D’après l’enquête sur la mort d’au moins 27 personnes dans la Manche, les secours français n’écoutaient pas le canal radio de détresse lors du drame
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D’après l’enquête sur la mort d’au moins 27 personnes dans la Manche, les secours français n’écoutaient pas le canal radio de détresse lors du drame
Par Abdelhak El Idrissi et Julia Pascual
Un nouvel élément accablant, dans la recherche des responsabilités qui ont conduit à la mort d’au moins vingt-sept personnes, dans la Manche, le 24 novembre 2021, qui tentaient de rejoindre le Royaume-Uni, a été ajouté au dossier judiciaire. Selon de nouveaux éléments consultés par Le Monde, les enquêteurs ont établi que l’équipage du navire de la marine nationale le Flamant, qui patrouillait en mer cette nuit-là, ne surveillait pas le canal 16, la fréquence internationale de détresse, sur laquelle le centre de secours britannique de Douvres a émis quatre messages d’alerte « mayday ». Les Britanniques demandaient alors à tous les bateaux sur zone de porter assistance à l’embarcation transportant une trentaine de passagers. La veille du canal 16 est « obligatoire », soulignent les enquêteurs dans une synthèse versée en procédure, fin 2023.
A côté des investigations portant sur l’identification des passeurs qui ont fourni aux victimes une embarcation pneumatique impropre à la navigation, la justice enquête depuis le 5 janvier 2023 sur des faits de non-assistance à personne en danger, qui ont conduit à la mise en examen de sept militaires en mai et juin 2023. Cinq d’entre eux étaient en service au sein du centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (Cross) de Gris-Nez (Pas-de-Calais) et deux officiaient à bord du Flamant.
Déjà, les enquêteurs s’étaient étonnés que le Cross, chargé de la coordination des secours, ait refusé d’envoyer le Flamant dans la zone où était localisée l’embarcation en détresse. Les secours français sont soupçonnés d’avoir attendu que le canot pneumatique passe dans les eaux anglaises pour se décharger sur leurs homologues britanniques. L’instruction a permis d’établir qu’aucun moyen de sauvetage n’avait été envoyé vers le bateau de migrants, malgré leurs nombreux appels aux secours français.
Lors de sa garde à vue, l’officier du Cross Frédéric J. avait expliqué avoir « privilégié la surveillance d’une embarcation ne demandant pas assistance », rappellent les enquêteurs. Les militaires du Cross avaient aussi plaidé au cours des auditions que le mayday est destiné aux navires sur zone, afin de les informer d’une urgence et qu’ils puissent apporter leur aide. Or, il est désormais établi que le Flamant, qui avait précisément pour mission de secourir des embarcations de migrants, n’a pas veillé le canal 16 pendant sept heures, soit entre 22 h 12, le 23 novembre, et 5 h 15, le 24 novembre, heure française. « On ne veille pas le canal 16 », a d’ailleurs déclaré l’un des chefs de quart. Des propos recueillis par le biais de l’exploitation de la bande sonore de la passerelle du navire français. « La veille du canal 16 est une obligation réglementaire, et c’est également une consigne d’application permanente au sein de la marine nationale », soulignent les enquêteurs, qui voient dans la violation de cette consigne une infraction pénale punie, dans le code de justice militaire, de deux ans de prison.
L’instruction révèle que les militaires du Flamant ont malgré tout été destinataires de trois alertes émises par les secours britanniques. En dépit de l’absence de veille de la fréquence de détresse, ces alertes leur sont parvenues par radio VHF, sous la forme d’un puissant signal sonore qui ne s’arrête qu’après une manipulation de la radio. Pour autant, « aucun des personnels présents ne s’est inquiété de ces alarmes situées en zone britannique » ni n’a repris la veille du canal 16 pour en savoir davantage. Au contraire, lors de la première alerte, survenue à 3 h 27 du matin, un militaire fait ce commentaire : « Pas de panique hein. (…) On n’est pas payés au Zodiac non plus. » Une nouvelle alerte retentit en passerelle, un peu plus d’un quart d’heure plus tard. Le personnel ne réagit pas davantage. « Parce que, si on s’en occupe… après… euh… pfff… », commente sommairement le chef de quart. A 4 heures du matin, une troisième alerte est diffusée. Cette fois, le chef de quart commente les coordonnées géographiques de l’embarcation, partagées par les Britanniques, et s’exclame : « Putain, mais c’est…. là où j’ai le curseur. » Son collègue officier lui répond alors : « Eh ben, c’est [chez] les Anglais. » A 4 h 18 du matin, un dernier mayday est émis par Douvres, mais il n’est pas reçu par le Flamant.
Lors de son audition, en 2023, par les gendarmes de la section de recherche maritime de Cherbourg (Manche), Audrey M., la commandante du Flamant, avait expliqué ne plus se souvenir des messages d’alerte envoyés par les Britanniques. Elle a été mise en examen, aux côtés de l’officier Thomas H., également de service sur la passerelle du navire la nuit du drame. Il avait reconnu devant les enquêteurs que le Flamant n’était pas engagé sur une urgence, mais n’avait pas de souvenir d’un quelconque message de détresse. Toutefois, il n’excluait pas, à l’époque, un « défaut de veille du canal 16 ». Thomas H. a également mis en cause le personnel du Cross, en lien direct avec les migrants, mais dont la communication « n’a pas été à la hauteur des alertes ». « Du coup, nous avons été trop passifs sur la mer. On n’a pas pu mettre les moyens qu’on aurait pu utiliser. » Sollicitée par Le Monde, la marine nationale n’a pas souhaité faire de commentaire.
Le travail des enquêteurs et de la juge d’instruction aboutira-t-il un jour à un procès ? Selon nos informations, les avocats de l’un des secouristes du Cross Gris-Nez ont déposé une requête en nullité, afin d’obtenir l’annulation de l’ensemble de la procédure portant sur les faits de non-assistance à personne en danger. « Etant militaire, notre client a soulevé l’incompétence de la juridiction d’instruction actuellement saisie », ont confirmé au Monde Stanislas Lequette et Sébastien Schapira, tout en refusant de détailler leur initiative.
Dans leur requête de trente et une pages, que Le Monde a pu consulter, les avocats estiment que l’enquête sur leur client aurait dû être menée par un magistrat spécialisé en matière militaire et non par la juge d’instruction de la juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée du tribunal de Paris. Les avocats rappellent que leur position est partagée par le ministère des armées qui estimait, dans un avis rendu en décembre 2022, que la juge d’instruction n’était pas compétente pour enquêter sur des militaires. Un argument balayé par le parquet de Paris, qui considérait dans son réquisitoire supplétif, en janvier 2023, que « l’enquête portant sur le réseau ayant organisé le passage des victimes en Angleterre (…) ne saurait être dissociée de l’enquête portant sur les circonstances ayant conduit au naufrage et à l’absence de secours efficace porté aux victimes ».
La cour d’appel de Paris devrait se prononcer prochainement sur ce point de procédure pouvant entraîner l’annulation des gardes à vue, des écoutes téléphoniques et surtout des mises en examen des militaires. La requête de la défense « ne fait que refléter le refus de certains de faire face à leur responsabilité », fustigent Matthieu Chirez et Thomas Ricard, avocats de nombreuses familles de victimes. En parallèle de l’enquête pénale, l’épouse et les enfants de Fikiru Gizaw, un Ethiopien mort noyé le 24 novembre 2021, ainsi que la Ligue des droits de l’homme et l’association d’aide aux migrants Utopia 56 ont par ailleurs déposé, jeudi 14 mars, une requête indemnitaire auprès du tribunal administratif de Lille. Ce recours vise à « obtenir réparation du préjudice subi en raison des carences commises par l’Etat dans l’organisation des secours en mer », fait valoir l’avocat Emmanuel Daoud.
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