les générations suivantes vivent plus mal qu’eux. C’était en tant que tels, en tant qu’ils avaient fondé une famille et qu’ils voulaient une vie bonne que les sans-culottes faisaient la révolution.

    Ainsi le journal Le Père Duchesne d’Hébert interrogeait-il : « Braves sans-culottes, pourquoi avez-vous fait la révolution ? N’est-ce pas pour être plus heureux, foutre ? » Il jugeait qu’il « y a trop longtemps que les pauvres bougres de sans-culottes souffrent et tirent la langue. C’est pour être plus heureux, qu’ils ont fait la révolution ». C’est comparable aujourd’hui et, en cela, ce qui se passe en ce moment est très différent des émeutes de 2005 qui réclamaient la fin de l’invisibilisation, le respect et l’inclusion des habitants des banlieues ghettoïsées.

    L’autre point de comparaison, banal mais qu’il faut répéter, c’est l’inégalité de l’assiette de l’impôt. Les gravures de l’époque révolutionnaire montrent des figures populaires écrasées par des nobles et des clercs. Aujourd’hui, ce serait la même chose avec des banquiers ou des actionnaires, et les gouvernants qui les protègent. Le sentiment de commune humanité suppose une égalité devant l’impôt.

    Les gens aujourd’hui sont suffisamment conscients par expérience des dégradations du niveau de vie pour se rendre compte que la facture de l’écologie est inégalement répartie. Et ils refusent non pas la transition écologique, mais le fait que cela pèse inégalement sur les citoyens.

    Le troisième point de comparaison possible serait dans le fait que le pouvoir a été trop loin, et a perdu beaucoup de crédibilité. Avec une configuration particulière à notre époque, qui est que Macron a fait des promesses à droite et à gauche, donc que certains ont cru qu’il ferait une politique de père de famille, et qu’une partie d’entre eux est d’autant plus fâchée qu’il prend les traits d’un tyran.

    On entend aujourd’hui les mots « émeute », voire « insurrection », mais encore peu celui de révolution… Une révolution commence-t-elle toujours par des émeutes ?

    Non. La Révolution française n’a pas commencé par une émeute, mais comme une subversion, si on considère qu’elle débute avec les États généraux. Le 14 juillet, le peuple est dans la rue pour défendre ce qui a lieu de mai à juillet.

    Mais il peut y avoir des apprentissages qui circulent rapidement dans des périodes pré-révolutionnaires. Même si la plupart des gens qui manifestent aujourd’hui n’ont pas participé aux luttes contre la loi sur le travail, même si c’est pour beaucoup la première fois qu’ils manifestent, ils ont pu voir circuler des répertoires et n’arrivent pas dans la rue en toute naïveté.

    « Il n’y a pas de possibilité d’adresse au pouvoir, sinon les manifestations »

    Êtes-vous surprise de la place que tient La Marseillaise dans les mobilisations de ces dernières semaines ?

    Je pense que c’est grâce/à cause du foot. Cela permet d’être ensemble, de chanter à l’unisson, d’être dans la joie du chœur. C’est une manière de produire des effets de foule, au sens traditionnel du terme. C’est un objet qui fait le lien entre chacun et permet à chacun de se sentir plus fort. S’il n’y avait pas le foot, et seulement l’école, les gens ne sauraient pas La Marseillaise et n’en auraient pas un tel usage.

    Mais c’est un usage dialectique. Il se trouve qu’en France, l’hymne national, contrairement à d’autres pays, est aussi un chant révolutionnaire. D’ailleurs, il me semble qu’il ne faut pas entendre les mots de ce chant du XVIIIe siècle avec les cadres d’aujourd’hui. Le fameux « sang impur », à l’époque, désigne la question du sacré et de la liberté qui est sacrée. Le sang impur est ainsi celui de ceux qui refusent la liberté. Peut-être qu’aujourd’hui, certains disent « sang impur » parce qu’ils sont fascistes, mais ce n’est pas le sens initial.
    Ce qui est vrai est que la mobilisation actuelle n’a pas de vision autre que nationale. Elle ne s’intéresse ainsi pas du tout à ce qui s’est passé récemment en Grande-Bretagne, avec le mouvement Extinction Rebellion. Toutefois, même si l’extrême droite est présente dans les manifestations, il y a une hétérogénéité des manifestants qui me paraît, factuellement, contraire à ce que veulent les mouvements d’extrême droite.

    Depuis samedi dernier, existe une focalisation sur la « violence » des manifestations, mais elle semble moins choquer que dans d’autres situations où le niveau de violence semblait pourtant moins fort. Comment l’expliquer ?

    Domine le sentiment que la violence produite dans les mobilisations est une violence retournée. Il y a là quelque chose de révolutionnaire, dans cette manière de retourner la violence subie. Pour que la violence puisse paraître acceptable, voire légitime, aux yeux de beaucoup, il faut qu’il y ait eu beaucoup de retenue avant.

    Ce qui se passe ressemble à la prise des Tuileries, qui ne se situe pas au début de la Révolution française, mais arrive après des tentatives calmes de réclamations en faveur de la justice, après que cela n’a pas marché. Cela crée une forme de violence qui rend quelque peu hagard, parce qu’on sent que c’est inévitable. Cela fait vingt ans qu’on répète que cela ne peut que « péter », donc quand ça pète, on ne peut trouver ça complètement illogique ou illégitime.

    Pendant la Révolution, le citoyen Nicoleau, de la section de la Croix-Rouge, avait défendu l’idée d’un peuple « véritable souverain et législateur suprême » qu’aucune autorité ne pouvait priver du droit d’opiner, de délibérer, de voter et par conséquent de faire connaître par des pétitions le résultat de ses délibérations, les objets et motifs de ses vœux. Il espérait « que les Français ne se trouvent pas dans la fâcheuse nécessité de suivre l’exemple des Romains, et d’user contre les mandataires, non du droit humble et modeste de pétition, qu’on a cherché à leur ravir, mais du droit imposant et terrible de résistance à l’oppression, conformément à l’article 2 de la déclaration des droits ».

    Abbé Grégoire. Paris, BnF, département des estampes, 1801.
    Abbé Grégoire. Paris, BnF, département des estampes, 1801.
    L’abbé Grégoire disait également : « Si vous ôtez au citoyen pauvre le droit de faire des pétitions, vous le détachez de la chose publique, vous l’en rendez même ennemi. Ne pouvant se plaindre par des voies légales, il se livrera à des mouvements tumultueux et mettra son désespoir à la place de la raison… » Nous y sommes.
    En France, il n’y a que le droit de vote et pas de possibilité d’adresse au pouvoir, sinon les manifestations. Macron n’aime pas les corps intermédiaires, mais sans corps intermédiaires le tumulte est vite là.

    Comment comprenez-vous que les références à Mai-68, ou même à la Commune de Paris souvent citée dans les mobilisations contre la loi sur le travail, soient nettement moins présentes que celles à la Révolution française ?

    La Commune demeure une référence du mouvement ouvrier et une référence intellectuelle. Elle intéresse certains groupes mais pas l’universalité des citoyens. Et puis elle n’est pas si joyeuse que cela, parce que la Commune demeure une défaite, tandis que la Révolution française est, au moins partiellement, une vraie victoire. Même si celle-ci n’a pas été totale, la Restauration n’a pas permis de retour à l’Ancien Régime pur et simple, et il est plus agréable de se référer à une victoire qu’à une défaite.

    En outre, les gilets jaunes n’appartiennent pas au mouvement ouvrier, même s’ils peuvent être ouvriers. Beaucoup n’ont jamais manifesté auparavant, ce qui était aussi le cas dans les mobilisations contre Ben Ali en Tunisie.

    Et, contrairement à 1968, l’enjeu n’est pas libertaire, il est familial. En 1968, il s’agissait d’inventer une vie fondée sur d’autres normes. Ici, il s’agit davantage d’une forme de lutte des classes, dans le rapport à l’État plus que dans les usines, qui fait que Mai-68 demeure une référence moins disponible que la Révolution.

    Tout le monde se demande vers quoi on peut se diriger maintenant. Est-ce que l’historienne possède quelques éclaircissements ?

    L’historien peut dire ce qui est nouveau dans le mouvement, faire le « diagnostic du présent », comme disait Michel Foucault, mais son travail n’est pas d’imaginer. Personne ne peut savoir où cela va, même pas ceux qui participent au mouvement. Même s’il est intéressant de voir que les gens assument ce qu’ils font, assument un geste politique et tragique, assument y compris l’impureté, alors que l’état ordinaire de l’époque est de ne plus assumer de gestes politiques.

    Les deux hypothèses actuelles, l’état d’urgence et la dissolution de l’Assemblée, sont toutes deux cohérentes. La première signifierait plus d’autoritarisme. L’autre conduirait à reconnaître que la crise politique est réelle et qu’il faut de nouveaux représentants. Une telle option prendrait alors une vraie dimension révolutionnaire.

    Mais si l’on veut défendre l’ordre néolibéral, il va falloir faire davantage de maintien de cet ordre aujourd’hui contesté, bien que cela semble compliqué, car ce qu’on vit, ce sont aussi les effets de la destruction progressive de l’appareil d’État, le fait qu’il y ait moins de policiers disponibles, et qu’il serait sans doute impossible de tenir en même temps Paris et la province.

    D’autant qu’on voit bien que beaucoup de policiers en ont ras-le-bol, et partagent certaines colères qui s’expriment. Si l’appareil d’État qui a le monopole de la violence est susceptible de basculer du côté des insurgés, c’est vraiment une révolution. On n’en est pas là, mais cela peut aller vite.

    Ce mouvement se place frontalement contre les lieux et symboles du pouvoir, que ce soit avec sa volonté d’atteindre l’Élysée ou de s’en prendre aux emblèmes du capitalisme mondialisé dans les quartiers huppés d’une métropole emblématique. Est-ce un indice du caractère révolutionnaire d’une lutte ?

    Je n’en suis pas certaine. On peut imaginer que l’extrême gauche a ainsi exprimé son anticapitalisme. Mais si on prend du recul, au départ, la mobilisation se fait sur les ronds-points. Aujourd’hui, elle se rapproche des lieux du pouvoir, parce que ce dernier ne répond pas à la colère.

    De ce point de vue, l’incendie de la préfecture du Puy-en-Velay me paraît davantage symptomatique. Elle a été attaquée comme on pouvait, à l’époque révolutionnaire, brûler les châteaux sans vouloir nécessairement tuer les châtelains. Ici, il me semble qu’on s’en prend davantage aux symboles d’un pouvoir républicain qui fabrique des mauvaises lois qu’aux lieux de l’argent.

    #histoire

  • La carte est une reconquête de territoire
    http://www.politis.fr/blogs/2017/02/la-carte-est-une-reconquete-de-territoire-34177

    Comme l’affirmait Alfred Korzybski « Une carte n’est pas le territoire », au sens où elle n’est pas un modèle applicable partout et déterminant la pensée et les comportements humains, mais, couplée à divers jeux de données, elle dit beaucoup. Avec les progrès de l’informatique, de la géolocalisation et des réseaux, la cartographie est aujourd’hui devenue une pratique courante, citoyenne, qui permet de révéler, comme l’a excellemment fait Jean-Christophe Victor durant vingt ans, le dessous des cartes. Grâce à des outils libres comme Khartis (développé par l’atelier de cartographie de Sciences Po tout un chacun peut réaliser une carte statistique, interactive ou non, pour éclairer une problématique choisie.

    Prenons pour exemple celle réalisée par @b_b, membre du réseau Seenthis sur lequel j’ai posté une récente chronique sur les cormorans. Partant de la liste des quotas par département, intégrée à l’arrêté autorisant le tir des oiseaux noirs, il a créé une carte sur laquelle chaque couleur, de jaune pâle à rouge foncé, correspond à des quotas de + en + élevés. Un autre membre @Fil ayant suggéré d’y superposer les routes migratoires, et bien qu’on ne dispose pas des données SIG (système d’information géographique, format pour le recueil, le traitement, l’analyse et la présentation des données spatiales et géographiques) @b_b a réussi à produire cette carte

    http://bl.ocks.org/brunob/501c17003bf7f4495d8f71b675df8069

    Elle permet de vérifier l’hypothèse selon laquelle une bonne part des départements ayant les quotas élevés sont situés sur ces routes, ce qui augmente le risque pour les cormorans de se faire tuer lors des haltes migratoires de mars ou d’octobre.

    Autre exemple, cette Carte de France de l’absentéisme des députés au moment du vote sur l’état d’urgence, qui montre les circonscriptions dont les parlementaires étaient présents (en vert) lors de ce vote particulièrement important en février 2016....

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