• « Ali », l’ouvrier de Kronenbourg aux 177 contrats précaires, débouté aux prud’hommes

    Un sexagénaire, ouvrier de la brasserie pendant près de trente ans, demandait la requalification de ses nombreux contrats courts en CDI. Son avocate va faire appel.

    Rabah Mekaoui, ouvrier de la brasserie Kronenbourg durant près de trente ans, a accumulé pas moins de 177 contrats courts tout au long de sa carrière dans la bière. Nettoyeur de fûts ou électricien, il a occupé tous les postes à l’usine d’Obernai (Bas-Rhin), remplaçant souvent les permanents pendant des congés d’été auxquels il n’a jamais goûté, toujours disponible, jamais malade, indispensable. A 60 ans, à l’approche de la retraite, celui que tous surnommaient « Ali », avait voulu faire ses comptes et il s’était laissé convaincre par des camarades en 2019 de prendre une avocate pour réclamer ses droits : une requalification de ses innombrables contrats en un seul CDI, avec à la clé l’ancienneté reconnue par cette entreprise à la réputation sociale.

    Le tribunal des prud’hommes de Saverne (Bas-Rhin) l’a débouté, mardi 1er février, de toutes ses demandes. « Nous avons décidé de faire appel devant la chambre sociale où nous avons toute chance d’être entendus », a réagi son avocate, Nicole Radius.
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    Avec ses 800 salariés, le site brassicole d’Obernai, propriété du groupe danois Carlsberg, est le premier d’Europe. Une bière sur trois consommée en France sort de ses chaînes – soit 700 millions de litres par an –, de jour comme de nuit. Les #saisonniers sont longtemps restés indispensables au cycle de la bière, que l’on produisait l’hiver pour vendre à des consommateurs assoiffés l’été. Kronenbourg assure pouvoir démontrer cette saisonnalité par des « données comptables et économiques ». Mais aujourd’hui le marché prospère toute l’année et Me Radius, lors de l’audience prud’homale tenue mi-novembre 2021, a plaidé « l’abus de contrats saisonniers » de la part du brasseur, déjà condamné à plusieurs reprises dans ce domaine. La jurisprudence devrait lui donner raison : dans sa dernière décision en date, en octobre 2021, la Cour de cassation s’est prononcée en faveur d’une femme de chambre employée saisonnière d’un hôtel.

    Racisme ordinaire

    Le jugement de Saverne se contente d’une motivation plus que succincte – « Le nombre d’heures et la nature des contrats de M. Mekaoui ne permettent pas de conclure à l’occupation de sa part d’un emploi pérenne au sein de la société Kronenbourg. » Pour l’entreprise, il n’y avait pas de dossier, si ce n’est celui d’un intérimaire comme les autres qui aurait demandé « qu’on lui fasse un cadeau » pour partir en retraite.

    Mais Kronenbourg a signifié à M. Mekaoui qu’elle ne le reprendrait plus dès que la procédure a été engagée. Lui aurait souhaité continuer à travailler jusqu’à ses 62 ans. L’affaire, pour son avocate, relève ainsi d’une discrimination violente, confirmée par plusieurs témoignages et par l’ouvrier lui-même. Me Radius a démontré en épluchant les registres du personnel qu’aucun ouvrier portant un nom à consonance maghrébine n’avait rejoint la production entre 2012 et 2020, parmi les 271 recrutés en CDI. Le jugement de Saverne ne produit pas de preuve contraire. L’entreprise a cité les deux délégués syndicaux CFDT et FO, qui la défendent en assurant n’avoir jamais eu connaissance de faits de discrimination.

    « Ali », ce surnom qu’on lui a donné, « c’était peut-être plus facile pour eux », a confié M. Mekaoui au Monde. Pendant près de trente ans, il a témoigné avoir essuyé un racisme ordinaire, fortement ancré, parmi ses camarades alsaciens. A qui il n’en veut pas, pourtant. « “Sale Arabe”, il faut que tu l’acceptes, explique-t-il. Je n’aurais rien gagné à me battre, et eux, ils auraient applaudi de me voir partir. On me disait que j’étais le plus intelligent des Arabes parce que je riais de tout ça. »

    Dans ce cadre, l’ouvrier, né à Berlin en 1959 d’un père militaire français, a vite appris à se taire. « On m’a conseillé de ne pas réclamer pour ne pas être viré. Quand les intérimaires montaient au syndicat pour ouvrir leur gueule, ils n’étaient plus là la semaine suivante. » La CGT a confirmé la difficulté : « Nous avons toujours proposé aux précaires de monter un dossier aux prud’hommes, mais ils refusaient par peur de perdre leur CDD ou leur mission d’intérim. »
    https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2022/02/01/les-prud-hommes-deboutent-ali-l-ouvrier-de-kronenbourg-aux-177-contrats-prec

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