Officiellement, la police a interdiction formelle d’intercepter en mer les embarcations de migrants qui tentent de traverser la Manche. Après plusieurs mois d’enquête, « Le Monde » et ses partenaires de Lighthouse Reports, de « The Observer » et du « Der Spiegel » ont pourtant pu documenter différentes situations où les forces de l’ordre emploient des manœuvres dangereuses à l’encontre de ces « small boats » pourtant déjà à l’eau.
Il pleut des cordes et la grande tonnelle blanche, sous laquelle plusieurs dizaines de personnes viennent s’abriter, a du mal à supporter le poids de l’eau qui s’accumule. Il est presque 11 heures, dans une zone périphérique de Loon-Plage Nord), ce mardi 12 mars, à l’entrée de l’un des nombreux campements de personnes migrantes présents depuis des années maintenant sur la commune, voisine de Dunkerque.
Ziko (les personnes citées par leur prénom ont requis l’anonymat), 16 ans, vivote ici depuis cinq mois. Le jeune Somalien a déjà essayé cinq fois de gagner le Royaume-Uni. A chaque fois en bateau. A chaque fois sans succès. Systématiquement, les policiers sont intervenus pour stopper l’embarcation à bord de laquelle lui et d’autres espéraient traverser la Manche. « A chaque fois, ils ont crevé le bateau », se souvient-il.
Il y a environ deux semaines de cela, les policiers ont fait une manœuvre au large de la plage de Gravelines (Nord) que le jeune homme n’est pas près d’oublier. Les fonctionnaires ont fait obstacle au canot alors qu’il était déjà en mer. « On était à plusieurs dizaines de mètres des côtes quand un bateau pneumatique avec cinq ou six policiers s’est approché et a crevé notre embarcation. » Ziko rapporte que lui et la cinquantaine de passagers sont tous tombés à l’eau. « J’avais de l’eau jusqu’à la poitrine, c’était très dangereux. Il y avait des enfants qui étaient portés à bout de bras par des adultes pour ne pas se noyer. »
De ses cinq tentatives de traversée, c’est la seule au cours de laquelle le bateau de Ziko a été crevé en mer. Son témoignage, rare, vient percuter la version officielle livrée par les autorités depuis 2018 et l’explosion du phénomène des small boats, ces petites embarcations de migrants dont le but est de rejoindre le Royaume-Uni. Officiellement, la police a interdiction formelle d’intervenir lorsque les small boats sont déjà en mer. Dans une directive à diffusion restreinte du 10 novembre 2022, le préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord, Marc Véran, rappelait que « le cadre de l’action des moyens agissant en mer (…) y compris dans la bande littorale des 300 mètres (…) est celui de la recherche et du sauvetage en mer » et « ne permet pas de mener des actions coercitives de lutte contre l’immigration clandestine ».
Et ce, en dépit de la pression constante sur le littoral : alors que moins de 2 000 personnes ont traversé la Manche en 2019, elles étaient plus de 45 000 en 2022 et près de 30 000 en 2023. Un phénomène qui est devenu un irritant majeur dans la relation franco-britannique.
Manœuvre dangereuse
Au terme de plusieurs mois d’enquête, Le Monde, ses partenaires du collectif de journalistes Lighthouse Reports, du journal britannique The Observer et de l’hebdomadaire allemand Der Spiegel ont pourtant pu documenter différentes situations, parfois filmées, où des tactiques agressives similaires à celles que dénonce Ziko ont été employées depuis juillet 2023. D’après nos informations, elles sont même comptabilisées par le ministère de l’intérieur sous la dénomination explicite d’« interceptions en mer ». Des données d’une sensibilité telle qu’elles ne font l’objet d’aucune publicité.
D’autres que Ziko en témoignent. La Défenseure des droits explique au Monde que quatre saisines sont en cours d’investigation portant sur des interceptions en mer en 2022 et 2023. Par ailleurs, l’inspection générale de la police nationale est saisie depuis l’automne 2023 d’une enquête préliminaire à la suite d’un signalement au parquet de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) effectué par Rémi Vandeplanque, un garde-côte douanier et représentant du syndicat Solidaires.
Ce dernier rapporte que, le 11 août 2023, au petit matin, un gendarme aurait demandé à un membre d’équipage de la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM) de l’aider à percer un bateau au large de la plage de Berck-sur-Mer (Pas-de-Calais) avec une dizaine de personnes à son bord. Une manœuvre dangereuse que le sauveteur a refusé d’effectuer, tout en avisant le centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (Cross) de Gris-Nez (Pas-de-Calais).
L’échange a été entendu sur l’un des canaux radio utilisés par le Cross. « En tant que policier, on ne peut pas agir d’une manière qui met la vie d’autrui en danger, affirme Rémi Vandeplanque. On doit respecter les règles. » Sollicitée, la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord assure que, « si elle est avérée, cette initiative ne pourrait être qu’une initiative individuelle de la personne en question et inappropriée ».
Rares sont les images qui documentent ces pratiques, mais une vidéo inédite que nous nous sommes procurée, datée du 9 octobre 2023, montre un semi-rigide de la police nationale tourner autour d’un small boat dans le port de Dunkerque en créant à dessein des vagues qui déstabilisent la petite embarcation. A bord se trouvent pourtant une trentaine de passagers. Une partie d’entre eux se tient sur le boudin du canot. De l’eau entre dans l’embarcation au point que ceux assis au milieu sont immergés jusqu’aux genoux. Le policier semble ensuite dire aux occupants du petit bateau de retourner sur le bord. Les migrants seront finalement débarqués sains et saufs.
Une manœuvre dangereuse, jugent plusieurs experts maritimes, d’autant que, en cas de chavirement, les embarcations légères des forces de l’ordre ne sont pas dimensionnées pour conduire des opérations de sauvetage. « Cette vidéo m’a choqué, raconte Kevin Saunders, ancien officier de la Border Force britannique en poste à Calais jusqu’en 2016 et connu pour ses positions extrêmement critiques à l’égard de l’immigration. Elle me rappelle ce que les Grecs faisaient à la frontière maritime avec la Turquie. Je suis surpris que les Français fassent cela parce que c’est contraire à leur interprétation du droit de la mer. »
« Les Français sont poussés à jouer le même rôle dans la Manche que celui que l’Union européenne offre aux pays africains. Paris reçoit beaucoup d’argent des Anglais pour empêcher les migrants de partir ou les arrêter en mer », renchérit de son côté le politiste autrichien Gerald Knaus, architecte de l’accord de lutte contre l’immigration irrégulière entre l’Union européenne et la Turquie, faisant référence à la pression grandissante des autorités britanniques.
Crever des bateaux bondés
De son côté, la préfecture de la zone de défense et de sécurité Nord relativise : « On était en journée, dans une enceinte portuaire. Le but de l’intervention est de dissuader les passagers de s’approcher de la digue du Braek [qui mène à la mer du Nord]. C’est la seule fois où on a pu intercepter un small boat par cette manœuvre et ça a été dissuasif. Toutes les personnes migrantes ont été sauvées et les passeurs interpellés. »
Dans une seconde vidéo, diffusée sur le réseau social TikTok en juillet 2023, un semi-rigide appartenant à la vedette de gendarmerie maritime Aber-Ildut, déployée depuis 2022 dans la Manche, est filmé en train de percuter à deux reprises une embarcation de migrants à pleine vitesse, au large des côtes de Boulogne-sur-Mer. Trois gendarmes sont à bord. L’un d’entre eux brandit une bombe de gaz lacrymogène en direction du small boat et intime à ses passagers de s’arrêter. Une pratique, encore une fois, contraire au cadre opérationnel français.
« Refusant le contrôle coopérant, aucune action de coercition n’a été réalisée et cette embarcation a librement poursuivi sa route, précise la préfecture maritime, interrogée sur cette action. Le nombre de ces contrôles reste très modeste, aucun naufrage, blessé ou procédure non conforme n’a été signalé. »
D’autres témoignages, recueillis auprès de migrants à Calais (Pas-de-Calais) ou à Loon-Plage, décrivent des tentatives de traversées empêchées par des forces de l’ordre, qui s’avancent dans l’eau, jusqu’aux épaules parfois, pour crever des bateaux bondés de passagers. « A aucun moment de telles consignes ne sont données ni même suggérées aux équipes coordonnées, assure pourtant la préfecture maritime, bien au contraire, la préservation de la vie humaine en mer est le seul credo qui vaille. »
La lutte contre l’immigration irrégulière franchit-elle la ligne rouge ? Le 10 mars 2023, une grappe de journalistes trépignent dans la cour de l’Elysée balayée par un vent hivernal. Tous attendent la poignée de main entre le chef de l’Etat, Emmanuel Macron, et le premier ministre britannique, Rishi Sunak, sur le perron du palais présidentiel. C’est le premier sommet bilatéral entre les deux pays depuis cinq ans. Le rapprochement qui doit être mis en scène ce jour-là va s’incarner sur un sujet : l’immigration. Londres annonce le versement sur trois ans de 543 millions d’euros à la France pour « stopper davantage de bateaux », au titre du traité de Sandhurst de 2018.
Cet argent va permettre de financer le déploiement de réservistes et l’installation de barrières et de caméras de vidéosurveillance sur la Côte d’Opale, mais aussi la surveillance aérienne du littoral ou encore l’équipement des forces de l’ordre en drones, jumelles à vision nocturne ou semi-rigides, comme celui que l’on voit à l’œuvre dans la vidéo prise dans le port de Dunkerque. Une tranche importante d’une centaine de millions d’euros est aussi dévolue à des projets immobiliers tels que la création d’un centre de rétention administrative vers Dunkerque ou d’un lieu de cantonnement pour les CRS à Calais. Désormais, plus de 700 policiers et gendarmes sillonnent vingt-quatre heures sur vingt-quatre heures les 150 kilomètres de littoral.
« Pression énorme » des Britanniques
Il n’est pas question ici de sauvetage en mer, au grand dam de certains opérateurs qui verraient bien leur flotte renouvelée alors que les naufrages d’embarcations sont récurrents et mettent à rude épreuve les équipages. Ainsi la SNSM a échoué à plusieurs reprises à bénéficier des fonds Sandhurst, « parce que son action n’est pas assimilable à de la lutte contre l’immigration illégale », justifie à regret un cadre de l’association dans un document que nous avons pu consulter.
L’enveloppe d’un demi-milliard d’euros débloquée par les Britanniques en 2023 constitue, de l’aveu de plusieurs sources au ministère de l’intérieur, un tournant. « Cela a vraiment contractualisé la relation entre les deux pays, rapporte un cadre de la Place Beauvau, sous le couvert de l’anonymat. Les Anglais se comportent avec nous comme nous on le ferait avec un pays tiers. Ils mettent une pression énorme au quotidien sur le déblocage des crédits, si les chiffres ne s’améliorent pas. C’est non-stop et à tous les niveaux. »
Déjà présents au sein d’un centre conjoint d’information et de coordination franco-britannique ainsi que dans une unité de renseignement à Coquelles (Pas-de-Calais), des officiers de liaison britanniques de la Border Force participent aussi, officiellement comme simples observateurs, à la réunion hebdomadaire de l’état-major de lutte contre l’immigration clandestine. « Ils sont extrêmement intrusifs, mais ils connaissent bien la zone, ils savent où on contrôle bien, où on est en difficulté », affirme un cadre de la gendarmerie.
Pour tarir les flux de migrants, les Britanniques ne manquent pas d’idées. En octobre 2020, le gouvernement conservateur de Boris Johnson disait réfléchir à installer des machines à vagues pour repousser les small boats. En août 2021, la ministre britannique de l’intérieur d’alors, Priti Patel, est revenue enthousiasmée d’une visite en Grèce où elle a effectué des patrouilles avec les gardes-côtes helléniques en mer Egée, l’une des portes d’entrée en Europe. « Elle a dit que nous devrions apprendre des Grecs, se souvient une source au Home Office. Ils étaient très agressifs, avaient un bon taux de détection. » Et ont, à de nombreuses reprises, fait l’objet d’accusations de refoulements illégaux de demandeurs d’asile vers la Turquie.
Toutes ces idées sont partagées avec la France lors de réunions bilatérales. « Pour les Britanniques, il fallait attraper les bateaux en mer. Ils le disaient de façon par moment insistante, lâche un haut fonctionnaire du ministère de l’intérieur, en poste jusqu’à fin 2020. Ils nous ont même expliqué comment faire, par exemple en lançant des grappins ou des filets. » A la préfecture de la zone de défense et de sécurité Nord, on reconnaît que « de nouvelles techniques sont essayées en permanence », à l’image de celle qui consiste à paralyser l’hélice d’un bateau de migrants à l’aide de filets.
Mais « cela n’a pas été concluant », assure-t-on. « Notre stratégie, ça a été plutôt de dire qu’il fallait une forte présence sur les plages et empêcher les livraisons de bateaux, corrobore un ancien directeur de la police aux frontières. En mer, on porte secours aux personnes, on ne les intercepte pas. » D’autres croient que ce qui a freiné les autorités tient plutôt à des contingences matérielles : « Il n’y avait pas de moyens nautiques pour cela », assure l’ancien haut fonctionnaire du ministère de l’intérieur.
Vingt-quatre noyades depuis 2023
L’ampleur du phénomène des traversées persistant, les digues ont-elles sauté ? Les manœuvres en mer des forces de l’ordre « se comptent sur les doigts d’une main », balaye une source au ministère de l’intérieur.
Le 10 mars 2023, tandis qu’Emmanuel Macron et Rishi Sunak enterrent à l’Elysée des années de brouille diplomatique, le préfet maritime Véran signe une nouvelle directive à diffusion restreinte. Elle précise le cadre de certaines manœuvres opérationnelles face à l’apparition du phénomène des taxis boats, ces embarcations qui longent la côte et récupèrent les migrants directement à l’eau pour éviter les interceptions sur les plages. La directive ouvre la voie à l’interception de small boats en mer par les forces de sécurité intérieure, à condition d’opérer « uniquement de jour », dans la bande côtière de 200 mètres de littoral, avant que le taxi boat n’embarque des passagers et dans le cas où « moins de trois personnes » seraient à bord.
L’intervention est conditionnée, explique le vice-amiral, au comportement coopératif des occupants du bateau, mais aussi à l’absence de risques de mise en danger de la vie humaine. « En dehors des missions dédiées de contrôle des taxis boats, (…) le cadre juridique de la lutte contre l’immigration clandestine en mer se limite à l’exercice de pouvoirs de police à l’encontre des passeurs et non des passagers eux-mêmes », insiste M. Véran. Le préfet maritime ordonne d’éviter à tout prix des « routes de collision ».
A la garde-côte douanière, Rémi Vandeplanque s’inquiète : « C’est une évolution choquante, mais ce n’est vraiment pas une surprise. » Un sentiment partagé par l’association d’aide aux migrants Utopia 56, présente sur le littoral et qui fustige, par la voix de son porte-parole, Nikolaï Posner, une « violence stérile et illégitime ». « Depuis octobre 2021 et la mise en place d’une maraude qui sillonne la côte, l’association est souvent la première à recueillir les témoignages de ceux qui ont tenté la traversée. »
Sollicitée sur les différents cas de pratiques dangereuses des forces de l’ordre à l’encontre de small boats déjà à l’eau, la préfecture de la zone de défense et de sécurité Nord renvoie vers la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord, qui est l’autorité compétente en mer. De plus, elle insiste sur la violence des réseaux de passeurs, confrontés à « la montée en puissance des saisies de bateaux en amont du littoral et sur les plages ».
Les autorités décrivent ainsi comment « des personnes migrantes sont parfois sommées de créer des lignes de défense » et de jeter des pierres aux forces de l’ordre, pour permettre la mise à l’eau des small boats. Quarante et un policiers et gendarmes ont été blessés à cette occasion en 2023 et la préfecture a dénombré sur la même période « 160 confrontations sur les plages, c’est-à-dire avec usage de la force et de gaz lacrymogènes, alors qu’il n’y en a quasiment pas eu en 2022 ».
C’est ce qui s’est notamment passé le 15 décembre 2023, à Sangatte, dans le Pas-de-Calais. D’après les éléments partagés par le parquet de Boulogne-sur-Mer, un groupe de migrants aurait fait barrage à des policiers pour permettre à un bateau de partir. Les policiers auraient essuyé des jets de projectiles et fait usage de gaz lacrymogènes en retour. Un récit en substance corroboré par plusieurs témoins présents sur place ce jour-là. Parvenu à prendre la mer, le small boat aurait rapidement subi une avarie de moteur et voulu regagner le rivage.
Un migrant somalien parmi les passagers assure que, à bord du bateau, un jeune homme de 25 ans a par ailleurs été victime d’un malaise. La police aurait continué d’user de gaz lacrymogènes et se serait avancée pour crever le bateau avant qu’il n’ait pu atteindre le rivage. « Une personne de nationalité soudanaise se retrouve inanimée sur la plage », selon le parquet, et décède peu de temps après d’un arrêt cardio-respiratoire, en dépit des tentatives de le réanimer. « Depuis août 2023, on observe une recrudescence des événements dramatiques », dit le procureur de Boulogne-sur-Mer, Guirec Le Bras. Sans parvenir à expliquer cette particularité, il note que sa juridiction a recensé dix-neuf décès par noyade, survenus pour « la plupart au bord de l’eau ».
Au total, selon l’estimation de la préfecture du Nord, vingt-quatre personnes sont décédées par noyade depuis 2023. Les autorités incriminent des « embarcations beaucoup plus chargées et une dégradation de la qualité des bateaux ». Dans un rapport publié en janvier, le réseau d’activistes Alarm Phone alertait sur ces morts près des côtes : « L’augmentation des fonds alloués à la France s’est traduite par un renforcement de la police, une augmentation de la violence sur les plages et, par conséquent, une augmentation des embarquements dangereusement surpeuplés et chaotiques au cours desquels des personnes perdent la vie. »
« Nous avons dû nager »
C’est peu ou prou ce que rapportent des migrants après une tentative de traversée échouée dans la nuit du 2 au 3 mars. Un exilé syrien de 27 ans, Jumaa Alhasan, s’est noyé dans le canal de l’Aa, un fleuve côtier qui se jette dans la mer du Nord. Plusieurs témoins, interrogés par Le Monde, assurent l’avoir vu tomber dans l’eau lors d’une intervention des forces de l’ordre qui aurait provoqué la panique des passeurs et poussé le Syrien à s’élancer depuis les rives de l’Aa pour tenter de sauter sur le canot en marche, là où le bateau était censé accoster et embarquer tout le monde. « Pour moi, il ne serait pas mort si les policiers français n’avaient pas été là », ne décolère pas Youssef, témoin de la scène. Le corps de Jumaa Alhasan a été retrouvé dans le chenal de l’Aa mardi 19 mars.
Il est près de midi sur un des campements de Calais, ce 22 janvier. Sous le crachin habituel, un homme débite du bois pour alimenter un brasero autour duquel viennent se masser une demi-douzaine d’hommes. La plupart viennent du Pendjab, une région à majorité sikhe du nord de l’Inde. Tous sont arrivés il y a quelques semaines dans le nord de la France.
Cinq jours plus tôt, Satinder, Paramjit et Gurfateh ont tenté une traversée. Ils ont longé l’autoroute qui mène jusqu’au port de Calais pour arriver au pied des dunes. « On a mis le bateau sur la plage, on l’a gonflé, tout se passait bien », rappelle Satinder, grand gaillard barbu, emmitouflé dans un cache-cou. Les trois hommes naviguent une petite dizaine de minutes au petit jour sans anicroche. Ils sont quarante-six à bord, la plupart avec des gilets de sauvetage. La météo n’est pas mauvaise, la mer presque plate.
Ils entendent finalement une voix qui semble les poursuivre : « Stop the boat. » Un bateau s’approche du leur. La voix répète : « Stop the boat. » Satinder aperçoit une embarcation de la gendarmerie qui arrive par l’ouest. Le conducteur panique, remet les gaz sans parvenir à distancer les gendarmes. « Ils étaient quatre sur le bateau. Ils ont tourné autour de nous et ils nous ont dit que les conditions météorologiques étaient trop dangereuses, qu’ils ne pouvaient pas nous laisser partir », explique Satinder. L’un des gendarmes sort alors un « click-knife [un couteau d’attaque] », raconte Gurfateh, et assène un coup dans l’embarcation. L’air s’échappe du boudin. Le bateau s’affaisse.
Le conducteur met alors le cap sur la terre ferme, mais le bateau coule avant de rejoindre la plage. « Nous avons dû nager une dizaine de minutes. Heureusement qu’il n’y avait presque que des adultes. Il y avait juste une petite fille de 4 ans », complète Satinder. Sur la plage, le groupe, hébété, reprend ses esprits avant de regagner la route du campement. Les trois hommes n’ont pas abandonné l’idée de traverser. Le 9 février, ils ont saisi la Défenseure des droits. « Ce jour-là, nous avons failli mourir. »