La branche d’Orpea spécialisée dans les #soins_de_suite et la #psychiatrie connaît les mêmes dérives que les Ehpad de la société.
Sur les hauteurs des collines varoises, les murs blancs de la clinique des Oliviers dominent le petit village provençal de Callas. Propriété depuis 2009 du groupe Orpea, l’établissement de 85 lits, spécialisé dans les soins de suite – l’accueil de patients se remettant d’une longue maladie ou d’une intervention chirurgicale lourde –, a bénéficié d’une rénovation complète, jusqu’à la plantation d’un olivier dans sa cour. Les plaquettes de présentation du lieu vantent son « équipe soignante à l’écoute », ses « prestations hôtelières de qualité » ou ses « repas cuisinés sur place par notre chef ». Michel Lavollay a un autre avis, plus tranché : « J’y ai été fait prisonnier, littéralement. »
A 71 ans, ce médecin, ancien consultant en politiques de santé internationales, a réchappé de peu au Covid-19, contracté en novembre 2020. Remis, mais encore très affecté, il est envoyé aux Oliviers, où il passera dix semaines. « Ils n’étaient pas équipés pour me prendre en charge, assure aujourd’hui M. Lavollay au Monde. Je me suis retrouvé dans un service fermé, entouré d’Alzheimer et de gens délabrés. » Comme dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) du groupe, c’est du manque de personnel que provient l’essentiel du problème : « Les gens ne sont pas remplacés, témoigne le médecin. Surtout la nuit, il n’y avait parfois qu’une infirmière pour deux étages. »
Résultat, des heures d’attente pour obtenir de l’aide, le changement d’une protection ou d’une sonde et un manque de temps pour autre chose que l’essentiel. « J’ai été sorti seulement deux fois de ma chambre en dix semaines », déplore M. Lavollay. Surmené, le personnel connaît « des tensions très fortes entre aides-soignants, infirmiers ». Lorsqu’il finit par sortir de la clinique, le médecin est « très affecté, sous antidépresseurs », et très en colère contre le groupe, qui, découvre-t-il, lui a fait payer des prestations qu’il juge indues. Contacté, le groupe Orpea-Clinea dit « n’avoir pas connaissance d’une réclamation » et assure se tenir à sa disposition pour « répondre à toutes ses questions ». Pourtant, le témoignage de M. Lavollay est loin d’être isolé.
Des spécialités très rentables
Lancée en 1999 par Orpea – acronyme d’« ouverture, respect, présence, écoute, accueil » – la branche Clinea s’est spécialisée dans deux types de prestations : les soins de suite et réadaptation (SSR) et les soins psychiatriques. Outre les Ehpad, elle gère aujourd’hui 72 cliniques SSR et 53 établissements psychiatriques en France. Un choix cohérent pour un groupe « spécialisé dans la prise en charge globale de la dépendance », et qui permet d’offrir un « continuum de soins », explique Orpea. C’est aussi, du point de vue économique, un choix judicieux : la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques du ministère de la santé classe ces deux spécialités comme les plus rentables, avec des taux de 5 % à 6 %, loin devant les cliniques « MCO » (médecine, chirurgie, obstétrique) . Se concentrant sur l’accueil et la surveillance de patients, elles demandent moins de matériel et de compétences spécialisés.
« Celui qui gère des cliniques SSR est le roi du pétrole », résume Patrick Métais, ancien médecin coordinateur national du groupe Orpea, et témoin-clé du livre de Victor Castanet, Les Fossoyeurs (Fayard, 400 pages, 22,90 euros), à l’origine du scandale qui touche la société. Si son volume est bien moindre que celui des Ehpad, et si le groupe rappelle la baisse « sur six années consécutives » des tarifs de prise en charge de la Sécurité sociale et de l’Assurance-maladie, de 2013 à 2018, l’activité clinique d’Orpea rapporte : 62,8 millions d’euros de résultat net en 2020 pour un chiffre d’affaires de 762 millions d’euros, confirme l’entreprise.
Un bénéfice confortable, pour une activité financée essentiellement par l’argent public . Comme sa maison mère, Clinea a construit sa croissance à l’ombre de la « profonde mutation du système de santé français et de l’offre de soins », justifie le groupe. La tarification à l’activité, mise en place pour diminuer les dépenses, pousse les hôpitaux à déléguer au privé les hospitalisations longues. Une mutation à laquelle Clinea assure avoir « activement participé en investissant massivement pour moderniser et médicaliser des établissements ».
Des prestations complémentaires
Des investissements qu’il faut rentabiliser, ce pourquoi Clinea, tout à sa logique d’optimisation, ne refuse jamais un patient. « Je disais aux établissements de travailler à fax chaud », raconte M. Métais, qui a quitté le groupe en 2013. En clair, le fax, qui servait alors à transmettre les dossiers de patients, ne devait jamais refroidir. Comme pour les Ehpad, la direction exige de ses cadres un taux de remplissage à 100 %. Laisser un lit vide est « inconcevable, en conséquence, on avait des lits supplémentaires », quitte à dépasser la capacité d’accueil, assure l’ancien coordinateur médical. Clinea rappelle que, dans une certaine mesure, un dépassement ponctuel est autorisé, dès lors qu’il est lissé sur l’année entière.
Outre l’optimisation des capacités d’accueil, l’autre objectif de Clinea est de rentabiliser chaque patient au moyen de prestations complémentaires, en théorie facultatives mais auxquelles les patients sont fortement incités à souscrire. A commencer par la chambre individuelle, quasiment systématique – les chambres doubles sont en nombre restreint dans les établissements. Un choix que le groupe assume, au nom du « confort hôtelier », assurant veiller à « réévaluer » le niveau de prestations selon les moyens des patients ; mais qui réserve parfois de mauvaises surprises.
François (les personnes dont seul le prénom apparaît ont requis l’anonymat) ne décolère pas de la « facturation exorbitante » qu’il a dû régler pour sa fille de 25 ans, souffrant de troubles bipolaires et d’anorexie. Admise en juin 2021 à la clinique Villa Montsouris, à Paris, après une crise, « on lui a fait signer un document avec une chambre à 280 euros par jour, alors qu’elle ne savait pas ce qu’elle faisait », raconte-t-il. Sa mutuelle n’en remboursant que 50 euros, il reste 230 euros par jour à sa charge. Alors que la jeune femme n’a que peu de ressources, la clinique lui fait signer « deux chèques de caution de 1 500 euros et un chèque d’acompte, qu’ils ont présenté à l’encaissement sans aucune hésitation », ce qui lui vaudra une interdiction bancaire.
La facture, que Le Monde a pu consulter, s’élève à plus de 2 000 euros, pour une chambre « basique » et « quinze minutes d’entretien par jour avec un psychiatre ». Le groupe rappelle qu’il a finalement accordé une ristourne de 600 euros à François.
« Des chambres sombres, froides »
Le mari d’une patiente hospitalisée dans la même clinique en 2019 et qui préfère rester anonyme raconte les mêmes déboires : alors que la clinique, avec laquelle il est en contentieux, lui restreint l’accès à son épouse, les factures continuent d’affluer, envoyées directement à sa mutuelle. « C’est une boîte à fric, une cash machine », déplore-t-il. Une accusation récurrente dans les témoignages.
Ces récits n’étonnent pas Patrick Métais. « Le rôle du directeur d’établissement, c’est de vendre des prestations en plus », assure ce dernier. Pire, selon lui, Clinea – qui le dément – « sait exactement ce que telle mutuelle paye » et combien de jours peuvent être pris en charge, et ajuste ses propositions en fonction : « C’est l’optimisation maximale, pour tout. »
Derrière les photos flatteuses, les prestations de Clinea sont souvent, selon les témoignages recueillis, peu reluisantes. Frédéric raconte le « traumatisme » vécu lors d’un séjour dans un établissement Clinea par son compagnon Jean-Louis, décédé en 2019. A l’automne 2017, il est admis à la clinique La Jonquière, à Paris. « C’est une belle vitrine, un beau bâtiment avec des terrasses arborées mais, en réalité, les chambres sont sombres, froides, au point que j’ai dû lui amener un radiateur électrique », raconte Frédéric, qui se souvient des remontées d’égouts qui empuantissaient la chambre et de la nourriture « infâme, pire qu’à l’hôpital ».
« Son premier contact avec l’établissement a été avec l’intendante, qui est venue le voir tout de suite pour lui présenter les prestations hôtelières, poursuit Frédéric. Il n’a vu le médecin que deux jours plus tard, ce qui importait le plus, c’était de vendre de la prestation. » Et encore, celle-ci est loin d’être à la hauteur des attentes de Jean-Louis. Atteint de diabète, il doit normalement bénéficier d’un régime spécifique, qui ne sera, selon son compagnon, « jamais respecté » : il a droit au même plateau que tous les autres patients. En trois semaines, il perd 7 kilos.
Un encadrement défaillant
Le diabète de Jean-Louis requiert un contrôle quotidien de sa glycémie, mais il doit le rappeler chaque jour aux infirmières débordées. Alors qu’on lui a prescrit des séances de kinésithérapie quotidiennes, « le ratio patients/kiné était trop important, les kinés n’avaient pas le temps, il avait trois séances maximum par semaine », raconte encore Frédéric. Le groupe reconnaît qu’à « cette époque, cet établissement était effectivement confronté à des difficultés de recrutement ».
Après un burn-out, Maouèle Bouhraoua, responsable administrative et financière, a été admise, fin octobre 2021, à la clinique Clinea d’Orgemont, à Argenteuil (Val-d’Oise). Plus que les « douches qui fuient », c’est le déficit global d’encadrement et d’activités proposées qui l’a marquée. « J’ai fait partie des chanceux qui ont eu droit à deux visites chez le psychiatre par semaine », témoigne-t-elle. Le planning d’activités sur la période de sa prise en charge, que Le Monde a pu consulter, est quasiment vide. Les patients finiront par en organiser eux-mêmes. L’encadrement infirmier est, lui aussi, défaillant. « Une patiente (…) a fait une tentative de suicide et c’est nous, patients, qui avons vu que quelque chose n’allait pas, on a dû la porter jusqu’au poste de soins », raconte-t-elle, encore sous le choc. Clinea promet d’« étudier le dossier ».
Comme pour ses Ehpad, la méthode concernant les cliniques est bien rodée : Clinea rachète un établissement existant, y fait des travaux d’embellissement, puis met en place un « projet d’avenir », qui se traduit souvent en coupes dans les effectifs. Sandrine, une ancienne salariée de la société aujourd’hui à la retraite, l’a vécu dans le Val-d’Oise lors du rachat de son établissement, en 2001. « On est passés d’une centaine à 65 salariés. Il y a eu des licenciements, mais pas tout de suite, ils ont d’abord gardé une partie du personnel pour valider l’accréditation » auprès des autorités sanitaires. « Puis, une fois l’accréditation obtenue, ils ont viré du monde, en les harcelant. » Le groupe préfère parler de gestion de personnel « de manière transversale à la région ».
Violence managériale
Si Clinea met en avant un taux de 76 % de « respect et de reconnaissance » des salariés envers leur direction, selon une enquête menée en janvier 2021 par « trois cabinets indépendants », les nombreux témoignages recueillis par Le Monde sont moins enthousiastes. Il suffit de consulter les décisions de justice pour constater l’abondance de condamnations pour des licenciements jugés « sans cause réelle et sérieuse » ou pour harcèlement moral, qui se comptent en dizaines sur une décennie. « Dégradation des conditions de travail », « climat de suspicion », « stress, sentiment d’impuissance et d’isolement », « intrusion dans la vie privée », « demande de vider son bureau alors qu’elle est en arrêt maladie et sur le point d’accoucher »… les extraits des jugements sont édifiants.
« Il n’y a ni politique de licenciements systématiques ni aucun intérêt de l’entreprise à des contentieux prud’homaux », assure le groupe, qui dément également toute politique de discrimination et de harcèlement envers les syndicats autres qu’Arc-en-Ciel, l’organisation « maison », accusée de collusion avec la direction. Là encore, les nombreux témoignages recueillis par Le Monde et corroborés par des décisions de justice racontent une autre histoire, celle d’un véritable « système mis en place pour éliminer les syndicalistes les plus revendicatifs », selon le défenseur syndical Claude Lévy.
La violence managériale touche aussi les directeurs d’établissement, en permanence sous pression pour tenir leurs objectifs de bénéfices. Chaque mois, ils sont réunis au niveau régional pour éplucher leurs chiffres, dans une ambiance parfois violente. « Des échanges et débats », nuance le groupe, pour qui « la démocratie peut être houleuse (…) mais elle est présente ». Patrick Métais, qui a assisté à nombre de ces réunions, en fait un autre récit : « Les directeurs en sortaient blancs comme linge. » Lui-même n’y a pas échappé. L’ancien directeur médical raconte que « la plus grosse engueulade » qu’il ait reçue a eu lieu lorsqu’il a tenté d’aborder la question de la qualité des soins. « J’ai été traité plus bas que terre (…), je me souviens qu’on m’a dit : “La qualité, c’est quoi ? Tu ne sais même pas de quoi tu parles”. »
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