L’analyste supérieur et la rue
_Traduction du billet d’opinion de Raul Zibechi, El analista de arriba y la calle, paru dans la Jordana, le 20 octobre 2019 : ▻https://www.jornada.com.mx/2019/10/20/opinion/022a1mun_
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Les peuples et les classes populaires, femmes et hommes d’en-bas, sont en train de gagner les rues du monde entier. À Barcelone et à Hong Kong, à Paris et à Quito, et dans un long etcétéra impossible à couvrir en quelques lignes. À mon avis, ce seul fait est déjà une occasion à célébrer, pour la joie de ceux qui veulent la fin du capitalisme, car cela ne se reproduira pas sans confrontation et sans luttes de rue, entre autres formes de combats similaires.
La réorganisation puissante des dispositifs répressifs les a rendus presque invulnérables, à tel point que des débordements similaires à ceux que nous avons vus au cours des périodes précédentes (je me souviens toujours du légendaire Cordobazo(1) de 1969, lorsque des travailleurs et des étudiants avaient vaincu la police du régime militaire dans la rue), sont de plus en plus rares. C’est pourquoi les manifestations de rue sont si importantes, en tant qu’école et en tant qu’horizon.
Il est vrai, d’un autre côté, qu’avec des marches et des actions directes, qu’il n’est pas possible de dépasser le système, il manque au moins deux axes centraux : une crise systémique profonde, telle que celle enregistrée en Europe à la fin de la guerre de 1914 -1918, et une organisation puissante des peuples, non seulement pour faire face à la crise, mais bien plus spécifiquement pour construire les autres mondes appelés à se développer pendant que nous déshydratons l’hydre capitaliste.
Les populations organisées et les militants célèbrent les petites victoires, la multiplication des caracoles au Chiapas ou le ralentissement du paquetazo(2) du FMI en Équateur. Nous sommes émus par ces milliers de personnes qui ont gratté les pierres, littéralement jusqu’au sang, afin d’ériger des barricades avec des pavés et des morceaux de bâtiments à Quito. Nous sommes indignés de la répression qui a fait une douzaine de morts et 1 300 blessés.
Nous célébrons les avancées. « Des assemblées populaires autonomes ont été créées à Loja et à Azuay. Des espaces organisationnels depuis la base sont créés pour renforcer le pouvoir populaire, poursuivre le processus et articuler des plans et des actions », nous dit un militant contre l’exploitation minière dans le sud. Soulignant, de manière très particulière, que les 12 jours de combats ont été la première expérience vécue par toute une génération, car ils ne pensaient pas prendre le palais [c-à-d le pouvoir - ndlt], mais continuer le combat.
D’autres compas(3) apprécient a transcendance de l’émergence d’une nouvelle génération de militants et dirigeants autochtones et populaires, ainsi que l’importance de la prééminence massive des femmes. En parallèle, ils sont touchés par les étudiants qui mettent en place des centres de collecte, des abris et des cuisines communautaires, « intégrant ainsi une lutte champ-ville ».
Ce sont ces questions stratégiques qui devraient nous concerner, car l’avenir en dépend, et non si l’action favorise l’une ou l’autre puissance mondiale, tel ou tel homme politique qui veut atteindre ou revenir au pouvoir.
C’est pourquoi nous sommes outrés, du moins celui qui écrit ici, lorsque l’analyste supérieur se limité, depuis son bureau, à censurer les représentants, qu’ils soient de la Confédération Nationale des Indigènes de l’Équateur (Conaie), du peuple Mapuche ou de l’EZLN, parce que ceux-ci n’ont pas fait ce qu’ils jugent approprié ou nécessaire.
Les peuples ne sont pas guidés par les dirigeants, comme aime à le pense l’analyste supérieur, car il se moque de demander et, surtout, d’écouter, la raison du commun des mortels. S’il le faisait, il découvrirait une logique propre, différente de celle du politicien universitaire ou professionnel, car elle répond à des besoins spécifiques qui ne passent pas par l’académie et la littérature spécialisée.
Sincèrement, ça me semble insignifiant, pour le dire gentiment, si notre lutte bénéficie à la Chine, à la Russie ou aux États-Unis. Ce sont trois puissances impériales qui sont prêtes à massacrer des populations, pour continuer à accumuler pouvoir et capital.
Cela me semble également sans importance si une lutte d’en bas, avec toute sa douleur et son sang, finit par profiter à tel ou tel candidat à la présidentielle. Ce n’est pas le chemin des peuples. Tout ce qui renforce le rôle et l’organisation de ceux qui se trouvent en bas est très positif, au-delà de conséquences qui ne peuvent jamais être mesurées à priori .
Il fut un temps où l’analyste supérieur faisait systématiquement partie du système. Au cours des dernières décennies, en particulier depuis la chute du socialisme réel et les déroutes des révolutions centraméricaines, une multitude d’analystes ont émergé, affirmant qu’ils étaient de gauche mais ils ne se salissent pas les mains ni n’engagent leurs corps sur les barricades. Ils n’écoutent même pas les gens.
Ils se sentent porteurs de la vérité, alors qu’ils ne devraient n’être que des émetteurs de pensées et d’actions collectives. Il ne peut y avoir d’analyses valables qui mésestiment les peuples. Ce fut et sera toujours une attitude de droite, un rouage du système.
Il n’y a pas d’équivalence entre le fait que certains célèbrent les morts et que d’autres utilisent les corps martyrisés comme des escaliers, matériels ou des symboliques. « Nous ne voulons pas être vos escaliers », disent les peuples Aymara aux politiciens corrompus. Seules servent les analyses nées de l’engagement, non pas sur ceux d’en bas, mais avec ceux d’en bas et à gauche.
(1) Sorte de mai 68 argentin, le Cordobazo est un important mouvement de protestation populaire qui a eu lieu en Argentine le 29 mai 1969, à Córdoba, une des principales villes industrielles du pays. Ce soulèvement populaire a été à l’origine de la chute du gouvernement dictatorial du général Juan Carlos Onganía, qui finit par être remplacé en juin 1970 par le général Levingston. +> ▻https://fr.wikipedia.org/wiki/Cordobazo
(2) le « paquetazo » est un ensemble de mesures économiques d’austérité prises par le gouvernement équatorien, drastiques, utilisées en période de crise capitaliste. +> ▻http://dndf.org/?p=18063
(3) compas : diminutif pour « compañeros, compañeras », compagnes et compagnons. Chez les zapatistes, El Sup’ et le sous-commandant Moises ajoutent parfois « y compañer@s », pour intégrer toutes les autres variantes...
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