En comparant les trois théâtres de la #guerre et de l’effort missionnaire américain, on se convaincra d’une simple vérité : la société fondée sur la réussite et la #consommation, avec son bipartisme et son enseignement pour tous, convient peut-être à ceux qui en jouissent, mais certainement pas au reste du monde . Une minorité de 15 % aux États-Unis qui gagne moins de 3000 dollars par an et une majorité à l’étranger de 80 % dont le revenu annuel est de moins de 300 dollars sont enclins à des réactions violentes devant les projets qui visent à les faire vivre en coexistence avec la société de l’abondance. Ne serait-ce pas l’instant de faire toucher du doigt aux Américains le fait que le mode de vie qu’ils ont choisi n’est pas suffisamment viable pour être partagé ? Je me souviens d’avoir déclaré il y a huit ans à Mgr Manuel Larrain, qui présidait alors la conférence des évêques latino-américains (il est aujourd’hui décédé), que je me sentais prêt à m’efforcer, au besoin, de mettre un terme à l’envoi de missionnaires en Amérique latine. Sa réponse résonne encore à mes oreilles : « ils nous sont peut-être inutiles en Amérique latine, mais ce sont les seuls Américains du Nord que nous aurons la possibilité d’éduquer. Nous leur devons bien cela. »
Aujourd’hui, alors que ni l’attrait de l’argent, ni la persuasion, ni les armes ne suffisent à faire disparaitre les perspectives de #violence, que ce soit au cours de l’été dans les taudis des États-Unis ou tout au long de l’année au Guatemala, en Bolivie, au Venezuela, nous avons la possibilité d’analyser les analogies entre les réactions face à la politique de l’Amérique sur les trois théâtres principaux de sa guerre défensive : une guerre par laquelle elle entend, en effet, défendre ses convictions quasi religieuses à Watts, en Amérique latine, au Viêt-nam ; sur les trois fronts, une même guerre qui « défend » les valeurs occidentales, qui se découvre des motifs élevés, qui se réclame de l’idéal ambitieux de donner à tous les hommes une vie plus riche. Mais, comme l’envers menaçant de cet idéal commence d’apparaitre, l’entreprise est condamnée à se limiter à une seule tâche pressante : protéger un certain style de vie qui n’est accessible qu’au petit nombre ; et comme la protection requiert un effort d’expansion, celui qui bénéficie de l’abondance déclare alors qu’elle est obligatoire pour tous. C’est à ce moment qu’apparait dans sa véritable lumière la phrase : « Pour qu’ils puissent avoir plus... », qu’il faut compléter par « pour que je puisse ne pas avoir moins ».
Une stratégie semblable s’applique aux trois théâtres d’opérations : on envoie de l’argent, des troupes, des instructeurs. Dans les ghettos, comme en Amérique latine et au Viêt-nam, I’argent ne profite qu’au petit nombre, et ces avantages qui ne vont qu’à quelques-uns exigent en contrepartie une protection sans cesse renforcée des bénéficiaires. Pour le plus grand nombre, tenu à l’écart, la croissance économique qui s’accomplit autour d’eux exacerbe leur sentiment de frustration. Sur ces trois frontières de l’abondance, le révolver devient indispensable à la protection de celui qui réussit . Aux États-Unis, les renforts de police fraternisent avec les groupes de citoyens armés. Au Guatemala, l’attaché militaire américain, juste avant d’être assassiné, reconnaissait que l’ambassade se voyait contrainte de fournir des armes aux bandes d’extrémistes de droite parce que, disait-il, en matière de maintien de l’ordre, leur efficacité (et sans doute leur cruauté) est plus grande que celle de l’armée.
De l’argent, des armes, puis l’idéaliste américain qui fait son entrée sur tous les théâtres de guerre : enseignant, volontaire, missionnaire, organisateur communautaire, expert en développement économique. Tous conçoivent leur rôle comme un service. En fait, ils sont contraints le plus souvent de s’efforcer l’atténuer les dommages causés par l’argent et les armes, ou de circonvenir les « #sous-développés » pour qu’ils croient aux avantages du monde de l’abondance et de la réussite. Généralement, l’« ingratitude » les récompense bien mal de leurs efforts et naïvement ils s’exclament comme le brave Charlie Brown* : « Comment peut-on perdre lorsque l’on est sincère ? »
Donc, comme certains l’ont peut-être compris, j’ai mis la main sur le premier tome des œuvres complètes d’Ivan Illich et c’est terrible de voir que 44 ans plus tard, rien n’a pris une ride et que sa vision des choses continue à expliquer bien des réalités contemporaines que beaucoup ne comprennent plus.