• L’obsession de la santé parfaite, Ivan Illich - Le Monde diplomatique, mars 1999.
    https://www.monde-diplomatique.fr/1999/03/ILLICH/2855

    Dans les pays développés, l’obsession de la santé parfaite est devenue un facteur pathogène prédominant. Le système médical, dans un monde imprégné de l’idéal instrumental de la science, crée sans cesse de nouveaux besoins de soins. Mais plus grande est l’offre de santé, plus les gens répondent qu’ils ont des problèmes, des besoins, des maladies. Chacun exige que le progrès mette fin aux souffrances du corps, maintienne le plus longtemps possible la fraîcheur de la jeunesse, et prolonge la vie à l’infini. Ni vieillesse, ni douleur, ni mort. Oubliant ainsi qu’un tel dégoût de l’art de souffrir est la négation même de la condition humaine.
      
    Quand on considère en historien notre médecine, c’est-à-dire la médecine dans le monde occidental, on se tourne inévitablement vers la ville de Bologne, en Italie. C’est dans cette cité que l’ ars medendi et curandi s’est séparé, en tant que discipline, de la théologie, de la philosophie et du droit. C’est là que, par le choix d’une petite partie des écrits de Galien (1), le corps de la médecine a établi sa souveraineté sur un territoire distinct de celui d’Aristote ou de Cicéron. C’est à Bologne que la discipline dont le sujet est la douleur, l’angoisse et la mort a été réintégrée dans le domaine de la sagesse ; et que fut dépassée une fragmentation qui n’a jamais été opérée dans le monde islamique, où le titre de Hakim désigne, tout à la fois, le scientifique, le philosophe et le guérisseur.

    Bologne, en donnant l’autonomie universitaire au savoir médical et, de plus, en instituant l’autocritique de sa pratique grâce à la création du protomedicato , a jeté les bases d’une entreprise sociale éminemment ambiguë, une institution qui, progressivement, a fait oublier les limites entre lesquelles il convient d’affronter la souffrance plutôt que de l’éliminer, d’accueillir la mort plutôt que de la repousser.

    Certes, la tentation de Prométhée (2) s’est présentée tôt à la médecine. Avant même la fondation, en 1119, de l’université de Bologne, des médecins juifs, en Afrique du Nord, contestaient l’effacement des médecins arabes à l’heure fatale. Et il a fallu du temps pour que cette règle disparaisse : encore en 1911, date de la grande réforme des écoles de médecine américaines, on enseignait comment reconnaître la « face hippocratique » , les signes qui font savoir au médecin qu’il ne se trouve plus devant un patient, mais devant un mourant.

    Ce réalisme appartient au passé. Toutefois, vu l’encombrement par les non-morts grâce aux soins, et vu leur détresse modernisée, il est temps de renoncer à toute guérison de la vieillesse. Par une initiative, on pourrait préparer le retour de la médecine au réalisme qui subordonne la technique à l’art de souffrir et de mourir. Nous pourrions sonner l’alarme pour faire comprendre que l’art de célébrer le présent est paralysé par ce qui est devenu la recherche de la santé parfaite.

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