Le premier ministre espagnol, Pedro Sanchez, boucle une tournée ouest-africaine pour tenter de lutter contre l’immigration clandestine
Par Célia Cuordifede (Dakar, correspondance)
La nouvelle est parvenue jusqu’à Mbour, au Sénégal, par une image un brin floue envoyée par messagerie instantanée. Ce jeudi 29 août au petit matin, sous la chaleur écrasante de l’hivernage, les mines se réjouissent. Deux pirogues, avec chacune à leur bord une centaine de jeunes en provenance du quartier des pêcheurs de cette ville côtière, située à 100 km au sud de Dakar, viennent d’accoster sur les rives des îles Canaries espagnoles, aux portes de l’Europe, après dix jours d’une dangereuse traversée sur l’océan l’Atlantique.
« A cette période de l’année [en saison chaude, où la mer est considérée plus calme], les départs sont quotidiens », observe Codou Boye, fondatrice d’une association pour les femmes de migrants de Mbour. « Chaque nuit, sur cette plage, on peut voir des dizaines de personnes se presser sur des pirogues avec leur sac à dos. Ils embarquent pour l’Espagne », poursuit-elle en pointant son doigt vers l’horizon chargé de pirogues, ajoutant que son mari a atteint les côtes européennes il y a tout juste quelques mois.
En 2024, les départs dans des embarcations de fortune depuis les côtes ouest-africaines, de la Guinée à la Mauritanie ont explosé. Selon le ministère de l’intérieur espagnol, entre le 1er janvier et le 1er août, 22 304 migrants sont arrivés aux îles Canaries, contre 9 864 pour la même période l’an dernier, soit une augmentation de 126 %. Si l’estimation de 70 000 arrivées de migrants supplémentaires d’ici à fin septembre se confirme, ces chiffres pourraient constituer un record historique. Confronté à cette vague d’immigration spectaculaire, et sous la pression de la droite et de l’extrême droite dans son pays, le premier ministre espagnol, Pedro Sanchez, a achevé jeudi une tournée ouest-africaine de trois jours en Mauritanie, en Gambie et au Sénégal, les principaux pays de départs. Objectif : tenter de juguler la migration clandestine. Il a notamment paraphé des accords avec ces trois pays pour renforcer la collaboration contre la criminalité organisée sous toutes ses formes. Le chef du gouvernement socialiste a réaffirmé à plusieurs reprises sa volonté de lutter contre « les réseaux criminels qui pratiquent la traite des êtres humains » entre l’Afrique et les Canaries, rappelant « qu’il n’y a pas si longtemps encore, l’Espagne était aussi un pays de migrants ».
Les autorités espagnoles ont par ailleurs signé des accords de « migration circulaire » avec la Mauritanie et la Gambie. Déjà existants avec le Sénégal depuis 2021, ils sont censés poser un cadre concerté d’entrée régulière de citoyens mauritaniens et gambiens sur le sol espagnol en fonction des besoins de main-d’œuvre (notamment dans le secteur agricole pour les périodes de récolte).
« En théorie, ces programmes vont dans le bon sens, estime Adama Mane, président du groupement économique de Mbour, qui promeut l’insertion professionnelle locale pour éviter les drames en mer. Mais encore faut-il que ces aides touchent les bons bénéficiaires, c’est-à-dire les Sénégalais candidats à la migration ou ceux qui sont revenus. » « En dix ans d’engagement associatif, je n’en ai vu aucun de Mbour, alors que nous sommes pourtant l’une des principales villes de départ au Sénégal », s’agace le mareyeur.
Autre projet phare acté lors de la visite du premier ministre espagnol à Dakar : le financement d’un programme d’insertion professionnelle, déjà existant en phase pilote sous le nom de Tierra Firme (Terre Ferme, en français), dont l’objectif est de « fixer la jeunesse » au Sénégal. Soutenu par le gouvernement des îles Canaries et la Chambre de commerce espagnole au Sénégal, le projet vise à former des jeunes sénégalais en adéquation avec les besoins des entreprises espagnoles établies dans le pays.
Dès son arrivée à Dakar, mercredi 28 août, Pedro Sanchez est allé à leur rencontre à l’Institut Cervantes. Vingt-quatre jeunes en ont bénéficié depuis le début de l’année, que ce soit dans le secteur du tourisme ou celui de l’habillement. « Le discours de M. Sanchez doit pouvoir motiver et convaincre toute la jeunesse sénégalaise qu’il y a un avenir ici, commente El Hadji Cheikhou Diouf, 26 ans et bénéficiaire du programme pour devenir guide touristique. Il y a trop de jeunes qui veulent partir coûte que coûte, même s’ils sont diplômés, parce qu’ils n’ont plus d’espoir. »
De tels programmes existent déjà par dizaines au Sénégal. A l’instar de ceux développés à travers le pays par l’Association nationale des partenaires de migrants (ANPM), alliée à l’ONG Solidarité Internationale. « C’est une bonne initiative, qui a fait ses preuves, à condition qu’il y ait un financement conséquent », juge son président Moustapha Fall, basé à Mbour. En moyenne, seulement 50 % de ses bénéficiaires abandonnent l’idée de la migration, tandis que l’autre moitié retente le voyage. Si les annonces espagnoles sont porteuses d’espoirs, l’ANPM estime que des mesures sur l’employabilité des jeunes par les autorités sénégalaises, restées jusqu’ici très discrètes sur le sujet, sont aussi nécessaires.