Le #milliardaire catholique conservateur était déjà au cœur du dispositif de Marine Le Pen à travers son numéro deux, le financier François Durvye. Une place qu’il renforce avec plusieurs candidats issus de sa galaxie investis sous la bannière RN-LR.
Par Clément Guillou, Alexandre Pedro et Ivanne Trippenbach
Octobre 2023, à deux pas de la Bourse, à Paris. Jordan Bardella et Pierre-Edouard Stérin font connaissance à la table gastronomique du restaurant Fleur de pavé, dans le 2e arrondissement. Le jeune président du Rassemblement national (RN) s’enquiert auprès du milliardaire catholique, 104e fortune française, des ficelles des investisseurs pour repérer le « value for money ». Le fondateur de Smartbox, exilé fiscal en Belgique et opposé par ailleurs au droit des femmes à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), ne trouve pas Bardella exceptionnel mais voit en lui son poulain à l’extrême droite. Le « go between » entre les deux hommes ? Le polytechnicien François Durvye, barbe bien taillée et lunettes fines, numéro deux de Stérin au sein d’Otium Capital, son fonds d’investissement pesant 1,2 milliard d’euros, et conseiller de l’ombre du RN.
Un mois plus tard, en novembre 2023, Marine et sa sœur Yann Le Pen signent avec François Durvye l’acte de vente de la propriété familiale de Rueil-Malmaison, où vivent Jean-Marie et Jany Le Pen, comme l’a révélé le magazine Challenges. Quand, début 2023, François Durvye découvre la maison à colonnes ouverte sur le jardin de 1 600 mètres carrés, en l’absence de Jean-Marie Le Pen, hospitalisé, il tope. Et débourse, à l’aide d’une société civile immobilière, qu’il créera durant l’été avec sa femme et Pierre-Edouard Stérin, 2,5 millions d’euros pour acquérir cette demeure de 300 mètres carrés, dotée de neuf pièces, d’une piscine et d’une dépendance pour le personnel. Les meubles, bibelots, maquettes de voiliers et estampes asiatiques sont laissés à l’écart de la vente. Mais les Le Pen en retirent une confortable rentrée financière.
Le duo Durvye-Stérin possède donc la maison où vit toujours le cofondateur du Front national, qui vient de fêter ses 96 ans. Une villa où s’est rendu Jordan Bardella, il y a quelques mois, pour sa première longue entrevue avec Jean-Marie Le Pen, comme pour entretenir la continuité familiale. D’une génération à l’autre, le clan Le Pen s’entoure de l’une ou l’autre des tendances de l’extrême droite. Marine Le Pen a peu à peu troqué la « GUD Connection », trop encline à participer aux défilés néonazis et néofascistes en plein Paris, contre la « Versailles Connection », selon les mots d’un ancien du cercle mariniste.
Comment François Durvye et la galaxie Stérin se sont-ils retrouvés au cœur du dispositif lepéniste ? C’est un autre #Versaillais, le « catho tradi » Renaud Labaye, formé à Saint-Cyr et bras droit de Marine Le Pen, qui l’introduit en 2021 auprès de la candidate à la présidentielle. Les deux quadras se sont rencontrés dans la cité royale, épicentre de la droite réactionnaire. « Une tête bien faite, un mec qui pense comme nous, c’était intéressant qu’il travaille pour Marine », confirme l’ex-secrétaire général du groupe RN à l’Assemblée nationale. Son profil évoque un autre financier, qui conseille Marine Le Pen depuis plus longtemps encore : l’investisseur catholique Alexis Rostand, diplômé de HEC et enseignant à Paris-Dauphine, qui travaille entre Londres et Paris à la tête d’une société de gestion d’actifs et du think tank Ora et Labora – « prière et travail », du nom de la devise des bénédictins. Son credo : la « finance éthique intégrale », qui cherche à harmoniser argent et doctrine sociale de l’Eglise.
Vision économique libérale
François Durvye se ménage rapidement une place. Comme l’avait dévoilé Libération, c’est à l’abri du manoir normand de Durvye, dans le village en pierre de Bellengreville (Calvados), que Marine Le Pen s’est exercée secrètement au débat d’entre-deux-tours de la présidentielle de 2022. Le même avait monté un rendez-vous avec Marine Le Pen dans sa demeure versaillaise, en présence de Pierre-Edouard Stérin, qui en était ressorti avec l’impression que « Marine n’y connaît rien en économie ». Un an plus tard, Marine Le Pen est retournée à Bellengreville, pour la fête d’anniversaire de François Durvye – mais d’autres cadres du RN avaient décliné l’invitation pour se rendre au pèlerinage de Chartres. Durvye est encore là, au soir du 9 juin, dans la salle « VIP » du premier étage d’un pavillon du Parc floral de Paris, autour de Jordan Bardella et Marine Le Pen, pour découvrir leur victoire aux européennes sur les coups de 20 heures.
La photo, publiée par Marine Le Pen sur ses réseaux sociaux, signe l’importance prise par ce quadragénaire. Le polytechnicien est l’un des plus productifs des « Horaces nouvelle génération », une poignée de conseillers qui ont supplanté les « Horaces », ces anciens hauts fonctionnaires retraités, passés de mode au RN. Formés dans les grandes écoles, âgés de 30 à 40 ans et jusqu’ici vierges d’engagement politique, ces hauts diplômés puisés dans les réseaux catholiques et nationalistes partagent une vision économique plus libérale que le souverainisme du Front national des années 2010.
François Durvye calque ses conseils sur les intérêts des grands groupes industriels, qu’il se targue de bien connaître. « Je suis entendu », croit savoir celui qui pousse auprès de Jordan Bardella un paquet « productivité » pour les entreprises, incluant la baisse des impôts de production. « La ligne souverainiste a gagné contre la ligne national-réactionnaire dans les urnes, rétorque Jean-Philippe Tanguy, qui défend plutôt la taxe sur les surprofits et le rachat d’actions. On n’est pas très riche en talents disponibles. Alors quand Marine lui dit : “Tu fais”, eh bien il fait. »
François Durvye est-il missionné par Pierre-Edouard Stérin pour influencer la ligne d’un parti à même de prendre le pouvoir ? Tous deux nient. Au RN, tout le monde a bien compris toutefois qu’il fallait compter avec le milliardaire anti-IVG, qui projette de racheter Marianne et s’inquiète d’un « grand remplacement », théorie raciste fantasmant la disparition de l’identité française à raison de l’immigration. Dernièrement, c’est le député sortant du Nord Sébastien Chenu, que Marine Le Pen imagine en futur président de l’Assemblée nationale, qui l’a sollicité pour un déjeuner. « Je m’attendais à voir quelqu’un de très raide, mais pas du tout : il est profondément attaché à œuvrer pour la France et met à son bénéfice ses réseaux, son argent, et ses collaborateurs », en a déduit Sébastien Chenu, qui avait fondé GayLib il y a une vingtaine d’années, et dont les convictions sociétales sont aux antipodes de la vision conservatrice de Stérin.
Des petites mains à disposition
Au sein du #RN, les porte-parole de la ligne dite « sociale » dénoncent, depuis les législatives de 2022, un noyautage progressif par des conservateurs, autrefois associés au courant de Marion Maréchal. Les catholiques versaillais, recrutés par Renaud Labaye, occupent des fonctions-clés du groupe à l’Assemblée, au plus près du bureau de Marine Le Pen. Et parmi les députés sortants, ils constituent une part non négligeable, après que l’ancien ministre de la défense Charles Millon, à l’influence encore certaine dans les milieux catholiques, a suggéré à Marine Le Pen d’offrir des circonscriptions favorables à une bonne poignée de conservateurs. Sous l’influence de l’entourage de Pierre-Edouard Stérin, ils reviennent plus nombreux encore dans ces élections législatives.
« Si vous avez besoin de renfort… » Le 11 juin, jour de l’annonce de l’alliance entre Eric Ciotti et le RN, le message d’Alban du Rostu s’affiche sur le portable d’un proche collaborateur du président des Républicains (LR). Il le connaît un peu : Alban du Rostu est l’un des deux émissaires privilégiés de Pierre-Edouard Stérin. Si François Durvye dirige Otium, Alban du Rostu chapeaute le Fonds du bien commun, l’instrument de dotation « philanthropique » de Stérin. Ce mardi, Alban du Rostu vient opportunément proposer à Eric Ciotti les services de la galaxie réactionnaire Bien commun. Il tient à rester discret : il supprimera son message, apprenant qu’Eric Ciotti est lâché par ses troupes.
Voilà plusieurs mois que le président de LR est courtisé par Pierre-Edouard Stérin. « Il est bizarre, ce mec », avait lâché Eric Ciotti à la sortie d’un premier rendez-vous, le 1er septembre 2023. Trois mois plus tard, le Niçois est invité à sa première « soirée des entrepreneurs patriotes », où Stérin fait se croiser élus, patrons, jeunes cadres des sphères libérales-conservatrices. Un grand drapeau tricolore orne le formulaire d’inscription en ligne pour cette soirée, qui se tient au cœur du très chic 8e arrondissement de Paris. Mais Eric Ciotti n’ira pas.
En plein big-bang politique, toutefois, le rallié au RN a-t-il le luxe de dire non ? La droite tout entière l’a lâchée, jusqu’à ses propres collaborateurs, qui tiennent les réseaux sociaux ou le précieux fichier des adhérents. Bien vite, le mot se passe chez LR : Stérin aurait mis à disposition quelques petites mains pour aider Eric Ciotti à traverser la tempête médiatique et juridique. Mais ce n’est pas tout. L’ex-député des Alpes-Maritimes a négocié 80 circonscriptions avec le RN, mais n’a pas grand monde à investir. Le RN va lui fournir des contacts, des élus locaux venus de la droite déjà en rupture de ban et pas encore encartés à l’extrême droite ou des amis de Marion Maréchal. La chaîne CNews et ses chroniqueurs constituent un autre petit réservoir. La galaxie Sterin en est un autre, comme l’a découvert Le Monde.
Profils sociologiques très différents
Dans l’urgence, des candidats liés au Bien commun sont investis, aux profils sociologiques très différents de la masse des candidats lepénistes. Vincent Trébuchet, 35 ans, salarié dans « une entreprise de conseil, soutien et financement aux associations », candidat dans l’Ariège ? Cet ex-HEC est employé de la « start-up studio » de la Fondation du bien commun et travaille essentiellement à la mise en place d’un réseau de collèges et lycées catholiques soutenu par Stérin, des établissements non mixtes proposant « une authentique éducation intégrale ».
Typhanie Degois, ex-députée de Savoie élue dans la majorité macroniste en 2017, va tenter de retrouver l’Assemblée nationale dans le groupe d’Eric Ciotti et Jordan Bardella. Depuis son départ du Palais-Bourbon, la jeune femme aux idées conservatrices a soutenu Marine Le Pen pour la présidentielle de 2022 et s’est reconvertie dans le lobbying. Son principal client, comme l’a révélé La Lettre ? Le fonds Otium de Stérin. Typhanie Degois est aussi active au sein du Fonds du bien commun.
Dans le département voisin, en Haute-Savoie, Antoine Valentin, déjà maire de village, se présente, lui aussi, sous l’étiquette LR-RN. Depuis quelques mois, il porte le nouveau projet politique de Pierre-Edouard Stérin, Politicae : un institut de formation qui se fait fort d’aider des candidats sans étiquette à remporter des mairies en 2026. Comme le rappelle La Lettre, Politicae est la première émanation d’un think tank dont le milliardaire a confié la création à Philippe de Gestas, ancien sous-préfet, professeur à l’Institut de formation politique, le laboratoire parisien des droites conservatrices. A Politicae, Antoine Valentin a embauché Barthélémy Martin, lui-même propulsé candidat LR-RN en Charente. Pour lancer le projet Politicae, Antoine Valentin avait bénéficié d’un coup de pouce du Journal du dimanche de Vincent Bolloré, en mai : la publication d’une tribune d’un « collectif de 30 maires »… parmi lesquels deux autres candidats ciottistes aux législatives.
Quant à Alexis Pany, candidat dans les Hauts-de-Seine et cadre de Bolloré Logistics, son épouse est l’une des dirigeantes du Fonds du bien commun. D’autres aspirants députés font partie de la galaxie versaillaise, comme le consultant Pierre Giry, diplômé de l’Essec et enseignant à Sciences Po en finances et stratégie, autrefois proche de François Xavier-Bellamy à Versailles, parachuté dans la Manche.
Pour Eric Ciotti, ces candidats issus d’un même écosystème ne forment qu’une curieuse coïncidence et l’implication de Pierre-Edouard Stérin « relève du fantasme ». « Ces candidats n’ont absolument pas été trouvés par quiconque », répond-il, en insistant sur le rôle des « prestataires extérieurs et des bénévoles » dans la campagne. Au RN, on minimise aussi le poids du milliardaire. « On n’a plus besoin d’aide financière. Vu le nombre de députés qu’on nous promet [le financement public des partis dépend de leurs résultats aux législatives], le sujet financier fera partie du passé », prédit Renaud Labaye.
Reste que le mode de fonctionnement de Pierre-Edouard Stérin, dans les affaires, est le suivant : étudier et amender le business plan d’entrepreneurs, mettre à disposition ses moyens financiers et ses jeunes cerveaux, en échange de parts substantielles dans l’entreprise. A l’approche du premier tour, depuis son domicile près de Waterloo, le milliardaire catholique souhaite aux candidats de l’union de l’extrême droite « beaucoup de succès face à la menace principale que me semble être l’union de la gauche, de l’extrême gauche et de l’ultragauche ».