« L’énigme » Sebastien Lecornu, seul ministre rescapé des deux mandats d’Emmanuel Macron, désormais à la tête du gouvernement
Venu de la droite comme son ami Gérald Darmanin, celui qui ne connaissait pas le chef de l’Etat en 2017 a gravi les échelons du gouvernement et détient le record de longévité . Peu connu des Français, prudent et discret, le nouveau premier ministre a su habilement manœuvrer, au point d’être devenu un élément clé du dispositif du président de la République.
Par Solenn de Royer et Elise Vincent
Emmanuel Macron a nommé mardi 9 septembre Sébastien Lecornu au poste de premier ministre, après la démission de François Bayrou, a annoncé l’Elysée dans un communiqué. A cette occasion, nous vous repartageons cet article initialement publié le 13 octobre 2024.
« Il est où, Lecornu ? » Gérald Darmanin cherche des yeux son ami Sébastien Lecornu. Le 29 septembre 2024, à Tourcoing (Nord), où il fait sa rentrée, l’ex-ministre de l’intérieur fait glisser une boule sur le terrain de pétanque, avant de céder la place à ses ex-collègues du gouvernement, Gabriel Attal et Agnès Pannier-Runacher. « Et Lecornu ? Il joue pas, Lecornu ? », répète-t-il. Vêtu comme un prêtre – col roulé noir, pantalon de velours noir, veste en tweed – l’intéressé, qui se tient volontairement loin des caméras, est invisible. Alors que 700 casques bleus français, insérés dans la force onusienne de la Finul à la frontière entre Israël et le Liban, sont coincés sous le feu des raids de l’armée israélienne, le ministre de la défense d’alors ne tient pas à s’afficher, un dimanche, sur un terrain de boules.
Prudence et discrétion sont les deux clés de son exceptionnelle longévité au gouvernement. Plus jeune assistant parlementaire (en 2005, à 19 ans), plus jeune conseiller ministériel (au cabinet de Bruno Le Maire, en 2008), élu en 2015 plus jeune président du conseil départemental de l’Eure, puis l’un des plus jeunes du gouvernement d’Edouard Philippe, il est, à 38 ans, le seul ministre rescapé de la présidence Macron, alors qu’il est quasiment inconnu des Français. « Un exploit et une énigme », observe l’un de ses anciens collègues, qui s’interroge devant l’ascension fulgurante de ce macroniste d’adoption qui n’a rencontré le chef de l’Etat qu’une fois nommé secrétaire d’Etat à l’écologie, le jour du premier conseil des ministres, en 2017. Sept ans plus tard, c’est Emmanuel Macron lui-même qui a tenu à le garder à la défense, contre l’avis de Michel Barnier, qui souhaitait renouveler les visages.
Sébastien Lecornu, qui a publié Vers la guerre ? [_civile ?] (Plon, 288 pages, 20 euros), a rejoint depuis longtemps le premier cercle du pouvoir. Associé à la plupart des conclaves politiques, il est un pilier du « boy’s club Elysée » – l’autre nom de la Cour, en Macronie –, où l’on fomente des coups politiques devant un civet de chevreuil, tout en rivalisant d’imitations ou de répliques de Michel Audiard. Le ministre de la défense est régulièrement invité à dîner par le couple Macron, fin août, à Brégançon (Var). Ou pour un whisky nocturne à l’Elysée, où il retrouve ses complices Thierry Solère et Gérald Darmanin, deux autres transfuges de la droite, passés maîtres dans l’art de distraire leur « Raïs ». « Il a choisi un créneau : souffler à l’oreille du monarque », observe un macroniste, qui vante son absolue « loyauté ».
Le président apprécie la compagnie de cet élu local aux faux airs de Dutilleul, le héros du Passe-muraille de Marcel Aymé, « jeune vieux » à la silhouette légèrement voûtée et aux sourcils froncés (pour signifier la gravité), qui l’accompagne dans la plupart de ses voyages à l’étranger, captant son attention, devançant ses désirs, et lui renvoyant une image flatteuse en toutes circonstances.
Le grand débat national, en 2019, qui [avec 1000 incarcérations, de nombreux blessés et mutilés] a permis de sortir de la crise des « gilets jaunes », est un tournant. Au départ circonspect avec l’idée, Lecornu suggère d’y associer les maires et d’ouvrir des cahiers de doléances. « Je savais qu’avec votre côté concret, vous arriveriez à en faire quelque chose qui ne soit pas hors-sol », le félicite Macron. Le premier a lieu à Grand-Bourgtheroulde, dans son département de l’Eure, dure sept heures, et se termine à minuit dans un restaurant de Vernon, ville dont il fut maire. Un succès.
Le « consensus », son maître-mot
Habile manœuvrier , empathique et rond, Lecornu hérite très tôt de missions périlleuses. D’abord auprès du ministre de la transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, dont Edouard Philippe se méfie, et qu’il est chargé de surveiller, tout en gérant la délicate fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim (Haut-Rhin). Depuis 2022, Emmanuel Macron l’utilise pour sa diplomatie parallèle, comme François Hollande avec Jean-Yves Le Drian ou Nicolas Sarkozy avec son fidèle secrétaire général, Claude Guéant. A l’automne 2023, Lecornu est même envoyé dans une tournée de rattrapage au Proche-Orient afin de clarifier la position de la France après que le chef de l’Etat a semé le trouble dans les pays arabes et en Israël en proposant une « coalition contre le Hamas ».
En 2022, il a d’abord été accueilli avec circonspection par le petit milieu de la défense, qui prend de haut ce colonel de réserve de la gendarmerie, vu comme une énième créature de « Jupiter ». Mais Lecornu, qui se repose sur un carré de fidèles (avec lui, déjà, au ministère de l’outre-mer), exauce la volonté présidentielle d’élaborer, en un an – vote inclus – une nouvelle loi de programmation militaire qui révise à la hausse les dépenses des armées pour sept ans. Le défi est grand : mettre d’accord, en un temps record, un vaste écosystème allant des états-majors aux industriels, des services de renseignement à la direction générale de l’armement. La promesse de mois d’enfer ? Lecornu y plonge avec gourmandise.
Pour faire naître le « consensus » – son maître-mot –, il se mue en agent traitant de toutes les sensibilités politiques du Parlement , alternant piques vachardes contre les gêneurs et fausse rondeur, mettant les rieurs de son côté. « Il n’y a que Mathilde Panot [présidente du groupe La France insoumise à l’Assemblée] qui refuse de me parler », se rengorge-t-il. A l’été 2023, il obtient miraculeusement l’adoption de la loi de programmation militaire, sans 49.3. Seuls La France insoumise (LFI) et le Parti communiste français votent contre [merci EELV]. « Un vrai politique, avec une vraie culture politique, qui aime les rapports de force, les complots, les dîners », résume le député (LFI) des Hauts-de-Seine Aurélien Saintoul.
« Il laisse le président être chef des armées »
Au ministère des armées, le jeune ministre le sait aussi, la ligne directe entre le président de la République et le chef d’état-major des armées est envahissante. Mais il comprend vite que rien ne sert de s’épuiser sur tous les fronts. Alors que les troupes françaises multiplient les déconvenues au Sahel, il laisse sans regret à l’Elysée le pilotage de la redéfinition de l’empreinte militaire en Afrique. Et ne prend pas ombrage quand le président reçoit sans lui un haut gradé militaire. « Il laisse le président être chef des armées », observe Darmanin.
A l’inverse, les embardées d’Emmanuel Macron, notamment sur l’Ukraine, l’obligent à d’infinies contorsions. Soit pour tordre le bras aux armées et aux industriels afin qu’ils vident leurs stocks d’armement et accélèrent leurs cadences de production. Soit, au contraire, pour freiner les ardeurs d’une cellule diplomatique qui émet un jour l’idée de déposséder l’armée de l’air de ses précieux Rafale pour les envoyer à Kiev. Ce sont finalement des Mirage qui doivent être livrés, en 2025.
Quand ils ont appris que Lecornu était reconduit, les militaires ont été soulagés, même s’il lui est reproché une certaine brutalité dans le management des officiers généraux. « C’est un ministre très politique, qui aime les armées », avance l’ancien chef d’état-major, le général François Lecointre.
Le goût du secret
Depuis l’arrivée de Michel Barnier à Matignon, il joue parfois au « go between » quand le premier ministre et le chef de l’Etat ont du mal à se comprendre. « C’est l’un des éléments les plus constructifs », vante-t-on à Matignon, où l’on loue sa capacité de naviguer entre ancien et nouveau monde. Cet éclectisme lui a toutefois joué des tours. Le 11 juillet, Libération révèle l’existence d’un dîner secret , le 16 mars, entre le ministre de la défense et Marine Le Pen, au domicile parisien de l’ex-député Les Républicains (LR), Thierry Solère. Lecornu dément avec vigueur, affirmant qu’il était dans l’Eure. Quatre mois plus tard, son entourage confirme au Monde l’existence de deux rendez-vous discrets avec l’ex-candidate à la présidentielle du Rassemblement national (RN), dont un dîner chez Solère avant les européennes (mais pas le 16 mars), afin de parler d’Ukraine notamment. En privé, le ministre se félicite d’ailleurs que le RN s’abstienne de tenir certains propos sur le sujet depuis cette rencontre. « Ce dîner, qui mélange privé et public, est sa seule faute depuis sept ans », excuse l’un de ses amis.
Cette fois, il s’est retrouvé en pleine lumière, ce dont cet homme de couloirs, qui a le goût du secret, a horreur. Contrairement aux responsables politiques de sa génération, prompts à mettre en avant leur identité ou leur histoire familiale, il déteste la « peopolisation », n’a pas de compte TikTok et reste mutique sur sa vie privée, revendiquant la « sobriété ». « Trop d’hommes politiques ont tendance à gérer leurs problèmes psychologiques sur le dos du peuple français », s’agace-t-il. Depuis sept ans, il pondère avec soin son exposition médiatique, suivant à la lettre les préceptes de Bernard Cazeneuve (« ne parlez pas si vous n’avez rien à dire »), son « modèle dans la pratique du pouvoir ».
Si Lecornu cultive le retrait, c’est aussi par tempérament, lui qui reconnaît une forme d’inquiétude, voire de mélancolie. « J’ai besoin de calme, avec mon chien, mes bouquins, mon jardin », confie-t-il, surtout persuadé que les insatiables, animés d’une « pulsion de pouvoir continue », finissent par « s’abîmer ». Et qu’il vaut mieux se faire discret pour durer. Car s’il est décrit par ses amis comme ayant un « ego maîtrisé », il n’est pas le moins ambitieux : à chaque remaniement, son nom fleurit pour Matignon.
Quand il en « a marre », il appelle son ami, le décorateur Jacques Garcia, qui l’accueille dans son splendide château du XVIIe siècle, dans l’Eure, lui réservant la même chambre en rez-de-chaussée, « parce qu’il aime sortir fumer un cigare dans le jardin », flanqué de son braque hongrois Tiga. Féru d’histoire, il passe aussi des soirées entières avec l’écrivain François Sureau, fin connaisseur de la chose militaire, avec lequel il peut laisser libre cours à son admiration pour Pierre Messmer, ministre des armées du général de Gaulle. Tous deux partagent une attirance pour les ordres bénédictins, qu’avant 20 ans ils ont été tentés de rejoindre. A l’abbaye Sainte-Anne de Kergonan (Morbihan) pour l’académicien, à Saint-Wandrille (Seine-Maritime) pour le ministre, qui a gardé de ses séjours la manière qu’ont les moines de se saluer, front contre front.
« C’est mon frère », dit Darmanin
« C’est un pessimiste heureux », résume Darmanin. Les deux hommes se sont rencontrés en 2005 à La Baule (Loire-Atlantique), lors d’une université d’été de l’UMP, et ne se sont plus quittés. Revendiquant une filiation gaulliste, ils partagent des origines familiales modestes (la mère de Lecornu, fils unique, est secrétaire médicale, son père technicien en usine à la Snecma, dans l’aéronautique et le spatial), ne croient pas à l’excuse sociale, et vantent l’ascension républicaine. Ils se parlent tous les jours, passent leurs vacances ensemble, et imaginent qu’un jour ils ouvriront un restaurant. « Je connais tout de lui et lui de moi, c’est mon frère », dit Darmanin.
Comme lui, Lecornu fait de la politique à l’ancienne. Lui qui a accompagné son grand-père maternel, ancien résistant, aux réunions d’anciens combattants, a la passion des décorations, qu’il porte avec ostentation, comme en Suède, lors d’un dîner offert par le couple royal, en janvier. « On dirait un maréchal soviétique », se moquent les journalistes de BFM-TV. Quand Patrick Stefanini, qui a conduit à ses côtés la campagne présidentielle de François Fillon en 2017 – avant, comme lui, de démissionner – vient le voir au ministère de l’écologie, à l’automne 2017, le jeune secrétaire d’Etat lui demande ainsi si une décoration pourrait lui « faire plaisir ». « Il a la politique dans le sang », dit en rigolant Stefanini.
Dans l’Eure, où il est resté conseiller départemental, il ne manque jamais une cérémonie de vœux et décore à tour de bras. « Il y a eu le système Fabius, il y aura un système Lecornu », a-t-il un jour glissé en souriant au socialiste Marc-Antoine Jamet, ex-directeur de cabinet de Laurent Fabius, qui préside le groupe d’opposition au conseil départemental. Ce dernier loue l’enracinement militant de son adversaire mais ironise sur son supposé sens politique, notant que les outre-mer, dont il a eu la charge entre 2020 et 2022, votent désormais pour Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, et que tous les députés de son propre département, sauf un, ont basculé au RN.
Il suscite des jalousies
L’Eure lui sert de base arrière pour étoffer son carnet d’adresses. « C’est la Normandie Connection », répond Lecornu pour expliquer ses liens avec l’ex-secrétaire général de l’Elysée, Jean-Pierre Jouyet, ou Jean-Bernard Lévy, ex-PDG d’EDF, qui ont une maison non loin de la sienne, ou encore avec la présidente du Louvre, Laurence des Cars, et Brigitte Macron, qu’il a souvent reçues au Musée des impressionnistes de Giverny, qu’il préside. Membre du Siècle , qui réunit le gotha des affaires, de la politique et des médias, il sait se faire adouber par ceux qui comptent. Il déjeune régulièrement avec l’épouse d’Emmanuel Macron – qui a intégré Giverny dans le programme des visites officielles des premières dames – et Carla Bruni, celle de Nicolas Sarkozy. Il va voir ce dernier tous les trois mois, rue de Miromesnil, oubliant que l’ex-président l’appelait jadis « Lecornichon ».
Jaloux de sa proximité avec l’Elysée, les macronistes historiques ont néanmoins empêché qu’il soit nommé directeur de campagne d’Emmanuel Macron en 2022. Et en arrivant à Matignon en janvier, Gabriel Attal a proposé l’hôtel de Brienne à François Bayrou, ce que Lecornu n’a pas pardonné. Le président le protège. « Fais attention à Sébastien, c’est un affectif », recommandait-il à l’ancienne première ministre Elisabeth Borne, qui s’interrogeait sur l’opportunité de nommer « un jeune homme de 36 ans » à la défense.
La dissolution précipitée de l’Assemblée nationale, alors que « rien n’était prêt », a été une cruelle déception pour ce soldat fidèle. « C’est comme se balancer sous un train à 300 km/h », commente-t-il alors en privé, persuadé que le RN l’emportera le 7 juillet. Il fait ses cartons, aide ses collaborateurs à partir, cite Louis de Funès dans La Folie des grandeurs : « Mais qu’est-ce que je vais devenir ? Je suis ministre, je ne sais rien faire… ! » Cinq mois plus tard, alors qu’Emmanuel Macron l’a reconduit, il affirme que cette dissolution n’a rien changé entre le président et lui, redevenant le prudent du sérail.