• En 2017, ce n’est pas la parole des femmes qui s’est libérée, c’est nous qui avons commencé à écouter

    Les victimes d’Harvey Weinstein parlaient depuis des années. Pourquoi n’ont-elles pas été prises au sérieux ?

    https://www.buzzfeed.com/fr/mariekirschen/ce-nest-pas-la-parole-des-femmes-qui-sest-liberee-cest-nous

    « 2017, l’année qui a libéré la parole des femmes », « L’année où la parole des femmes s’est libérée », « Et la parole des femmes se libéra ». L’affaire Weinstein et ses suites, selon l’expression consacrée, ont provoqué un ouragan, à l’échelle mondiale. On sait déjà qu’il y aura un avant et un après Weinstein. Mais « l’année de la libération de la parole », vraiment ? A force de voir l’expression martelée en titre de journaux — y compris sur BuzzFeed – on finirait par croire qu’avant ce fameux article du New York Times révélant les accusations contre le producteur hollywoodien, les femmes préféraient se murer dans le silence.

    Pourtant, les femmes n’ont pas attendu ce mois d’octobre 2017 pour dénoncer les viols, le harcèlement sexuel au travail, ni pour tweeter sur le sujet. En France, on se souvient, entre autres exemples, des grandes mobilisations féministes contre le viol dans les années 1970 et 1980, des mobilisations au moment de l’affaire Dominique Strauss-Kahn puis de l’affaire Denis Baupin. Aux Etats-Unis, le témoignage d’Anita Hill avait secoué la société américaine et mis sur le devant de la scène la question du harcèlement sexuel au travail en 1991… soit il y a bientôt trente ans !
    Nous n’avons pas su écouter

    Plus récemment et sur internet, les hashtags #YesAllWomen, #EverydaySexism, #rapeculture ou encore #StopHDR avaient déjà vu passer leurs lots de tweets décrivant des agressions. Il suffit de jeter un rapide coup d’œil à des Tumblr comme Paye ta shnek, Paye ton taf ou Coupable de mon viol pour voir que la parole des femmes était bien libérée. Quant au désormais célèbre #MeToo, on s’est rapidement souvenu qu’il avait été lancé, non pas par Alyssa Milano cet automne, mais onze ans auparavant, par Tarana Burke, une militante afro-américaine qui travaille sur les violences sexuelles. Alors pourquoi un tel changement de perspective médiatique ? Qu’est-ce qui a fait la différence cette fois-ci ?

    Si #MeToo et #balancetonporc ont eu un tel impact, c’est surtout parce que l’écoute a changé. À plusieurs reprises aux cours de ces derniers mois, j’ai eu l’occasion de discuter avec des militantes féministes qui, bien qu’agréablement surprises par le traitement médiatique actuel, ne pouvaient s’empêcher d’être un peu étonnées : « On nous dit que les femmes "parlent enfin". Mais les femmes ont toujours parlé ».

    C’est nous qui n’avons pas su écouter.

    Cela fait des années que les victimes de Harvey Weinstein parlent : la mannequin italienne Ambra Battilana Gutierrez s’est rendue à la police. L’actrice Rose McGowan, a expliqué qu’elle avait confié au responsable des studios Amazon que Harvey Weinstein l’avait violée. « Je l’ai dit, encore et encore », a-t-elle tweeté. Mira Sorvino en a parlé à ses proches et notamment à son compagnon de l’époque, Quentin Tarantino, qui a continué à travailler avec Harvey Weinstein, et a reconnu de lui-même : « j’en savais assez pour faire plus que ce que j’ai fait ». Dans cette affaire – comme dans de nombreuses autres – si « tout le monde savait », c’est bien que des femmes l’avaient dit.

    Dans l’affaire Charlie Rose, une de ses anciennes assistantes, qui dit avoir été victime de harcèlement sexuel de la part du célèbre journaliste américain, a spécifié qu’elle en avait parlé à la productrice executive, qui lui a répondu « c’est juste Charlie qui fait du Charlie ». Quand le duo de comédienne Min Goodman et Julia Wolov ont raconté autour d’elles que Louis C.K. s’était masturbé devant elles sans leur consentement, le manager de ce dernier leur a fait passer le message d’arrêter.

    On retrouve des situations similaires de notre côté de l’Atlantique. Libération a récemment publié une enquête sur des accusations d’agressions sexuelles à l’encontre de Thierry Marchal-Beck, un ancien président du Mouvement des jeunes socialistes (qui s’est dit « sidéré » par ces accusations et a prévenu se « réserver le droit d’engager toute procédure »). Le journal évoque des « années d’omerta et de duplicité » au MJS : « Pendant des mois, les alertes vont sonner dans le vide ».

    Une plainte pour agression sexuelle a été déposée (puis classée sans suite pour cause de prescription) contre Éric Monnier, l’ex-ponte de France 2 aujourd’hui à LCI, qui nie les faits qui lui sont reprochés. Plusieurs journalistes ont raconté à BuzzFeed News que « tout le monde était au courant » de son comportement avec les femmes. Autre exemple : Astrid de Villaines, qui a récemment porté plainte contre le journaliste de La Chaîne parlementaire (LCP), Frédéric Haziza, en avait déjà à l’époque discuté avec sa rédaction, qui n’avait pourtant adressé qu’un simple « avertissement » à l’accusé.
    « Pour avoir parlé, j’étais soudainement devenue radioactive »

    Très souvent, les femmes parlent. Elles se confient à leurs proches, à un-e ami-e, à des collègues… Mais, fréquemment, leur parole n’est pas bien accueillie. Comme quand l’actrice Mira Sorvino prévient une employée de Miramax, l’entreprise cofondée par Harvey Weinstein, du comportement de celui-ci. « Sa réaction c’était comme si j’étais soudainement devenue radioactive pour avoir osé en parler, ce qui ne m’a pas vraiment encouragée ».

    Lors du rassemblement MeToo à Paris, le 29 octobre 2017.

    C’est parce que les femmes sont reçues par de l’embarras, de la suspicion, voire une franche hostilité, qu’elles vont arrêter de parler. Les victimes intègrent très rapidement que la société n’a pas envie de les écouter et qu’il sera moins coûteux pour elles, désormais, de se taire.

    Il serait extrêmement naïf de croire que, alors que nous avons grandi dans une société imprégnée par la culture du viol, nous savons bien réagir face à une personne qui nous confie avoir été victime d’une agression sexuelle. Personne ne nous apprend à le faire. Nous avons peut-être les meilleures intentions du monde, mais cela ne suffit pas.

    Il est très fréquent que, même malgré nous, on minimise. Qu’on se dise qu’il n’y a rien à faire – « de toute façon c’est connu qu’il est comme ça ». Qu’on rejette la responsabilité sur la victime – « quelle idée, aussi, d’aller aussi tard chez cet homme vu sa réputation ». Qu’on immisce le doute dans son esprit sur sa légitimité à parler – « franchement le mieux pour toi, c’est encore de passer à autre chose ». D’où l’importance, comme Sandrine Rousseau tentait de l’expliquer sur le plateau d’« On n’est pas couché » seulement six jours avant que l’affaire Weinstein éclate, de former des gens pour savoir « accueillir la parole ».

    Les manquements de la presse

    Dans ce refus d’accorder une écoute attentive aux victimes de violences sexuelles, les journalistes ont leur part de responsabilité. Ces dernières décennies, on ne peut pas vraiment dire que la presse française a brillé par sa volonté de couvrir le sujet des agressions sexistes, hormis les habituels papiers un peu paresseux tous les 25 novembre, lors de la Journée internationale pour l’éradication des violences contre les femmes. Les médias ont longtemps fait la sourde oreille. Ils ont peu enquêté. Et quand ils se sont intéressés au sujet, le résultat a parfois été catastrophique.

    Pour avoir une petite idée de ce que pouvait donner la couverture journalistique du harcèlement sexuel dans le milieu du cinéma il y a une quinzaine d’années, il suffit de regarder le traitement de l’affaire Brisseau. Aux débuts des années 2000, Noémie Kocher et Véronique H., qui ont fait des essais pour le film Choses secrètes, portent plainte pour harcèlement sexuel contre le réalisateur, Jean-Claude Brisseau. Elles sont rejointes dans leur plainte, dans un second temps, par deux autres comédiennes. En 2005, le réalisateur de Noce blanche est condamné pour harcèlement sexuel à l’égard de Noémie Kocher et de Véronique H., les deux autres femmes sont déboutées. L’une d’elles, qui lui reproche notamment de lui avoir mis un doigt dans le vagin, fait appel, et Jean-Claude Brisseau est condamné l’année suivante pour atteinte sexuelle.

    Lors de l’enquête, comme le rappelle L’Obs qui a eu la bonne idée de se repencher récemment sur l’affaire, plusieurs témoignages, comme ceux de Marion Cotillard ou de Hélène de Fougerolles, vont dans le sens des plaignantes. La mère de Vanessa Paradis aussi, qui mentionne « un incident » lors du tournage du film qui a fait connaître sa fille, Noce blanche.

    Pourtant, la presse se fait bien tendre avec Brisseau, et cruelle envers ses accusatrices, qui n’auraient rien compris à l’art délicat du « tournage cinématographique comme sanctuaire artistique ». Les Inrocks tacle « les différentes parties [qui] dissimulaient leur ignorance profonde de ce qu’est le cinéma ». Un journaliste de Libération, Louis Skorecki, se fend d’une tribune intitulée « Brisseau, le faux coupable », et se lamente : « On n’aurait jamais dû juger Brisseau. » À la sortie de son film suivant, le critique Antoine de Baecque s’indigne : « Je ne crois donc pas une seconde à la vérité des accusations dont il a fait l’objet quand je vois Les Anges exterminateurs [...] Il est pour moi, c’est mon intime conviction, aux antipodes d’un harceleur, d’un violeur, d’un homme agressant une femme. [...] Jean-Claude Brisseau a été sauvé et blanchi par son cinéma. »

    « A quelques rares exceptions, la presse a été terrible, commente Noémie Kocher dans "L’Obs". Je n’imaginais pas le tsunami qui en découlerait. Notre parole a été niée, décrédibilisée. C’était violent. Et ce que j’ai vécu, à ce moment-là, ça a été presque pire que le harcèlement en lui-même. Voilà pourquoi je redoute tellement de parler. »

    Un sujet imposé parole après parole, tweet après tweet

    On est très loin des reportages de 2017 sur le cinéma, désormais qualifié de « milieu très exposé au harcèlement sexuel ». Douze ans plus tard, plus de 80 femmes ont accusé le magnat hollywoodien Harvey Weinstein. Il a fallu qu’elles soient aussi nombreuses pour qu’on écoute. Le scoop venait des vénérables New York Times et New Yorker. Bien sûr, si le retentissement médiatique a été si considérable, c’est parce que d’autres affaires ont pavé la voie. DSK, Baupin en France. Le journaliste Bill O’Reilly, l’acteur Bill Cosby et le chanteur R-Kelly aux Etats-Unis.

    Désormais, les médias ont bien intégré que ces affaires font partie de la couverture qu’ils sont tenus d’avoir. Sites, télés, radios n’ont pas hésité à reprendre l’information du New York Times, puis à apporter leur propre grain de sable à la déferlante. L’affaire Weinstein montrait à tous qu’il existait des informations à sortir, des affaires à raconter. Que, pour raconter le monde dans sa globalité, les journalistes devaient se pencher sur la question des violences sexuelles, et qu’il fallait le faire avec autant de sérieux que pour une grande enquête politique ou économique.

    Devant cet intérêt soudain, des victimes qui avaient renoncé à parler ont pris de nouveau la parole. Cette fois, elles ont été entendues. Les réseaux sociaux écoutaient. Les médias écoutaient. Les lecteurs écoutaient. Les journalistes ont enquêté, vérifié, recoupé. Et les articles se sont multipliés.

    Il ne s’agit pas, ici, de nier le choc qu’ont constitué les hastags #metoo et #balancetonporc. En 2017, les femmes ont parlé avec force et chaque témoignage a permis à d’autres victimes de se sentir un peu plus légitimes pour dire « moi aussi ». Ces dernières années, grâce à leurs paroles, ce sont les femmes – et les associations féministes – qui ont imposé, petit à petit, tweet après tweet, ces sujets sur la place publique. Mais les médias ne devraient pas s’exempter d’une autocritique sur leur difficulté à s’emparer de ces questions, alors que le grand continent des violences sexuelles était juste sous leurs yeux. L’affaire Weinstein a fait bouger les lignes du traitement journalistique. Mais ce changement s’inscrira-t-il seulement dans la durée ?
    Des oreilles décidées à ne pas tout entendre

    Il ne faudrait pas idéaliser ce moment et sous-estimer les réticences. Certaines oreilles sont bien décidées à ne pas tout entendre. Comme ces commentateurs qui, plutôt que de parler des violences sexuelles, ont insisté sur la « violence » du terme « balancer ». Comme Raphaël Enthoven qui s’est permis de demander à celles qui tweetaient leurs agressions d’aller plutôt porter plainte – alors que l’on sait que les victime de viol sont souvent mal accueillies dans les commissariats. Ou encore comme ce député La République en marche qui s’est inquiété qu’on finisse par « émasculer tous les hommes ».

    Seulement quatre petits jours jours après le premier tweet sur #balancetonporc, on atteignait déjà le point Godwin en comparant ces victimes qui osaient décrire des délits et des crimes sur les réseaux sociaux aux monstres qui ont dénoncé des juifs pendant la seconde guerre mondiale.

    Jusqu’à cette séquence lunaire où, sur BFM-TV, le 26 novembre, la journaliste Anna Cabana a coupé Anne-Cécile Mailfert, la présidente de la Fondation des femmes, pour lui demander, visiblement inquiète : « Mais, aujourd’hui, vous pouvez nous dire : vous aimez les hommes ? » Quand une femme ose prendre la parole contre les violences sexistes, le soupçon de misandrie n’est jamais très loin. Curieuse inversion des rôles. A l’heure où se multiplient les révélations sur des hommes qui font acte de cruauté envers des femmes, on s’étonne pourtant de ne jamais avoir entendu la question inverse posée à ces derniers.

    L’article date de 2018 et ca n’a pas changé, c’est toujours la prétendue « libération de la parole des victimes » et cela permet de maintenir le système en place. Si c’est la première fois que vous en entendez parler alors on ne peu pas vous reprocher de n’avoir rien fait auparavant.