#Glyphosate et #cancer : un cas d’école de la « fabrique du doute »
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Glyphosate et cancer : un cas d’école de la « fabrique du doute »
Une récente étude confirmant le potentiel cancérogène de l’herbicide a fait l’objet de virulentes critiques. Mais elles reposent sur des bases #scientifiques erronées.
Par #Stéphane_Foucart
La publication récente d’une étude indiquant une élévation du risque de différentes tumeurs sur des rats de laboratoire exposés à du glyphosate a suscité de nombreux commentaires sur les réseaux sociaux et dans la presse, visant à relativiser ou dénigrer ces travaux. Ces résultats, publiés le 10 juin dans la revue Environmental Health, ne font pourtant que confirmer les conclusions du Centre international de recherche sur le cancer (#CIRC), qui estimait en 2015 que les études disponibles à l’époque offraient des « preuves suffisantes » de #cancérogénicité du glyphosate chez l’animal.
Les attaques contre cette étude pilotée par l’Institut Ramazzini de Bologne (Italie) offrent un éventail exemplaire des tours de passe-passe de la « fabrique du doute », cette rhétorique visant à miner la confiance dans les résultats scientifiques, souvent utilisée dans le but de retarder ou de combattre des décisions réglementaires.
« La revue est inconnue, l’étude est donc bancale »
Eric Billy, un chercheur en immuno-oncologie, a fait partie des critiques les plus virulents contre l’étude de l’Institut Ramazzini, qu’il juge « bancale ». Dans une série de messages publiés le 14 juin sur ses comptes X et Bluesky, qui a bénéficié de nombreux relais, ce salarié de la firme pharmaceutique Novartis a d’abord accusé ses auteurs d’avoir « choisi un journal plus indulgent pour éviter des critiques », expliquant qu’il se serait plutôt attendu à lire cet article dans les revues « Nature, Science ou Cell », gages selon lui de plus grande qualité.
POURQUOI C’EST PEU PERTINENT
Environmental Health, publiée par le groupe SpringerNature, compte en réalité au nombre des revues les plus influentes de son domaine. Son taux de citation la situe au 32ᵉ rang des 687 journaux indexés couvrant les champs de la santé publique, la santé environnementale ou la santé au travail, selon le classement 2024 de l’éditeur scientifique Elsevier.
Les journaux prestigieux comme Nature ou Science ne publient généralement pas de tests comme celui piloté par l’Institut Ramazzini. « Un certain nombre d’études de toxicité fiables et de grande qualité, comme celle que vous nous partagez, sont publiées dans des revues spécialisées, explique Meagan Phelan, porte-parole des publications éditées sous la bannière de la revue Science. Bien qu’il s’agisse d’éléments essentiels de l’évaluation des substances, ces tests ne sont pas considérés comme des avancées conceptuelles et, à ce titre, Science ne les publie généralement pas. »
« Les animaux exposés vivent aussi longtemps que les autres »
L’étude du Ramazzini ne met pas en évidence de différence significative de mortalité entre les rats exposés au glyphosate et les rats témoins, non exposés. Cet élément est mis en avant par M. Billy afin de relativiser les conclusions de l’étude. Et il fait mouche : on le retrouve plus tard dans Le Figaro, qui y voit le « premier enseignement » de ces travaux.
POURQUOI C’EST PLUS COMPLIQUÉ
Le fait que l’étude ne fasse pas apparaître de différences significatives des taux de survie entre les deux groupes n’est pas présenté par les chercheurs du Ramazzini comme un résultat en soi. Leur protocole est en effet conçu pour détecter le potentiel cancérogène d’un produit, pas son effet sur la survie des animaux : ceux-ci sont tous sacrifiés aux deux tiers de leur vie, à l’âge de 104 semaines. Or, on comprend aisément que si des humains fumeurs étaient comparés à des non-fumeurs, les différences de mortalité seraient minces si tous les individus étaient euthanasiés à l’âge de 50 ans.
En réalité, l’absence de différence de mortalité entre les groupes d’animaux sur la durée du test est surtout un gage de la qualité de l’étude, pour des raisons statistiques. Un animal mort prématurément aura été exposé moins longtemps à la substance testée, et la probabilité que des tumeurs se développent dans son groupe en sera ainsi diminuée. Son poids statistique dans l’analyse sera ainsi différent. Un taux de survie élevé dans chaque groupe, traité et témoin, est garant du « maintien de la puissance statistique » de l’expérience, selon les guides de bonnes pratiques en toxicologie (conservés par l’OCDE).
« La souche de rongeurs choisie n’est pas appropriée »
Plusieurs commentateurs ont par ailleurs critiqué le choix par les chercheurs de l’Institut Ramazzini de la souche de rats dite « Sprague-Dawley ». Eric Billy fait ainsi valoir que le recours à ce type de rats « a déjà été fortement critiqu[é] par la communauté scientifique en raison d’une fréquence anormalement élevée de lésions tumorales spontanées comparé à d’autres souches de rongeurs », en rappelant que cette souche avait été utilisée par Gilles-Eric Séralini dans sa fameuse étude controversée sur les OGM.
POURQUOI C’EST INEXACT
En réalité, les taux élevés de tumeurs spontanées observés sur la souche « Sprague-Dawley » ne concernent que certains sites (tumeurs de la glande mammaire, de l’hypophyse, etc., retrouvées à des taux comparables dans les groupes traités et témoin). En outre, les chercheurs ont à leur disposition une abondante littérature pour tenir compte des particularités de cette souche.
Non seulement la souche « Sprague-Dawley » n’est pas problématique en elle-même, mais elle est la plus utilisée. En 2024, des chercheurs ont montré que plus de 55 % des 263 études de cancérogénicité de principes actifs menés ces dernières années sur des rats ont utilisé cette souche. La cancérogénicité du Ruxolitinib, une substance médicamenteuse commercialisée par Novartis, a par exemple été testée sur cette souche.
Quant à l’étude de M. Séralini (publiée en 2012, avant d’être rétractée, puis republiée), le choix de la souche ne comptait pas, en soi, parmi les reproches formulés. Comme l’ont résumé en 2015 les experts du CIRC, c’est l’ensemble du protocole mis en œuvre qui était critiqué.
Un rat de laboratoire de la souche « Sprague-Dawley », développée spécialement pour les études de toxicologie en laboratoire. CC-BY-SA-2.0
« Les doses testées ne sont pas réalistes »
Comme plusieurs autres voix critiques, Eric Billy s’étonne des doses élevées de glyphosate auxquelles les rats ont été exposés dans le cadre de d’étude de l’Institut Ramazzini, affirmant que « même la dose la plus faible testée dépasse largement l’exposition [alimentaire] humaine réelle » et que « les deux autres doses sont donc cent et mille fois supérieures à cette exposition humaine ». Même argument et même chiffre dans Le Figaro.
POURQUOI C’EST PEU PERTINENT
Cet argument est fréquemment soulevé pour contester la pertinence des résultats des études animales. Or, des millions d’humains exposés pendant des décennies ne peuvent être comparés à une centaine de rats exposés pendant 24 mois. Le but de ces tests est de caractériser le potentiel cancérogène des substances, et non d’évaluer les risques courus par la population aux niveaux réels d’exposition (parfois très supérieurs à l’exposition alimentaire, pour les riverains d’exploitations, les travailleurs agricoles, etc.).
En fait, le glyphosate est déjà associé chez les agriculteurs à une élévation du risque de certains lymphomes dans quatre méta-analyses et une étude poolée – les plus hauts niveaux de preuve en épidémiologie (ici, ici, ici, là et là). Les études animales permettent d’interpréter ces résultats, en suggérant que ces associations sont indicatrices d’un lien causal.
Et même en prêtant foi à l’argument de « la dose trop élevée », l’objection ne tient pas la route. L’étude du Ramazzini a en effet étudié l’effet du glyphosate à des doses considérablement plus faibles que toutes les études analogues précédentes. Dans les sept études retenues par les autorités européennes lors de leur dernière évaluation de la molécule herbicide, les plus faibles doses testées étaient 12 à 420 fois plus élevées que dans l’étude du Ramazzini, et les plus fortes expositions 10 à 33 fois supérieures.
« La voie d’exposition n’est pas adéquate »
Dans l’étude du Ramazzini, les animaux ont été exposés au glyphosate par le biais de l’eau de boisson, et non la nourriture. M. Billy assure que c’est inadéquat, au motif que les humains sont plutôt exposés par l’alimentation.
POURQUOI C’EST PEU PERTINENT
Parmi les études animales sur le glyphosate soumises aux autorités sanitaires ou évaluées par le CIRC, aucune n’a été jugée irrecevable parce qu’elle avait opté pour une exposition analogue. L’eau de boisson est d’ailleurs considérée comme acceptable pour évaluer les « produits chimiques alimentaires ou environnementaux, notamment les pesticides », au même titre que le régime alimentaire, selon le guide de bonnes pratiques nᵒ 451 de l’OCDE.
Cette fausse controverse est un argument classique. En 1953, les premiers travaux du Sloan Kettering Institute sur le potentiel cancérogène du tabac avaient consisté à observer le développement de tumeurs sur la peau rasée de rongeurs après l’avoir tartinée d’extraits de goudrons tirés de la cigarette. L’American Tobacco Company avait alors critiqué l’utilisation par les scientifiques d’une « forte concentration d’extraits de fumée – entièrement différente de la fumée qu’une personne peut tirer d’une cigarette », tout en affirmant que « tous les scientifiques s’accordent à dire qu’il n’existe aucune relation connue entre cancers de la peau chez les souris et cancers du poumon chez les humains ». Comme les chercheurs du Ramazzini, ceux du Sloan Kettering Institute ne cherchaient pas à mimer exactement l’exposition humaine à l’agent testé (personne ne se tartine de goudrons de cigarette), mais à tester son potentiel cancérogène.
« Le nombre d’animaux est insuffisant »
Dans son fil critique, Eric Billy se livre à un calcul estimant que, pour atteindre une plus grande robustesse statistique, les chercheurs du Ramazzini auraient dû utiliser au moins trois fois plus de rats, soit 160 à 220 individus par groupe.
POURQUOI C’EST INEXACT
De telles exigences sont fantaisistes. Aucune étude de toxicité chronique ou de cancérogénicité du glyphosate conduite sur des rats n’a jamais enrôlé autant d’individus. Toutes les études analogues à celles du Ramazzini comportent environ 50 rats par groupe. Et pour cause, c’est le seuil recommandé par le document-guide de l’OCDE.
« Dans le cas présent, il est complètement ridicule d’exiger plus d’animaux par groupe », appuie le biostatisticien américain Christopher Portier, ancien directeur du National Toxicology Program américain, dont les travaux font autorité sur le sujet. Selon ce spécialiste, expert-témoin de plaignants dans plusieurs procès en cours aux Etats-Unis, les chercheurs du Ramazzini « sont parvenus à mettre en évidence une tendance statistiquement significative à l’augmentation de certaines tumeurs chez les animaux traités, quand bien même ils ne sont que 50 par groupe. Pourquoi faudrait-il refaire l’expérience avec plus d’animaux, pour avoir plus de puissance statistique ? »
En réalité, c’est lorsqu’on ne trouve pas d’#effet_statistiquement_significatif qu’il est possible d’objecter que le nombre d’animaux est trop faible, et qu’il peut être utile d’augmenter la puissance statistique. « Le seul inconvénient d’avoir 50 rats par groupe et non 160 ou 220, c’est de “rater” un effet, certainement pas de voir un effet qui n’existe pas », conclut M. Portier.
Cet article a bénéficié d’échanges avec les chercheurs de l’Institut Ramazzini et de la relecture critique de trois chercheurs (Inrae et Inserm), associés à des travaux de toxicologie impliquant des études animales.
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Qu’est-ce que la « #fabrique_du_doute » ?
Comme l’ont montré les historiens des sciences Naomi Oreskes (université Harvard) et Erik Conway (NASA) dans un livre de référence (Les Marchands de doute, 2012), la « fabrique du doute » a été mise au point dans les années 1950 par les industriels du tabac, afin de nier ou relativiser les effets de la cigarette.
Cette rhétorique retourne la science contre elle-même, en dévoyant les instruments intellectuels au coeur de la démarche des scientifiques (doute méthodique, exigence de rigueur, méfiance devant les affirmations perçues comme spectaculaires, etc.). Elle est ainsi très efficace sur les membres des communautés scientifiques et médicales qui ne travaillent pas directement sur les sujets visés, de même que sur les publics attachés à la rationalité et la défense des valeurs de la science, ou encore des journalistes qui reprennent parfois sans recul de tels arguments mis en circulation.
Technique de propagande très efficace, la « fabrique du doute » nécessite parfois de longs développements pour être démasquée, d’autant qu’elle mêle parfois des critiques légitimes à d’autres, fondées sur des contre-vérités, des contre-sens ou des considérations simplement erronées. Elle constitue une boîte à outils constamment utilisée depuis des décennies par une diversité de secteurs industriels désireux de protéger leurs activités de toute régulation sanitaire ou environnementale.