• « Aujourd’hui, toute société est une collection de diasporas »

    https://mars-infos.org/aujourd-hui-toute-societe-est-une-793

    Entretien avec Zygmunt Bauman

    Propos recueillis par Ricardo de Querol

    Texte original : El País, 9 janvier 2016.

    Traduit du castillan par Ferdinand Cazalis

    Auteur notamment de L’Amour liquide, De la fragilité des liens entre les hommes (2004), Vies perdues : La modernité et ses exclus (2006) et La Décadence des intellectuels. Des législateurs aux interprètes (2007), il propose dans cet entretien pour El País une critique des sociétés contemporaines minées par leur souci de sécurité et leur foi dans le progrès. Plus précisément, il analyse les pièges qui menacent les actuels mouvements politiques de gauche dans l’État espagnol, et la faillite politique des réseaux sociaux sur Internet.

    Les réseaux sociaux ont modifié les manières de protester des gens, ou leurs exigences de transparence. Vous êtes sceptique envers cet « activisme de canapé », et vous soulignez qu’Internet nous endort avec un divertissement bon marché. Plutôt qu’un outil de la révolution, comme le pensent certains, diriez-vous que les réseaux sociaux sont le nouvel opium du peuple ?

    La question de l’identité a été transformée, d’un donné c’est devenu une tâche : vous devez créer votre propre communauté. Mais une communauté ne se crée pas, vous l’avez ou pas ; ce que les réseaux sociaux peuvent créer, ce n’est qu’un ersatz. La différence entre la communauté et le réseau, c’est que vous appartenez à la communauté, tandis que le réseau vous appartient. Vous pouvez ajouter des amis et vous pouvez les supprimer, vous contrôlez les personnes avec qui vous êtes en lien. Les gens se sentent ainsi un peu mieux, puisque la solitude est la grande menace de cette époque d’individualisation. Mais sur les réseaux, il est si facile d’ajouter ou de supprimer des amis que vous n’avez pas besoin d’habiletés sociales, comme celles que vous développez lorsque vous êtes dans la rue, ou que vous allez au boulot, etc., quand vous rencontrez des gens avec qui vous devez avoir une interaction raisonnable (et sensible). Là, vous avez à faire face aux difficultés, vous devez vous impliquer dans un dialogue. Le Pape François a choisi de donner sa première interview à Eugenio Scalfari, un journaliste italien qui se revendique publiquement athée. C’était un signal : le dialogue réel, ce n’est pas de parler avec des gens qui pensent comme vous. Les réseaux sociaux n’apprennent pas à dialoguer, car il y est si facile d’éviter la controverse... Beaucoup de gens utilisent les réseaux sociaux non pas pour s’unir, non pas pour élargir leurs horizons, mais au contraire pour s’enfermer dans ce que j’appelle des zones de confort, où le seul son qu’on entend est l’écho de sa propre voix, où la seule chose qu’on voit est le reflet de son propre visage. Les réseaux sociaux sont très utiles, ils rendent des services très agréables, mais ce sont des pièges.