Denver, ville sanctuaire pour les migrants, résiste au plan d’expulsion de masse prévu par le gouvernement des Etats-Unis
Par Corine Lesnes (Denver (Colorado), envoyée spéciale )
Le plan d’expulsion de masse de l’administration Trump se heurte à la résistance des villes sanctuaires, qui, comme la capitale du Colorado, refusent de prêter main-forte à la police fédérale de
Jeanette Vizguerra est toujours là. Elle n’a pas quitté le pays et, quoi qu’en pensent Donald Trump et ses fidèles, elle ne partira pas, du moins pas sans combat. En 2017, après l’investiture de l’homme qui avait fait des Mexicains ses cibles de prédilection, la mère de famille était « entrée en sanctuaire » – son expression – comme on entre dans les ordres. Réfugiée au sous-sol d’une église de Denver (Colorado), elle était devenue le visage des sans-papiers, établis depuis des années aux Etats-Unis mais pourchassés par la police de l’immigration. Le magazine Time en avait fait l’une des cent personnalités de l’année 2017. La comédienne America Ferrera avait pris la plume pour saluer cette mère courage devenue l’icône du mouvement sanctuaire, ce rassemblement d’églises, de villes et de citoyens qui refusent de collaborer à l’arrestation de leurs voisins.
Huit ans ont passé. Jeanette Vizguerra a réussi à rester aux Etats-Unis grâce à une dérogation temporaire, renouvelée d’année en année, mais elle est toujours sous le coup d’une mesure d’expulsion. A ce stade de la campagne d’« expulsions de masse » lancée dès son retour au pouvoir par Donald Trump, elle préfère ne pas donner son adresse par téléphone. On la rejoint dans un pavillon de la banlieue ouest de Denver, dans un quartier en surplomb de l’autoroute qui file vers les montagnes Rocheuses. Quartier ami, à en juger par les fresques murales de la Vierge de Guadalupe.
Les enfants de Jeanette ont grandi. Nés aux Etats-Unis, ils ont un passeport américain, en vertu de ce droit du sol que Donald Trump veut extraire de la Constitution. Luna, 20 ans, se prépare à entrer dans l’armée américaine. Roberto, 19 ans, a fini le lycée. A 10 ans, les enfants savaient déjà comment se comporter si la police essayait d’arrêter leur mère. Les deux grands filmeraient l’interpellation sur leur portable et appelleraient son avocat, pendant que Zury, la petite, irait se réfugier dans la chambre de ses parents. Aujourd’hui, c’est la consigne que Jeanette diffuse sur la page Facebook où elle enseigne aux sans-papiers à réagir aux opérations policières. Préparer les enfants. Leur donner un rôle, au lieu de les laisser assister impuissants à la séparation forcée d’avec leurs parents.
Jeanette Vizguerra ne cache pas que les temps sont devenus difficiles. L’administration Trump 2 est « beaucoup plus agressive », constate-t-elle dans un anglais aussi rugueux que son profil. « Elle essaie de faire le plus de dégâts possible dans nos communautés. » La porte-voix des sans-papiers n’a plus de nouvelles d’America Ferrera. Mais elle dit que les migrants ne peuvent pas laisser le gouvernement « semer la terreur » dans leur esprit. Jeanette a travaillé plus de vingt-sept ans dans le Colorado comme femme de ménage. Elle a écopé d’une mesure d’expulsion en 2009 pour avoir été en possession d’une fausse carte de Sécurité sociale, le sésame qui permet de trouver un emploi. En 2013, elle a été arrêtée à la frontière, alors qu’elle revenait clandestinement du Mexique – où elle avait pris le risque de retourner pour voir une dernière fois sa mère, hospitalisée. A 54 ans, elle s’estime en droit de rester aux Etats-Unis. « Je ne vais pas les laisser me séparer de ma famille sans me battre », défie-t-elle.
Le mouvement sanctuaire est apparu dans les années 1980, quand les églises américaines offraient refuge aux Salvadoriens fuyant la guerre civile. Il n’a pas de définition juridique universelle, mais désigne les Etats ou les villes qui ont décidé de limiter leur coopération avec la police de l’immigration, l’Immigration and Customs Enforcement (ICE). Pendant le premier mandat de Donald Trump, de 2017 à 2021, près d’une dizaine d’Etats démocrates (Californie, Colorado, Connecticut, Illinois, Massachusetts, New Jersey, New York, Oregon, Washington) et une centaine de villes se sont déclarés sanctuaires : ils ont adopté des lois interdisant à leurs polices locales d’aider la police fédérale à arrêter des clandestins. Beaucoup ont aussi interdit à la police de l’immigration de saisir des détenus dans les prisons locales sans un mandat délivré par un juge fédéral.
Nombre d’Etats républicains (Alabama, Géorgie, Floride, Iowa, Tennessee, Texas, Virginie-Occidentale) ont contre-attaqué en adoptant des mesures inverses, obligeant les forces de l’ordre locales à coopérer avec les autorités fédérales. Le terme « sanctuaire » est devenu le symbole des divisions de la société américaine sur un sujet qui a pesé lourd dans la victoire de Donald Trump lors de l’élection de novembre 2024.
Denver, la capitale du Colorado, Etat républicain jusqu’en 2008 et désormais solidement bleu, est l’une de ces villes sanctuaires que l’administration Trump essaie de mettre au pas mais qui n’ont pas l’intention de plier face aux injonctions présidentielles, quitte à se porter en justice. Aux Etats-Unis, l’immigration est du seul ressort de l’Etat fédéral. Rien n’oblige les polices locales à vérifier les permis de séjour des résidents. « Nous avons un principe très clair de séparation des pouvoirs, explique Violeta Chapin, professeure de droit et spécialiste de l’immigration à l’université du Colorado, à Boulder. Le gouvernement fédéral ne peut pas forcer les Etats à faire son travail. Il peut le leur demander, les encourager, mais il ne peut pas les y contraindre. »
A peine installé dans le bureau Ovale, Donald Trump a frappé fort. Arrestations à grand spectacle, migrants menottés et renvoyés dans leur pays sous l’œil des caméras, annulation du statut temporaire accordé depuis 2023 aux Vénézuéliens, gel des subventions aux ONG de défense des migrants… Dans les deux jours qui ont suivi l’investiture du 20 janvier, l’association Rocky Mountain Immigrant Advocacy Network (Rmian), un réseau d’avocats spécialisés dans l’immigration, s’est vu signifier l’interdiction de fournir des conseils juridiques au centre de détention d’Aurora, dans la banlieue de Denver, l’un des plus grands du pays, où quelque 1 530 migrants, qui pour la plupart parlent à peine anglais, attendent de comparaître devant un juge. « C’est tellement cruel », note Mekela Goehring, la directrice de Rmian. Après s’être pourvue en justice, l’association, qui a formé une centaine d’avocats bénévoles, a retrouvé son accès aux migrants, mais elle s’attend d’un jour à l’autre à perdre 25 % de ses subventions.
La confusion – le « chaos », disent les avocats – règne sur le statut des migrants. Ceux qui avaient saisi les opportunités de régularisation offertes au fil des années par les autorités américaines comprennent qu’ils ont construit sur du sable, que tout est susceptible d’être remis en question. Les demandeurs d’asile, les jeunes dreamers – amenés par leurs parents et protégés depuis 2010 par un statut temporaire (le programme Deferred Action for Childhood Arrivals, ou DACA) –, les parents d’enfants américains en attente d’une annulation de leur injonction à quitter le territoire : tous sont désormais susceptibles de faire l’objet d’une procédure d’« expulsion accélérée ». Et, comme ils ont fourni leurs coordonnées dans leur dossier, la police n’a plus qu’à les cueillir. « Plus personne n’est à l’abri », s’alarme l’étudiant en droit Hunter Parnell après avoir rendu visite, au centre de rétention, à un homme installé depuis plus de vingt ans aux États-Unis mais qui a eu le tort de se trouver « au mauvais moment au mauvais endroit ».
La peur est intermittente, diffuse. « C’est une sorte de guerre psychologique », explique Kayla Choun, avocate au sein du cabinet Elevation Law, spécialisée dans la défense des migrants. Mais, malgré le départ en fanfare de sa campagne, l’administration Trump se heurte aux réalités. Selon le département de la sécurité intérieure, 37 660 personnes ont été expulsées en un mois, soit moins que sous Joe Biden (57 000 expulsions mensuelles en moyenne en 2024). Déçu par les premiers résultats, Donald Trump s’impatiente. Pour aider la police de l’immigration, débordée, il veut forcer les collectivités locales à arrêter les sans-papiers et à les détenir, quitte à menacer de couper les fonds aux villes démocrates qui protègent les migrants.
Au cœur du concept de sanctuaire existe l’idée que certaines zones dites « sensibles » doivent être épargnées. Les parents doivent pouvoir déposer leurs enfants à l’école ou se rendre à l’hôpital sans risquer d’être arrêtés. Pour les responsables des collectivités sanctuaires, la sécurité de l’ensemble de la population est compromise si les migrants hésitent à s’adresser à la police de peur d’être arrêtés. Depuis 2011, une directive fédérale empêchait l’ICE de cibler les églises, les écoles et les hôpitaux. Donald Trump l’a révoquée dès le 20 janvier. « Les villes sanctuaires sont un sanctuaire pour les criminels, un point c’est tout, a asséné Tom Homan, l’architecte de la campagne d’expulsions massives, sur Fox News. Fini de jouer. »
La remise en cause de ces protections a semé la consternation à Denver. Dans les écoles, les cliniques, les centres d’accueil pour étrangers, le personnel a dû suivre une formation. « Si la police se présente pour arrêter un patient, on doit demander à voir le mandat, résume le pédiatre Mohamed Kuziez, qui exerce au Children’s Hospital du Colorado. On peut refuser l’accès, mais on s’expose à être poursuivi pour obstruction à un agent de la force publique. »
Sur le campus universitaire d’Auraria, dans le centre de la ville, où plus d’un quart des 42 000 étudiants est hispanique, les jeunes Latinos sont persuadés qu’ils sont surveillés par des agents en civil. « Ça rappelle les années 1930, quand Herbert Hoover a fait expulser 2 millions de Mexicains, dont plus de la moitié étaient des citoyens américains », affirme un étudiant en histoire, en référence à la campagne dite de « rapatriement mexicain » menée après la crise de 1929 par le gouvernement américain. Le 12 février, le district scolaire des écoles publiques de Denver, qui représente 207 établissements et 93 000 élèves de la maternelle à la terminale, a été le premier du pays à porter plainte pour rétablir l’interdiction des descentes de police dans les zones sensibles. Dans les écoles, la peur de la « migra », la police de l’immigration, est « dévastatrice », a souligné le responsable du district scolaire, Alex Marrero.
A une altitude de 1 600 mètres, ce qui lui vaut son surnom de « Mile High City » (1 mile = 1 609 mètres), Denver s’enorgueillit de son capitole au toit recouvert de feuilles d’or 24 carats. Malgré la neige, plusieurs milliers de manifestants se sont rassemblés devant le bâtiment le 17 février, lors du Presidents’Day, jour de la traditionnelle célébration des présidents américains, pour protester contre la dérive « monarchique » de Donald Trump et d’Elon Musk. Aucun migrant n’avait osé se mêler au défilé.
A deux pas de là, sur Grant Street, la First Baptist Church, tout en brique rouge, est l’une des 800 églises sanctuaires du pays (elles n’étaient que 250 en 2014). Dans le couloir, une affiche communique le numéro de téléphone à appeler pour alerter sur la présence de véhicules de l’ICE. C’est là que Jeanette Vizguerra s’était réfugiée, en 2017, dans une pièce aménagée dans le sous-sol. Fin janvier, l’église a fait installer un dispositif de sécurité. Si les agents de l’ICE veulent entrer, ils trouveront les portes fermées. La congrégation a décidé de « rester accueillante », indique Kurt Kaufman, l’assistant du pasteur. Elle se portera discrètement au secours des migrants en situation d’urgence. « Mais, si la police vient avec un mandat, il n’y a pas grand-chose que nous pourrons faire », soupire le jeune diacre.
Les Etats et villes sanctuaires n’en sont pas à leurs premières attaques de la part du camp républicain. Début 2024, le très droitier gouverneur du Texas, Greg Abbott, avait expédié par bus à Denver des milliers de demandeurs d’asile, principalement des Vénézuéliens. La ville avait été débordée par l’arrivée de quelque 40 000 migrants en six mois, mais elle s’était mobilisée pour les loger puis les orienter vers d’autres localités. Le 3 mars, le maire, Mike Johnston (qui n’a pas répondu à notre demande d’entretien), est convoqué à la Chambre des représentants, en compagnie de ses collègues démocrates de Boston et de Chicago. La commission de surveillance et de réforme du gouvernement leur reproche de « compromettre la sécurité des Américains » en « entravant la capacité des agents fédéraux » à procéder à l’arrestation de criminels par leurs politiques « obstructionnistes ».
L’offensive des républicains ne s’arrête pas là. La nouvelle ministre de la justice, Pam Bondi, a ordonné le gel des crédits qui, sous l’administration Biden, étaient octroyés aux villes sanctuaires pour compenser les dépenses occasionnées par l’arrivée des demandeurs d’asile (350 millions de dollars dans le cas de Denver). Ancienne procureure générale de Floride, grande alliée de Trump, elle envisage de poursuivre, au nom de l’Immigration and Nationality Act, les responsables locaux qui font obstacle à la transmission d’informations aux autorités fédérales. « Cette loi ne dit rien sur l’obligation de recueillir ces informations, rétorque la professeure Violeta Chapin. Personne n’a ordonné à Denver de ne pas partager d’informations avec le gouvernement fédéral. Le principe des villes sanctuaires, c’est qu’elles ne collectent tout simplement pas ces informations. »
(...)L’« opération Aurora » a eu lieu le 5 février. Plusieurs complexes résidentiels des quartiers longeant East Colfax ont vu le débarquement de commandos avec des gilets pare-balles marqués ICE, soutenus par des transport de troupes blindés et des fumigènes. Arrivés au complexe d’appartements Edge of Lowry, un ensemble d’une soixantaine de logements mal entretenus, où les résidents se plaignaient depuis des années non pas des gangs mais des marchands de sommeil exploitant leur situation précaire, ils ont frappé aux portes sans ménagement. « Policia ! »
Les ONG n’ont pas été surprises. V. Reeves, 29 ans, une diplômée en neurosciences qui a fondé le réseau d’aide aux sans-abri Housekeys Action Network Denver, dormait sur place depuis déjà une semaine. Elle a d’abord entendu le bruit des bottes. Les agents portaient des béliers, prêts à enfoncer les portes alors que la loi ne leur en donne pas le droit, sauf à présenter un mandat d’arrestation. « De la pure terreur », dit l’activiste (qui, non binaire, se fait appeler par le prénom V, en écho au V de la victoire). La veille, V. avait encore fait le tour des résidents pour leur rappeler de ne pas ouvrir leur porte, quoi qu’il arrive. Personne n’a ouvert. « Je suis tellement fier, exulte V. Pas un résident d’Edge of Lowry n’a ouvert. Personne n’a été arrêté ! »
Dans le reste de l’agglomération, le bilan de l’opération, menée simultanément dans une demi-douzaine de résidences, n’a pas été plus impressionnant. Une quarantaine d’interpellations mais un seul suspect ayant un casier judiciaire, alors que la police avait annoncé cibler une centaine de membres de Tren de Aragua. Tom Homan, le « Tsar de la frontière », comme le surnomme Donald Trump, a blâmé des « fuites » émanant des médias pour expliquer le coup de filet raté. (...).