#sale_réputation

  • Les jeunes femmes sont les premières concernées par le retrait de l’État en milieu rural

    Les soudaines phases d’intérêt politique pour les jeunes ruraux aboutissent habituellement sur des mesures « volontaristes » qui prennent le cadre urbain comme référence et supposent de se projeter vers la ville pour vivre sa jeunesse et se réaliser.

    Ces injonctions unilatérales à la « mobilité » ou à « l’ouverture » pâtissent du manque de connaissances sur des groupes juvéniles que l’on a longtemps uniformisés sous l’image d’une société paysanne immuable.

    Les jeunesses urbaines, plus visibles, font alors office de point de comparaison avec les jeunesses rurales, selon un principe de définition par le manque. Par ce prisme, on tend à méconnaître les conditions d’existences et les visions du monde des jeunes ruraux, mais surtout on gomme les fractures qui existent au sein même de ce large groupe.
    La crainte de la « sale réputation »

    En son sein, on pourrait par exemple évoquer la double relégation, matérielle et symbolique, que subissent les jeunes chômeurs dans des milieux ruraux de forte interconnaissance où la « sale réputation » colle à la peau et au patronyme.

    Ici, nous allons nous évoquer les cas de jeunes femmes des classes populaires rurales, donc issues de familles ouvrières ou employées principalement (les classes populaires étant surreprésentées en milieu rural).

    Peu diplômées et peu dotées en capital économique, elles ont tendance à évoluer dans des sociabilités où ce sont avant tout les jeunes hommes qui peuvent occuper le devant de la scène et profiter des ressources liées à l’autochtonie.

    Dans nos enquêtes de terrain respectives, Les filles du coin et Ceux qui restent (2019) c’est notamment à travers les âges d’entrée sur les marchés professionnels et conjugaux que nous avons pu saisir ces rapports de genre.

    Dans leurs trajectoires individuelles, ou encore le fonctionnement des couples et des groupes d’amis, nous retrouvons les conséquences des inégalités à grande échelle entre femmes et hommes, en premier lieu celles qui structurent le marché de l’emploi rural dans les régions anciennement industrielles où l’on rencontre les jeunes les plus exposés à la précarité.
    Des offres d’emplois dans des secteurs dominés par les hommes

    À rebours de la tendance nationale, ces zones rurales qui ont tendance à se dépeupler concentrent les offres d’emploi dans des secteurs professionnels considérés comme masculins.

    Sur certains territoires, le chômage des jeunes femmes de moins de trente ans s’avère plus élevé que celui des jeunes hommes, et plus largement en milieu rural elles trouvent moins souvent un emploi à l’issue de leurs études que les jeunes hommes (59 % vs 54 %).

    Ce que l’on observe à l’échelle nationale en termes d’inégalités liées au genre sur le marché du travail se trouve dès lors exacerbé par ces effets de lieu.

    Tandis que les jeunes femmes rurales issues de milieux plus aisés partent massivement pour les études supérieures et s’installent en ville, celles qui restent, lorsqu’elles parviennent à avoir un travail proche de chez elles, sont souvent en contrat précaire, à temps partiel, avec des horaires fractionnés dans les secteurs de l’aide à la personne, les ménages, la petite enfance ou les postes d’ouvrières à l’usine, ou encore caissières dans le supermarché du coin.

    Entre autres choses, ces conditions d’emploi les exposent davantage aux contraintes de la route et des différents coûts liés aux déplacements (financiers, organisationnels…).

    De manière plus informelle, les jeunes femmes sont surtout assignées à des tâches moins ou non rémunérées, telles que l’aide et le soin aux personnes fragiles, le travail domestique (notamment les ménages) ou encore la garde des enfants.
    Des formes d’entraides féminines cruciales

    Cette répartition genrée du travail d’aide va de pair avec des formes d’entraides féminines importantes, mais elle participe aussi à distinguer les jeunes femmes entre elles : l’exclusion par la non-sollicitation des unes permettant aux autres d’espérer une place plus centrale dans les réseaux locaux de sociabilité et d’atteindre une relative stabilité économique. Comme le résument deux jeunes femmes :

    « Quand on pense jamais à toi quand y’a un poste quelque part, t’as compris que t’étais pas du bon côté »

    « Quand t’as pas de réseau, c’est pas possible »

    Aussi dans un contexte de rareté de l’emploi, trouver un travail par réseau d’interconnaissance peut aboutir sur des situations de domination inextricable.

    Quand « tout se sait » là où « tout le monde se connaît », « ne pas chercher les problèmes » et « ne pas causer de problèmes » à sa famille ou aux amis qui ont aidés sont les deux principes qui participent à l’indicibilité des violences qui, y compris en milieu professionnel, sont subies par les jeunes femmes.

    Par allers-retours, ces situations précaires des femmes sur le marché du travail déterminent (et sont déterminées par) leur place dans toutes les sphères de vie sociale, en particulier les sociabilités amicales qui sont primordiales en milieu rural, et bien sûr dans les relations amoureuses, conjugales.
    « Couper les ponts » et ne plus « faire n’importe quoi »

    Lors de la mise en couple et la (re)formation des groupes d’amis, les jeunes femmes tendent plus souvent à rejoindre leur conjoint dans un réseau qui était le sien depuis longtemps, généralement depuis l’enfance.

    Elles ont alors, disent-elles, dû « couper les ponts » avec leur « vie d’avant », alors que les jeunes hommes peuvent faire partie des mêmes clubs de loisirs et cercles amicaux, y compris après l’arrivée des enfants.

    Certaines justifient ce « choix de vie » par l’injonction à « se poser », ne plus « faire n’imp(orte quoi) » au moment de l’entrée dans l’âge adulte, afin de se consacrer plutôt à leur rôle conjugal et/ou maternel.

    Généralement plus doté en capital économique, car plus âgé, entré plus tôt en emploi et héritant plus souvent de biens familiaux, le conjoint aura eu aussi davantage de facilités à devenir propriétaire avant la mise en couple, avec l’aide notamment de ses amis pour l’aider à « retaper » une maison à moindre coût.

    Il pourra dans ce cas justifier aisément que sa compagne s’installe « chez lui ». Enfin, il aura toutes les chances d’appartenir à des groupes de loisirs liés à des activités masculines pérennes et valorisées, comme le football, la chasse, le motocross par exemples, qui viendront justifier, avec la proximité de la famille, d’installer le couple là où lui peut bénéficier de capital d’autochtonie, ici lié à son inscription dans les « bandes de potes » et dans la sociabilité professionnelle.

    Dans cette configuration conjugale inégalitaire, majoritairement rencontrée dans nos enquêtes, les sociabilités des couples « tournent autour » des hommes et de leur réseau, tandis que les jeunes femmes sont placées dans des rôles plus ou moins ingrats et isolés dont elles s’accommodent, ou non.

    Bien sûr, des solidarités et amitiés féminines peuvent se recomposer au fil du temps. Néanmoins, elles s’inscrivent rarement (cela varie là aussi selon que l’on se trouve ou non dans une zone rurale en déclin) au sein de collectifs encadrés par des institutions pérennes (de travail, de loisir). On comprend que les jeunes femmes soient attachées au fait de garder leur « meilleure amie » de longue date, alors que les jeunes hommes envisagent davantage la solidarité à l’échelle de toute leur « bande ».
    Mobilité et rapports de pouvoir

    Nos enquêtes ont forcément rencontré l’enjeu de la mobilité, puisque dès l’adolescence, dans des zones rurales appauvries où le maillage des transports en commun (cars, bus, trains régionaux) est faible, voire inexistant, les inégalités face aux possibilités de se déplacer sont grandes entre les jeunes : plus rares sont les jeunes femmes à avoir un deux-roues, d’abord parce que la route leur serait plus risquée (les jeunes hommes sont plus souvent socialisés à la conduite et à la mécanique, y compris des engins agricoles, mais aussi de la voiture familiale par leur père), ensuite en raison de leur milieu social, compte tenu des coûts afférents.

    Le pendant de cet investissement masculin dans les transports résulte dans les risques pris par les jeunes hommes. Cela constitue l’un des coûts d’adaptation à la masculinité conforme à ce milieu social, les jeunes hommes sont davantage exposés aux accidents de la route dont on sait qu’ils touchent tout particulièrement les jeunes de classes populaires rurales.

    Ensuite, il y a toutes les inégalités en matière de déplacements entre jeunes femmes elles-mêmes. D’un côté, celles qui partent vivre en ville pour leurs études vont être amenées à parcourir de grandes distances, à s’autonomiser par la voiture ou simplement rompre avec les sociabilités rurales et acquérir davantage de capital social, d’autant plus qu’elles proviennent des milieux plus dotés en capital économique et culturel. Quant à celles qui restent et qui n’ont pas le permis ou de voiture, elles tendent à dépendre de leur conjoint ou d’un proche pour se déplacer, d’autant plus si elles sont sans travail et plus jeunes que lui, dans un village ou bourg qu’elles n’habitent que depuis la mise en couple.

    La moindre intégration et l’assignation aux rôles genrés dans des collectifs familiaux et amicaux fait écho aux inégalités sur le marché du travail.

    Premières victimes du retrait de l’État, et tout particulièrement depuis le démantèlement engagé des services publics ruraux dans le secteur de la santé ou de l’éducation, les jeunes femmes ont tendance à occuper des emplois plus solitaires et précaires.

    https://theconversation.com/les-jeunes-femmes-sont-les-premieres-concernees-par-le-retrait-de-l

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